Qu’est-ce que la compréhension ?
Au sens étymologique, comprendre vient du latin classique comprehendere (composé de cum « avec » et prehendere « prendre, saisir ») littéralement « saisir ensemble, embrasser quelque chose, entourer quelque chose. » (CNRTL : Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). Du latin populaire comprendere se traduit par « prendre ensemble ». Comprendre signifie donc faire des liens, mettre ensemble, faire une représentation mentale. La compréhension n’est pas une suite d’identifications de mots mais résulte d’un processus mental complexe. Au cycle 2, les élèves vont apprendre à comprendre des textes, apprentissage complexe qui suppose la construction d’habiletés spécifiques : de décodage, de capacité à construire une représentation de la situation décrite par le texte au fur et à mesure que se déroule la lecture, de contrôle de sa compréhension. (Document d’accompagnement Eduscol 2016) Beltrami, Quet, Remond et Ruffier mettent également en avant que « le déchiffrage et la reconnaissance de mots ne conduisent pas nécessairement à une réception correcte du message » (2014 : 23). Ces mêmes auteurs continuent en ce sens : « une fois réglés les traitements de bas niveaux (le décodage en fait partie), le lecteur doit conduire et contrôler des opérations plus coûteuses » (2014 :32). Le lecteur doit construire une représentation mentale cohérente du contenu, être capable de créer des liens entre les mots, entre les phrases. Cette construction implique de nombreuses compétences dont le lecteur ne soupçonne souvent pas l’existence. C’est un apprentissage qui se fait tout au long d’une vie et qui s’automatise chez le lecteur expert. Mais comment aider ces jeunes lecteurs dans ce processus complexe qu’est la compréhension ? Comprendre un texte, est non seulement décoder les mots mais surtout mettre en œuvre des stratégies pour accéder aux informations implicites et construire une représentation cohérente
Qu’est-ce que l’implicite ?
L’implicite est présent partout dans notre société, que ce soit dans les publicités, dans les images que nous voyons, dans les discours ou dans les sous-entendus que nous disons à l’oral et bien sûr dans les textes littéraires. D’après la définition du CNRTL l’implicite signifie « qui, sans être énoncé expressément, est virtuellement contenu dans un raisonnement ou une conduite. » Il correspond à ce qui n’est pas dit ouvertement, et donc qui n’est pas visible directement dans le texte. À l’inverse, l’explicite renvoie à quelque chose de « nettement et complètement formulée, sans aucun doute possible. » Dans les programmes, la compréhension de l’implicite est la « capacité de l’élève à comprendre des informations qui ne sont pas clairement exprimées dans le texte ». Il est également cité comme un problème relevé chez les élèves que « certains ont des difficultés à dégager des informations lorsqu’elles sont implicites. ». L’élève doit donc construire de nouvelles informations, autrement dit faire des inférences en créant des liens entre le texte et ses connaissances. Il est établi deux types d’inférences :
• Les inférences de liaisons (ou intra textuelles) : l’élève doit établir un lien entre les mots pour créer un fil conducteur destiné à assurer la cohérence du texte. Ce sont des inférences nécessaires et obligatoires telles que les anaphores, les connecteurs…
• Les inférences élaboratives ou interprétatives (ou extra textuelle) : l’élève doit trouver un lien entre le texte et sa connaissance du monde et des écrits. Ces inférences font appel à une interprétation plus globale. Elles créent de nouvelles informations à partir des données du texte et des connaissances du lecteur. Elles permettent aussi de construire une interprétation plus satisfaisante. Ces inférences peuvent être déclinées en deux types :
o Les inférences logiques (inférences intra-textuelles) qui reposent sur le raisonnement et la déduction à partir d’informations partiellement présentes dans le texte.
o Les inférences pragmatiques (inférences extratextuelles) qui résultent du rapprochement d’un élément du texte avec ses propres connaissances.
Il arrive qu’un auteur, pour des raisons stylistiques et esthétiques, laisse sciemment des blancs que nous devons combler. Le lecteur doit découvrir ce qui est sous-entendu par les différents indices laissés dans le texte par l’auteur. C’est par ce jeu de coopération et d’interprétation qu’il est possible d’accéder au sens du texte. (Umberto Eco, Lector in fabula 1979/1985).
Un enseignement explicite de la compréhension par le débat ?
Les programmes de 2018 mettent l’accent sur la compréhension et sur son enseignement explicite : « la compréhension est finalité de toute lecture […] Les démarches et stratégies permettant la compréhension des textes sont enseignées explicitement » (p12). Cet ajustement récent appuie selon moi l’idée que le cheminement et les stratégies de compréhension doivent être rendus visibles pour (et par) les élèves. Les instructions officielles encouragent les enseignants à aménager des temps d’apprentissage spécifiques pour la compréhension. Or, dans leurs recherches, Beltrami et al. déplorent que « les stratégies qui permettent d’aller vers la compréhension ne sont ni explicitées, ni travaillées » (2004 : 14). La compréhension doit donc être travaillée de manière explicite avec l’aide du professeur et des pairs afin que chacun s’arme de stratégies. Mon but est que tous les élèves surmontent leurs difficultés de compréhension et accèdent à l’implicite grâce aux échanges par le débat. Pour atteindre ces objectifs, il est nécessaire de s’interroger aussi bien sur les modalités d’apprentissage de l’élève que sur les gestes professionnels de l’enseignant.
Le débat interprétatif comme piste didactique
Le dispositif didactique du DI est introduit dans les documents d’accompagnement des programmes de l’école primaire en 2002. Ce dispositif est proposé afin de développer les compétences de lecture littéraire qui vont s’accroître tout au long du cycle. « Il suppose la mise en œuvre de situations dédiées au sein de la classe, fondées sur le guidage de l’enseignant et les interactions avec les pairs » (Lecture et compréhension de l’écrit, 2016 : p1). Il s’inscrit dans la lignée des recherches qui se sont développées en didactique de la littérature. La pratique du DI est justifiée par le fait que le sens d’un texte se construit dans la relation entre ce texte et un ou plusieurs lecteurs. La classe est un lieu où émergent et se confrontent différents points de vue, où se construisent différentes interprétations à partir de la lecture commune d’un texte. Contrairement aux textes fonctionnels, le texte littéraire n’a rarement qu’un seul sens. L’œuvre, ou certains de ses passages, peuvent être compris et interprétés différemment comme nous l’avons vu précédemment selon l’expérience du lecteur (ses repères culturels ou ses connaissances encyclopédiques). Chaque lecture est singulière, (r)appelle des émotions, évoque des connaissances, une histoire personnelle. Le débat mobilise, dans l’interaction, différentes postures de lecture. Par exemple, en ce qui concerne les fables, l’action est le plus souvent identifiable (le renard attrape le fromage, la fourmi renvoie la cigale…), mais les interprétations peuvent être fort différentes en ce qui concerne la « morale » ou le sens de la fable. On peut supposer qu’avec des échanges sur les interprétations de chacun, vont se construire des réponses nouvelles par imprégnation mais aussi des stratégies de compréhension et surtout, des représentations plus adaptées du texte et de la lecture. Les caractéristiques de la lecture littéraire sont précisément d’accepter qu’il n’y ait pas de réponse univoque à certaines questions posées par le texte et de pouvoir en proposer une interprétation que l’on pourra défendre mais aussi la faire évoluer lors d’échanges organisés. Bien entendu, le débat lui même doit être régulé et les propositions argumentées, justifiées et respectueuses des « droits du texte » (Umberto Eco) pour éviter toutes sur interprétations et propositions aberrantes. Il est important de rappeler que quel que soit le niveau du débat, la formulation de justifications reste un objectif essentiel du débat.
Les gestes professionnels spécifiques de l’enseignant
Dans sa conduite de la classe, l’enseignant doit maîtriser des gestes professionnels complexes, il doit structurer son enseignement, guider, s’adapter tout en gardant un climat de classe bienveillant. « Les interventions langagières de l’enseignant ne consistent pas seulement à réguler les échanges » comme nous l’explique les recherches de Beltrami et al. (2004 : 18). Le rôle de l’enseignant est bien plus qu’un simple régulateur de parole. De nombreuses compétences lui incombent pour favoriser l’interaction et accompagner le raisonnement des élèves, compétences que l’on retrouve chez les maîtres expérimentés. L’enseignant devra être le médiateur du débat afin que les échanges se passent bien, il doit guider et apporter un dynamisme aux échanges, relancer le débat si la question de départ est insuffisante pour l’alimenter, et enfin il doit rechercher les « conflits interprétatifs […] parce qu’ils favorisent l’argumentation et la recherche collective des justifications » (2004 :17). Dans leurs travaux de recherche (les gestes professionnels spécifiques de l’enseignant dans le débat interprétatif, 2008), Chabanne, Desault, Dupuy et Aigoin analysent les actions centrales que doit mener l’enseignant pour aider l’élève à comprendre un texte littéraire. Ces chercheurs proposent un modèle qui insiste sur l’importance des gestes d’ajustement. Ils s’intéressent particulièrement à trois dimensions : étayage, tissage, et pilotage. Grâce à mes lectures, j’ai tenté de rassembler un consensus des idées les plus importantes pour me rapprocher de la posture d’un maître expérimenté.
– L’amorçage (Chabanne, 2008 : 85) : il a une fonction initiative, permet d’ouvrir l’échange et poser un thème. L’amorçage est précieux mais difficile à initier. Il est pourtant essentiel pour enclencher le débat parce que les élèves ne sont pas toujours capables de mesurer ce qui est en jeu dans les échanges. On pourra s’aider de modèles de question tel que : « Alors qu’avez-vous pensé de ce texte ? – Alors je voudrais vous demander quelles questions vous pose ce texte ? Quelle question vous préoccupe ? » Si l’amorçage n’est pas réussi, une partie du débat s’enlise.
– Relecture et rumination (Chabanne, 2008 : 42) : L’enseignant doit savoir quand et comment faire relire, un geste d’ajustement qui permet de relancer le débat : « Relire le texte, c’est souvent recentrer l’attention, réorienter l’analyse, déplacer un état du débat, lever une hésitation, ou au contraire recréer de l’interrogation ». Chabane parle aussi de « geste de pointage » (2008 : 65), en s’appuyant sur un élément précis d’un texte, on peut rouvrir le débat.
– La monstration (Chabanne, 2008 : 90) : « La problématique est toujours la même : jusqu’où l’enseignant peut… enseigner, dans le sens où il montre en action comment faire ». Comment ne pas rentrer dans un monologue brillant de l’enseignant captant toute l’activité devant les élèves admiratifs ou assoupis ? L’enseignant expérimenté doit faire alterner la (dé)monstration et le moment où il donne la main. On est très précisément dans le cadre de l’étayage, et au cœur de la tension entre transmettre et faire construire.
– le se risquer (Chabanne, 2008 : 95) : c’est surement la compétence la plus difficile dans la gestion du débat. Du point de vue de l’élève, il est fondamental pour un apprenant de se risquer comme « le nageur qui quitte le bord ». « Symétriquement, l’enseignant doit lui aussi se risquer, ne serait-ce qu’en écoutant attentivement toute proposition avec une égale exigence et attention ». Il doit rester ouvert et ne refuse pas les propositions erronées des élèves qui serviront de base à la confrontation des élèves, mais n’acquiesce pas tout de suite à une réponse correcte ce qui permet une plus grande ouverture à l’émission d’hypothèses. De même l’enseignant ne doit pas proposer de solution aux problèmes qui se posent mais renvoie les questions à la classe.
– La justification permanente : Il demande aux élèves de justifier leur réponse, leur affirmation, ce qui induit inévitablement à un retour au texte, une relecture d’un passage et permet de mettre en relation les indices parsemés dans le texte. Ce travail est profitable à l’ensemble de la classe car celui qui argumente co-construit une explication visible pour le lecteur qui n’aurait pas relevé le sens. Ceux qui n’arrivent pas à le faire seul, réussissent avec l’aide des autres. L’enseignant veille à « la nécessité de fonder l’interprétation, si personnelle soit-elle, sur des indices objectifs, acceptables de tous » (Beltrami, 2004 : 26). Pour conclure, « le débat exige donc de l’enseignant beaucoup de souplesse et de réceptivité. » (Beltrami, 2004 : 28). Les modalités de débat sont délicates car elles reposent sur les réactions des élèves qui ne sont pas toujours prévisibles. L’enseignant doit avoir un juste étayage pour aider les élèves à construire des connaissances. Enfin, afin d’anticiper au mieux le débat, il doit avoir une connaissance approfondie des problèmes de compréhension que va poser le texte
Un enrôlement important
Le premier extrait de l’album fut décisif pour intéresser les élèves et développer leur horizon d’attente. La première scène effrayante a retenu toute l’attention des élèves d’autant plus qu’elle a été lue par l’enseignant (et donc théâtralisée) : Extrait : « Nos enfants sont minuscules ! hurle le roi Grandissime en arrachant les poils de sa barbe touffue. De quoi avons-nous l’air ? Nous sommes des géants ridicules ! » Les élèves ont été marqués par l’agressivité des parents. Les enfants ont bien relevé les informations littérales sur les caractéristiques des parents (« brûlent de colère et de fureur, menaçants comme des chiens méchants, grognent, grondent… »). Mais l’agressivité des parents qui ressort n’est pas toujours volontaire : les parents ont des soucis et n’ont pas beaucoup de temps pour s’occuper de leurs enfants. C’est là toute la particularité de l’œuvre littéraire, elle a une voix particulière, c’est la parole de quelqu’un. Avant d’être une information, elle fait partager une émotion : elle s’indigne, elle compatit, elle émeut. La place de l’affect a permis aux élèves de s’identifier facilement et d’être accrochés tout de suite par l’histoire.
Observations et difficultés : émettre des hypothèses
La première partie du débat a consisté à émettre des hypothèses sur la suite de l’histoire avec les premiers indices laissés dans le texte. J’avais demandé aux élèves de souligner pendant leur lecture les mots importants dans ce passage. Je n’avais pas suffisamment anticipé les problèmes de compréhension liés au lexique comme « tyrannique, pacte …». J’ai donc profité du débat pour régler des problèmes de compréhension littérale. Ma question de départ était : « que va-t-il se passer ensuite ? » L’erreur a été d’interroger en premier un bon « compreneur » qui a livré tout de suite la bonne réponse « Le lion ne va pas être content qu’il y ait un rival ». Cependant l’attention de ma classe n’était pas au maximum à ce moment-là j’ai donc vite rappelé les règles du débat sur l’écoute, le droit d’émettre des hypothèses, le droit d’être d’accord, pas d’accord en justifiant. Les élèves ont eu du mal à comprendre au départ que le lièvre était en train d’user d’un stratagème : « Peut-être que le lion va se mettre à courir vers le lièvre et le chasser » J’ai dû étayer par un « geste de pointage » (Chabanne, 2008) pour orienter le débat. En effet, les élèves devaient être très attentifs, il ne fallait négliger aucun mot : seul les mots « lièvre rusé » et « l’air fatigué » souligne que le lièvre a une intention, que ces paroles sont dans le but de tromper le lion. En insistant donc sur ces mots, le débat s’est orienté vers une meilleure interprétation : « Peut-être que le lièvre a dit ça pour énerver le lion ? Peut-être que le lièvre veut montrer au lion que ce n’est pas lui le plus fort- Peut-être que le lièvre il est rusé, qu’il veut l’emmener dans un piège » (cf. annexe 17). Suite au débat, les dessins réalisés par les élèves avec les bulles des personnages m’ont permis d’évaluer leur bonne interprétation du conte (cf. annexe 18).
|
Table des matières
Introduction
Partie 1 : éléments théoriques
1. Comprendre et interpréter
Qu’est-ce que la compréhension ?
Qu’est-ce que l’implicite ?
Interpréter
2. Compétences nécessaires à la compréhension
Que disent les programmes de français ?
Quelles compétences nécessaires pour la compréhension ?
Un lecteur actif
3. Le débat interprétatif
Un enseignement explicite de la compréhension par le débat ?
Le débat interprétatif comme piste didactique
Les échanges entre pairs
Les gestes professionnels spécifiques de l’enseignant
4.Questionnements et problématiques
Partie 2 : Expérimentation et méthodologie
Les choix d’expérimentation
Les dispositifs
Séance Type
Le choix du corpus
L’album « Enfants de géants » de Béatrice Déru-Renard
Les Fables
Partie 3 : Procédures et observations
Enfants de géants avec la méthode pas à pas
Un enrôlement important
Des écrits de travail variés
Le débat interprétatif sur les personnages
Ésope : Le chevreau et le loup – le chien et le loup – la cigale et le renard
Observations et difficultés : La gestion du débat
La lecture en réseau pour comprendre les intentions des personnages
Le lion et le vieux lièvre
La méthode Visibiléo
Observations et difficultés : émettre des hypothèses
Le chien et le loup : vers une ouverture au débat philosophique
Partie 4 : Résultat et analyse
Résultat du questionnaire « élève »
La réponse à ma problématique
Les difficultés constatées et limites
Le juste étayage
Difficile d’expliciter les stratégies du lecteur expert
La question de l’évaluation
Groupe restreint
Bilan : piste d’amélioration et prolongement
Poser des questions plus ouvertes
Faire élaborer des questions par les élèves
Un travail sur le lexique
Une plus grande ouverture au DI
Conclusion
Bibliographie
Annexes
Télécharger le rapport complet