L’art chorégraphique met en scène le corps, donc le genre. La danse contemporaine pense la recherche de libertés, de nouvelles perspectives et de définitions de soi. Il est alors légitime d’en étudier son féminisme potentiel et réel. Si la naissance de la danse moderne se situe à l’orée du XXe siècle, les années 1960 et 1970 engagent un renouveau où le rôle des femmes est à nouveau majeur. À partir de 1968 la question est d’autant plus pressante qu’elle est porteuse d’utopies dans un contexte social où se recomposent les mouvements féministes. Leurs revendications se cristallisent sur le corps des femmes, leurs droits et possibilités d’en disposer. Selon les propos de la chercheuse, danseuse et chorégraphe Hélène Marquié, «historiquement, la danse se révèle un indicateur des changements à venir. Elle ne fait pas que refléter le social, mais contribue à créer les corps, et les discours des/sur les corps » qui deviennent des corps en jeu – enjeux . Nous étudierons son évolution au prisme du genre et du féminisme jusqu’à nos jours et contribuerons à poursuivre une étude historique qui s’est encore peu penchée sur l’époque contemporaine en France .
La danse ne bénéficie d’un intérêt universitaire que depuis une période récente. La création du Centre National de la Danse (CND) en 1998 contribue à encourager la recherche. En témoigne le colloque Les discours de la danse qui s’interroge sur la méthodologie et propose des « mots-clés » pour la recherche. L’historienne et critique Laurence Louppe y rappelle que l’optique du colloque se situe dans la lignée du rôle des dance studies, peu développées en France. La pratique et la théorie n’y sont encore que très marginalement articulées dans le champ universitaire. Des recherches esthétiques, philosophiques,sociologiques, anthropologiques, mais aussi historiques se développent, bien qu’elles soient encore très peu nombreuses. La France est en retrait par rapport au contexte académique mondial . Il est intéressant de voir qu’aux États-Unis et en Allemagne, où est née la danse moderne, la recherche compte des années d’avance. Pour l’époque contemporaine, elle s’effectue essentiellement en esthétique ou s’applique à l’étude des politiques culturelles. Notre position d’historienne plaide pour un ancrage contextuel indispensable afin de mieux comprendre le développement de la danse contemporaine en interaction avec l’espace social, politique, économique et culturel.
La libération du corps avant 1970
La modern dance et l’expressionnisme allemand ont ouvert les voies d’une expression nouvelle dans des pays vierges de traditions académiques. La danse moderne en France se nourrit de ces courants qui repoussent l’image de la ballerine éthérée. La « danse libre » poursuit, de son côté, une autre stratégie, du côté de l’utopie et de l’essentialisme. Pour l’expression corporelle de l’EPS, une porte s’ouvre sur le travail du corps. Le sujet ne peut être totalement dissocié d’une recherche sur la danse ; nous ne le développons pas, car il mérite à lui seul une étude sur les apports au renouveau du travail du corps. La sphère sportive renverse le questionnement de l’entrée dans un champ masculin et offre une configuration de rencontre intéressante avec la danse. C’est également là que se pense l’expression corporelle . La danse se manifeste dans un premier temps par une pensée, une pratique de l’art, l’approfondissement de techniques plus que par une diffusion de spectacles de grande ampleur. Le réseau de reconnaissance institutionnel est à conquérir autant que les lieux pour la création. La dynamique des pédagogues est incontournable d’un point de vue professionnel. En posant d’emblée la question des femmes artistes à une époque où le travail féminin reste marginal, nous nous posons sur le terrain de l’émancipation des femmes. Si la danse sied à leur sexe, la condition d’artiste reste marginale. La publication du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, en 1949, inaugure une nouvelle forme de pensée, non plus centrée sur les droits politiques mais sur ceux du corps et de la libre disposition de soi. Ainsi en 1956, la Maternité Heureuse, ancêtre du Planning Familial, voit le jour et en 1967 la loi Neuwirth autorise la pilule. Ces revendications donnent lieu à de nouvelles formes d’action. Mai 68 agit comme un accélérateur et un révélateur des changements qui s’opèrent dans la société. La danse est entraînée dans ce mouvement qui suscite des démarches, des essais de construction d’un champ ouvert aux initiatives. Une première période se dessine avec l’installation de pédagogues dans la capitale et soulève l’idée d’un féminisme qui s’ignore. Autour des pédagogies, un réseau d’artistes s’organise. La danse re-pense le corps en dehors de l’institution, des conservatoires. L’ancrage de la discipline est un préalable qui montre une première politisation « par le bas ». Les écoles créées relèvent d’initiatives personnelles et témoignent de la recherche d’une nouvelle écriture, d’une renaissance par une danse incarnée, « vraie ». La danse moderne permet un pas de côté dans un champ dominé par la danse classique. L’espace qui se construit est-il un espace de pensée « underground » susceptible de travailler les questions d’égalité, de dominations ? Peut-on parler de pédagogie féministe à l’œuvre ?
Un féminisme qui s’ignore
La période de 1945 à 1970, qualifiée de « creux de la vague », est un moment de maturation des idées qui jailliront dans les années 1970. « La question des femmes» est bien arrivée sur le devant de la scène à travers la presse et les médias grâce à des femmes journalistes comme Ménie Grégoire ou Éliane Victor ou des écrivaines comme Françoise d’Eaubonne et Christiane Rochefort. La progression de la danse moderne s’inscrit dans cette histoire de la prise en compte de la condition des femmes. Il y a une coïncidence troublante entre le développement d’une danse nouvelle et la dimension de libération des femmes. La danse largement circonscrite à la danse classique met en valeur les femmes en adéquation avec l’image de la féminité héritée du siècle précédent. Les chorégraphes sont alors exclusivement des hommes, ce sont eux les créateurs. Les femmes s’emparent de cette dimension créatrice pour l’ouvrir à la modernité. La génération de l’après-guerre inscrit sa recherche au sein d’une dimension pédagogique qui explicite les processus de création et les raisons, les buts de ces nouvelles expérimentations. La mixité de la danse et l’absence de stratégie séparatiste ne permettent toutefois pas une prise de conscience directe de cette dynamique. Qui sont ces femmes qui établissent les problématiques de la danse ? Dans quelle mesure peut-on parler de danse féministe à leur propos ? Sont-elles pour autant féministes ?
L’héritage allemand et états-unien à Paris
C’est auprès des pionnières des techniques de la danse moderne que les artistes se forment. L’ouverture résulte de l’émergence concomitante d’artistes aux trajectoires différentes. Avoir une éducation artistique, chorégraphique ou musicale dans l’entre-deux guerre peut être un signe d’éducation traditionnelle bourgeoise ou bien celui d’une famille partie prenante du monde de l’art comme c’est le cas pour Françoise Dupuy. La danse étant « l’art de filles », il n’est rien d’exceptionnel à un tel éveil. Cela le devient beaucoup plus quand il s’agit de se professionnaliser. Le fait est d’autant plus remarquable quand il s’accompagne d’études universitaires, ce que poursuit Jacqueline Robinson. Leurs trajectoires sont représentatives d’une intégration réussie et d’un apport personnel à la réflexion sur la danse. Gravitant au sein de l’élite artistique masculine à laquelle appartient sa famille, Françoise Dupuy s’y intègre sans difficulté. L’idée de la conquête d’un champ s’en trouve déplacée, d’autant plus qu’elle poursuit cette voie avec son mari. C’est l’époque où les Compagnons de la danse, compagnie dirigée par Jerome Andrews, voit le jour avec la collaboration de Jacqueline Robinson et Karin Waehner. Le partage d’expérience et la construction collective sont un processus de dé-hiérarchisation. L’introspection et la quête de soi sans entrave sont au cœur de la recherche, par des voies différentes. L’analyse d’une pièce postérieure à cette période, Les Marches (1980) de Karin Waehner, confirme la durabilité de cette quête, « le besoin, l’inspiration à s’élever, se lever pour devenir quelqu’un ». Hommes et femmes sont associés, ensemble, mais seuls, uniques, égaux. La danse moderne réduit la distance entre danseurs et danseuses, les cours sont partagés, le travail en commun prend une ampleur inégalée. La danse adopte une stratégie de la mixité également présente dans le féminisme. Dans les arts, les stratégies de la spécificité s’affirment et perdurent, individuellement comme en groupe. La division sexuée des rôles et la suprématie classique incarnée par les chorégraphes hommes peuvent s’inverser. La danse féministe contredit les schémas de pensée centrés sur l’exclusivité féminine. Le néoclassicisme et la post modern dance tendent à réduire les différences hommes/femmes en particulier par le costume unisexe. Le postmodernisme en tant que courant de pensée féministe développera l’idée du féminin ou du masculin sans attribut de sexe. Bien qu’anachronique, il peut qualifier la danse contemporaine. Elle a la capacité de synthétiser ces deux acceptions. Une sociabilité homosexuelle devient courante, mais le schéma dominant des relations hommes/femmes se maintient néanmoins. La spécificité côtoie la dimension universaliste dans l’expression des artistes.
Des artistes militantes et pédagogues
Les pédagogues définissent des styles voire des techniques, sans créer de «guerres d’école ». Parler de danse féministe revient à exposer une configuration inédite dans la mixité et l’absence de lutte personnelle à mener. Ingeborg Liptay ressent des résistances non pas parce qu’elle est femme mais parce qu’elle se positionne dans un espace artistique. Aussi les sentiments d’oppression en tant que femme, de difficultés à s’exprimer et à être acceptée sontils absents. L’importance inédite des femmes est facilitée par l’idée féminine de la danse. Les femmes investissent un espace de création avec leurs homologues masculins et militent pour l’établissement de leur art, sa reconnaissance pédagogique et institutionnelle.
Karin Waehner est une des premières à recevoir des subventions du ministère de la Culture en 1964. Véritable pionnière, elle introduit la danse moderne à la Schola Cantorum en 1960. Cela fait d’elle la première pédagogue en danse moderne qui soit accueillie par une institution. Elle développe une pédagogie fondée sur le ressenti. Elle n’est pas en lien avec les mouvements féministes qui prônent cette écoute et ce vécu corporel. Elle l’incarne et le porte dans son œuvre, sans le formuler. La danse peut s’envisager comme une expérience féministe qui ne formalise pas cette dimension. Les revendications féministes sont pourtant bien présentes. La création du Planning Familial montre dans l’actualité une préoccupation qui ne fait que croître. Il est difficile d’en mesurer l’influence. La dimension spectaculaire tant dans le sens quantitatif que de modalité d’expression n’est pas encore investie par les militantes féministes. Le lien entre l’art chorégraphique professionnel et son apport dans la vie quotidienne ne se fait pas de manière généralisée et directe. Les rencontres sont des initiatives isolées et ponctuelles. Il n’y a pas de conscientisation de cet idéal de libération, d’écoute et d’affirmation de soi. L’envie de démocratisation est présente. Rompre avec l’élitisme de la danse en est un aspect. L’ouvrir aux garçons en est un autre, et renverse du point de vue du genre le besoin de conquérir un « espace réservé ». Ces derniers sont peu nombreux par rapport aux femmes. Leur proportion augmente pour les chorégraphes. La voie néoclassique est d’ailleurs majoritairement masculine.
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Table des matières
REMERCIEMENTS
PRINCIPAUX SIGLES ET ACRONYMES
SOMMAIRE
INTRODUCTION
VERS UNE DEFINITION DE LA DANSE CONTEMPORAINE
DANSE ET FEMINISME EN CONTEXTE
DES SOURCES RICHES ET MULTIPLES
UNE APPROCHE CHRONOTHEMATIQUE
PREMIERE PARTIE – L’EMERGENCE DE LA DANSE CONTEMPORAINE
CHAPITRE 1 – LA LIBERATION DU CORPS AVANT 1970
CHAPITRE 2 – UNE DANSE « LIBEREE » DANS LES ANNEES 1970
CHAPITRE 3 – UN FAIBLE INTERET DES FEMINISTES POUR LA DANSE
CHAPITRE 4 – QUELLE INFLUENCE DU FEMINISME CHEZ LES CHOREGRAPHES ?
CONCLUSION
DEUXIEME PARTIE – DEPUIS 1981 : PLACES ET REVENDICATIONS DES FEMMES CHOREGRAPHES
CHAPITRE 5 – L’« EXPLOSION » DE LA NDF DES « ANNEES 1980 » ARTICULEE A UN REFLUX FEMINISTE
CHAPITRE 6 – FEMINISTES MALGRE TOUT ? PERMANENCES ET NOUVELLES GENERATIONS
CHAPITRE 7 – LA MINORATION PARADOXALE D’UN ART « FEMININ »
CHAPITRE 8 – DES ANNEES 1990 A 2015 : DOUBLE REGAIN DU FEMINISTE ET DE LA DANSE
CONCLUSION
TROISIEME PARTIE – IDENTITES EN CRISE DEPUIS LES ANNEES 1990
CHAPITRE 9 – LES FEMMES EXACERBENT LA FEMINITE, OUTRANCE FEMINISTE ?
CHAPITRE 10 – LES HOMMES ET LA MASCULINITE EN CRISE
CHAPITRE 11 – PERFORMANCES TRANSGENRES
CHAPITRE 12 – ALTERITE CULTURELLE ET GENRE
CHAPITRE 13 – LA MEMOIRE DE LA DANSE CONTEMPORAINE : UN ENJEU FEMINISTE
CONCLUSION
CONCLUSION GENERALE
SOURCES
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
INDEX DES TABLES
INDEX DES CHOREGRAPHES, DANSEURS ET DANSEUSES
TABLE DES MATIERES
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