PAR : Claude Martin-Rainaudย
Lโexpรฉrience du phรฉnomรจne de la camera obscura
ย ย Lโexpรฉrience du Regard de la chambre commence dans le regard que le nouveau-nรฉ apprend ร porter sur le monde. Dรจs quโil commence ร ouvrir les yeux, progressivement, au cours des premiรจres semaines, sโรฉtablit en lui un premier apprentissage de la perception visuelle, prรฉalable ร celui de lโespace de sa chambre. Le flou se dissipe peu ร peu car le cristallin de son ลil apprend ร accommoder peu ร peu, sa vision se dรฉveloppe. Il regarde, fixe, distingue et dรฉcouvre ce qui est assez proche de lui. Peu ร peu se structurent les processus de ยซfixation des traces mnรฉsiquesยป, ce qui devient sa mรฉmoire. Selon Piaget, les apprentissages se construisent ร travers des actions-rรฉflexes qui vont, par rรฉpรฉtition, devenir des actions intentionnelles. Lโenfant scrute avec ce qui semble un dรฉsir dโinteraction, avec vivacitรฉ, les visages qui se rapprochent de lui mais, quand elle se prรฉsente dans son champ visuel, il privilรฉgie immรฉdiatement sa mรจre. Celle quโil connaรฎt dรฉjร de lโintรฉrieur, depuis son sรฉjour intra-utรฉrin, par la musique de sa voix, quโil reconnaรฎt. A-t-il encore cette musique en lui? Il avait aussi une connaissance du contact avec sa mรจre, de lโintรฉrieur de cet habitat premier dans lequel il baignait en symbiose, comme en apesanteur. Mais aujourdโhui il expรฉrimente la prise de lโextรฉrieur. Il va la toucher โmain-tenantโ, la saisir si fortement avec ses petits doigts, la palper, la regarder, en dรฉcouvrir lโodeur, la sentir, la renifler. La sucer aussi avec voracitรฉ pour en dรฉcouvrir le goรปt, la savourer, la mordre et la tรฉter, pour enfin sโen nourrir par lร mรชme apprendre ร la connaรฎtre du dehors. Maintenant il est dans ce monde-hors-dโelle, quโil ne pouvait prรฉvoir, mais oรน il est apparu. Regardons les yeux du nouveau-nรฉ, ils sont dโune apparence parfaite, mais leurs diffรฉrents รฉlรฉments doivent encore รฉvoluer et leurs capacitรฉs visuelles encore se dรฉvelopper. Au cours de sa croissance intra-utรฉrine, lโลil acquiert tous les รฉlรฉments nรฉcessaires au dรฉveloppement du systรจme visuel, suivant le programme gรฉnรฉtique de lโindividu. ร la naissance, la capacitรฉ rรฉceptrice de la zone pรฉriphรฉrique de la rรฉtine est plus dรฉveloppรฉe que celle de la fovรฉa, au centre. Au cours de lโapprentissage de la vision cette rรฉgion devient la zone de plus grande acuitรฉ pour la discrimination des couleurs et des formes. Ce nโest quโaprรจs la naissance que lโapprentissage de la vision se concrรฉtise. Cependant, dans la matrice de sa mรจre, lโenfant distingue dรฉjร les variations dโintensitรฉ de la lumiรจre qui par moment peut illuminer son espace dโordinaire obscur. Quelques mois plus tard, il porte son regard sur sa mรจre, il la distingue, il lui sourit et lโinterroge du regard. Son systรจme visuel sโest dรฉveloppรฉ progressivement en amplitude. Il apprend maintenant ร porter son attention en avant, en haut, en bas, sur les cรดtรฉs, ร connaรฎtre ce nouvel espace qui sโouvre ร lui. Espace de sa chambre quโil dรฉcouvre ensuite, au grรฉ de ses premiers dรฉplacements et quโil comprend graduellement. Le long apprentissage du regard de la chambre de ses yeux et de son cerveau (intention, ouverture, interaction) sโaccomplira au cours de ses premiรจres annรฉes dans des jeux dโaventure, dโexpรฉrience, dโexploration et dโexpรฉrimentation qui ouvrent progressivement lโaccรจs ร la connaissance. Mais revenons au dรฉbut. Sa mรจre a portรฉ lโenfant en sa matrice oรน il a commencรฉ ร sentir et ร percevoir le monde extรฉrieur ร travers elle. Puis, il a รฉtรฉ รฉjectรฉ dans un flux de sang et de liquides placentaires, au cours dโune scรจne inaugurale รฉprouvante et vraisemblablement dramatique, sinon traumatique. Cette scรจne il la garde enfouie en lui, inconsciente, car bien que vรฉcue, il nโa pas les moyens de comprendre ce qui a eu lieu. Immรฉdiatement lโair sโest engouffrรฉ dans ses poumons, aussitรดt quโil a pu, il a criรฉ en apparaissant dans le ยซregard de la chambreยป sans rien voir, sinon percevoir plus de lumiรจre. Voilร quโil ouvre les yeux et quโil regarde sa mรจre quelques jours plus tard. Il dรฉcouvre cet รชtre avec lequel il entretient sans le savoir une relation affective ininterrompue et nourriciรจre, vitale depuis le dรฉbut de sa genรจse. Une relation de plaisir sโinstaure maintenant dans lโallaitement. Les regards รฉchangรฉs sont porteurs des รฉmotions premiรจres qui marquent lโenfant et tout son รชtre pour toujours, autant que ses parents. Ces billes humides, brillantes, cristallines, mobiles et expressives, dont lโiris est si dรฉlicatement colorรฉ et dรฉcorรฉ de dessins complexes, rรฉvรจlent dรฉjร une gamme de sentiments pleins dโรฉmotions. Ces รฉchanges de regards sont des moments de fascination pour les parents, comme pour lโenfant qui suit et scrute dรฉjร les yeux de ses gรฉniteurs et semble y chercher des sentiments et en jouir dรฉjร . Progressivement il dรฉcouvre les formes et les couleurs de lโespace autour de lui, les lumiรจres, les ombres, les objets et les images auxquelles il sโhabitue et qui vont lโhabiter.
Lโexpรฉrience fortuite du phรฉnomรจne de la camera obscura
ย ย Lโhabitation de lโhomme est le lieu de son ยซรชtre-lร ยป. Nous avons vu ร quel point la chambre de lโenfant est importante dans sa naissance au monde et dans sa connaissance du monde. Sa chambre est le lieu de la construction de son regard, de lโรฉveil de sa sensibilitรฉ et de son attention, de son esprit et de sa conscience. Cโest aussi le lieu de son apprentissage de lโespace et de la sociabilitรฉ. Le lieu de cette expรฉrience va installer une relation รฉtroite et indรฉfectible entre lโhabitant et les limites de son habitation. Inconsciemment, lโadolescent, puis lโadulte habille et meuble son habitat pour le rendre compatible avec lโimage de son โmoiโ. Cโest lร que son habitus sโรฉpanouit, quโil accumule ses biens, ses objets, les habits dont il se pare pour รชtre et paraรฎtre et dans lesquels il laisse sa trace et ses odeurs. Cโest lร quโil satisfait ses besoins les plus essentiels, quโil mange, quโil a une activitรฉ sexuelle, dort et rรชve. Comme dans les recoins dโun ยซรฉdifice de mรฉmoireยป oรน les anciens dรฉposaient les morceaux de poรจmes ou de discours dont ils voulaient se souvenir, il range lร le fruit de sa quรชte quotidienne. Ce quโon lui a offert, ce quโil a trouvรฉ et ce quโil a acquis. Ce quโil va รฉventuellement partager avec sa famille, ce qui fait partie de lui maintenant et dont il ne veut ni ne peut se sรฉparer. Dans Paris capitale du XIXe siรจcle, Walter Benjamin รฉcrit: Lโintรฉrieur est non seulement lโunivers, mais aussi lโรฉtui de lโhomme privรฉ. Habiter signifie laisser des traces. Dans lโintรฉrieur lโaccent est mis sur elles. On imagine en masse des housses et des taies, des gaines et des รฉtuis, oรน les objets dโusage quotidien impriment leur trace. Elles aussi, les traces de son habitant sโimpriment sur son intรฉrieur. Dans son habitat lโhomme est protรฉgรฉ. Au sein de son monde il se sent en sรฉcuritรฉ, rien de mauvais ne peut lui arriver, sauf lโincursion des bruits du voisinage ou de la rue. Il peut regarder le paysage extรฉrieur ร sa fenรชtre en toute tranquillitรฉ. Que va-t-il penser si un jour il dรฉcouvre que le phรฉnomรจne de la camera obscura a pris possession de son intรฉrieur? Quand ce sujet est รฉvoquรฉ au cours de conversations, il nโest pas rare de voir des souvenirs remonter ร la conscience. Certains enfants couchรฉs pour la sieste en รฉtรฉ, cherchant le sommeil, ou le refusant, ont pu observer lโimage renversรฉe qui se projette, sโรฉtire et se plie dans lโangle du plafond et des murs de leur chambre. Ils voient les arbres situรฉs ร lโextรฉrieur agitent leurs branches et leurs feuilles dans le vent; les parents, en bas, sur la terrasse, dans leur intimitรฉ et les oiseaux qui traversent le ciel. Dโautres ont vu la maison dโen face, les vรฉhicules se dรฉplacer et les passants dรฉfiler sur le mur du fond de la grange dans laquelle ils ont รฉtรฉ enfermรฉs en punition, ou dans laquelle ils se sont cachรฉs avec leurs camarades de jeux. Certains peuvent en tรฉmoigner aussitรดt sans รชtre pris au sรฉrieux par les adultes, ou des annรฉes plus tard lors dโun รฉchange dโexpรฉrience avec un autre, partageant une grande sympathie, une certaine jouissance ou un sentiment dโeffroi. La plupart ne pourront pas en tรฉmoigner du toutย car cette expรฉrience leur aura รฉtรฉ โinvisibleโ, ou vรฉcue dans un contexte traumatique et aura รฉtรฉ refoulรฉe. Comme nous lโavons dit, la manifestation du phรฉnomรจne de la camera obscura nโapparaรฎt clairement que si le soleil brille dehors et contraste avec lโobscuritรฉ qui domine ร lโintรฉrieur. Lโapparition que nous envisageons ici est naturelle et avant tout fortuite, inopinรฉe et peut surgir en nโimporte quel lieu propice au cours de lโenfance ou dans la vie de lโadulte, sans quโil en soit informรฉ, ร partir du moment oรน son regard est assez exercรฉ et attentif pour le distinguer. Les entretiens informels que nous avons pu mener au sujet de lโapparition fortuite du phรฉnomรจne de la camera obscura nous permettent dโestimer que, parmi les personnes interrogรฉes, la frรฉquence de la perception consciente de cette apparition est trรจs variable. Une grande majoritรฉ nโen a jamais vu, certains en ont vu une fois et quelques uns lโont vu plusieurs fois. Il est รฉvidemment possible que, davantage que lโadulte, lโenfant soit plus curieux et mieux disposรฉ dans son attitude naturelle de dรฉcouverte du monde pour percevoir ce phรฉnomรจne. Cet enfant qui apprend ร domestiquer ses peurs de lโobscuritรฉ oรน naissent ses rรชves et ses cauchemars se trouve plus frรฉquemment dans โsaโ chambre obscure au repos, en plein jour. Son regard est attentif, en phase dโapprentissage, ร la dรฉcouverte du monde visuel. Dans cette obscuritรฉ, se mรชlent les images de lโendormissement, avec celles contemplรฉes au rรฉveil et celles rรชvรฉes dans le sommeil. Elles sont associรฉes avec des images mentales, des reprรฉsentations qui leur correspondent, ou qui surgissent de lโimaginaire. Visions entre rรชve et rรฉalitรฉ qui participent aux jeux, aux dรฉcouvertes, aux peurs ou aux angoisses de la nuit. La clinicienne Lyliane Nemet-Pier nous introduit au cลur de lโunivers nocturne de lโenfant: La peur de la nuit, la peur du noir, la peur de sโendormir, la peur de faire des cauchemars, la peur de ne pas se rรฉveiller, autant de peurs qui peuvent nous habiter enfant et nous poursuivre toute notre vie. Des peurs que lโHomme connaรฎt depuis des millรฉnaires et avec lesquelles il se bat et se dรฉbat, parfois sans relรขche. La nuit, lieu de crainte ou dโeffroi. [โฆ] La peur du noir apparaรฎt chez le petit enfant, autour de sa deuxiรจme annรฉe jusquโร environ six ans, la pรฉriode ลdipienne, quand il subodore que ses parents ont une relation tendre dont il est exclu. [โฆ] Il projette sur lโรฉcran noir de la nuit, ses monstres intรฉrieurs (la flambรฉe des pulsions, la lutte intense menรฉe entre ses dรฉsirs et les interdits) et sรฉcrรจte des monstres qui vont le chรขtier. Un vรฉritable univers persรฉcutoire effrayant surgit en raison des orages pulsionnels quโil est loin de dominer. Mais si les images de la camera obscura peuvent voisiner dans lโimaginaire avec ces images mentales nocturnes en ce quโelles apparaissent toutes dans lโobscuritรฉ, les premiรจres ne peuvent avoir lieu la nuit oรน seuls se manifestent rรชves ou hallucinations. Si toutes deux sont des images, objets de notre attention et de notre rรฉflexion, elles ne sont pas de la mรชme essence. ร lโorigine, les premiรจres sont optiques et deviennent mentales, les secondes sont et demeurent mentales. Pourtant, malgrรฉ ces diffรฉrences, images de la camera obscura et images de la nuit provoquent toutes deux dans notre ressenti une sensation dโโinquiรฉtante รฉtrangetรฉโ. Sโil y est sensible, lโindividu qui perรงoit le phรฉnomรจne de la camera obscura peut se poser la question du pourquoi de sa prรฉsence et du comment de son apparition. Le dรฉchiffrage de cette apparition, sa lecture et sa comprรฉhension, sa vision peuvent rester inexpliquรฉs, incomprรฉhensibles, cโest-ร -dire invisibles, ou refoulรฉs. Quand elle est vue et comprise, lโapparition du phรฉnomรจne de la camera obscura participe ร lโapprentissage de lโobscuritรฉ. Cette image sera confrontรฉe ou associรฉe aux questions qui peuplent dรฉjร les zones dโombre รฉnigmatiques qui sont la source potentielle dโexpรฉriences traumatiques. Cette confrontation participera ร la construction du psychisme de lโenfant. Tous les individus ne sont pas exposรฉs au phรฉnomรจne de la camera obscura ou, parmi ceux qui y sont exposรฉs, beaucoup ne le perรงoivent pas. Comme nous lโavons dit, le phรฉnomรจne se manifeste naturellement dans certaines conditions bien dรฉfinies qui relรจvent dโabord de lโoptique gรฉomรฉtrique. Il suffit que les conditions nรฉcessaires soient rรฉunies pour que le phรฉnomรจne apparaisse. Cโest une expรฉrience impressionnante que de se trouver confrontรฉ pour la premiรจre fois, de maniรจre fortuite, avec lโapparition de ce phรฉnomรจne dans un lieu obscur oรน lโon peut se trouver par hasard, ou mรชme contre son grรฉ. Gรฉnรฉralement cette vision laisse un souvenir marquant chez lโenfant, lโadolescent ou lโadulte qui sโy trouve confrontรฉ soudainement. Souvenir รฉmerveillรฉ dโune apparition soudaine, semblable ร un rรชve, ร une illusion, mais parfois teintรฉ de peurs, ou dโune angoisse plus lourde. Lโapparition fortuite du phรฉnomรจne de la camera obscura peut-elle rรฉellement provoquer chez lโobservateur ce sentiment dโยซinquiรฉtante รฉtrangetรฉยป dont parle la psychanalyse? Ce concept dโโUnheimlichโ a dโabord รฉtรฉ identifiรฉ par Ernst Jentsch dans son article intitulรฉ ร propos de la psychologie de lโ โinquiรฉtante รฉtrangetรฉโ1 dans lequel il nous dit: Il est [โฆ] comprรฉhensible quโร lโassociation psychique ยซancien-connu-familierยป corresponde un corrรฉlat ยซnouveau-รฉtranger-hostileยป. Dans ce dernier cas, lโapparition de sensations dโinsรฉcuritรฉ est toute naturelle et le manque dโorientation peut facilement se teinter de la nuance dโinquiรฉtante รฉtrangetรฉ. Lโirruption soudaine dans lโenvironnement familier de cette image qui enveloppe et renverse le dehors dans le dedans provoque une perte de repรจres, comme un malaise, qui ressemble โรฉtrangementโ ร ces sensations dโยซinquiรฉtante รฉtrangetรฉยป. Considรฉrant lโรฉtude de Jentsch ยซsubstantielle mais non exhaustiveยป, Sigmund Freud reprend ce concept ร son compte dans son essai intitulรฉ Lโinquiรฉtante รฉtrangetรฉ, en allemand Unheimlich, publiรฉ pour la premiรจre fois en 1919. La traduction du terme Unheimlich en franรงais pose problรจme, de plus cโest un terme trรจs riche en Allemand. Freud se livre dโabord ร une รฉtude lexicographique extensive. Unheimlich est lโantonyme de Heimlisch qui qualifie ce ยซqui fait partie de la maison, familier, non รฉtranger, apprivoisรฉ, cher, intime et engageant.ยป Paradoxalement ยซce qui a un caractรจre de nouveautรฉ peut facilement devenir effrayant et รฉtrangement inquiรฉtantยป. Ainsi il nous invite ร ยซaller au-delร de lโรฉquation โรฉtrangement inquiรฉtantโ รฉgale โnon-familierโยป. Il nous dit aussi que la traduction dans dโautres langues de cet โeffrayantโ fait dรฉfaut. Marie Bonaparte, qui a publiรฉ cet essai en Franรงais la premiรจre en 1933, a traduit Unheimlich par ยซinquiรฉtante รฉtrangetรฉยป. Dans lโintroduction de son รฉdition en 1985, Jean-Bernard Pontalis dรฉfinit lโinquiรฉtante รฉtrangetรฉ comme ยซce qui nโappartient pas ร la maison et qui pourtant y demeureยป. Ainsi caractรฉrisรฉe, la manifestation psychique de ce corrรฉlat de lโinquiรฉtante รฉtrangetรฉ chez lโindividu dรฉfinit parfaitement lโapparition ร lโobservateur du phรฉnomรจne de la camera obscura. En effet, lโintรฉrieur de la maison est habitรฉ en permanence par le dehors qui sโy projette dรฉjร et toujours, en puissance, mรชme sโil nโy est pas toujours apparent, et lorsque nous le dรฉcouvrons, cette intrusion nous โinquiรจte รฉtrangementโ. Voulant apporter une rรฉfรฉrence antรฉrieure et une dรฉfinition quโil veut encore plus pertinente que celle de Jentsch, Freud cite Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling: ยซSerait unheimlich tout ce qui devait rester un secret, dans lโombre, et qui en est sorti.ยป Nous nous sentons ici comme invitรฉs par Freud et Schelling ร identifier plus prรฉcisรฉment encore ce qui dans lโhabitation surgit fortuitement lorsque le phรฉnomรจne de la camera obscura apparaรฎt, rรฉvรฉlant ces aspects ignorรฉs du lieu, comme lโinconscient refoulรฉ de son habitant. Comme lโinconscient qui nous habite, les lieux que nous habitons recรจlent des aspects dont nous nโavons pas conscience. Nous aimons rapprocher la dรฉfinition de Pontalis ยซce qui nโappartient pas ร la maison et qui pourtant y demeureยป et celle de Schelling ยซce qui devait rester un secret, dans lโombre, et qui en est sortiยป. Le second รฉnoncรฉ peut dโailleurs รชtre la consรฉquence du premier. Ce qui est รฉtranger ร notre habitation et qui y figure malgrรฉ nous, surgit parfois de lโombre alors que nous aurions aimรฉ quโil y reste cachรฉ. Car cโest bien cela qui a lieu dans une camera obscura: lโextรฉrieur vient se renverser ร lโintรฉrieur pour sโy rรฉvรฉler et exposer la nature de ce qui y demeure, dans sa beautรฉ et sa vรฉritรฉ. La rencontre de lโintimitรฉ de lโhรดte avec lโรฉtrange qui y pรฉnรจtre ร la renverse, quand elle est rendue manifeste par lโobservation du phรฉnomรจne de la camera obscura et de la photo quโil est possible dโen faire, peut apparaรฎtre aux yeux de cet hรดte comme une figuration, ou une mรฉtaphore renversante, de son refoulement. Ce qui correspond assez bien ร ce que nous avons pu observer nous-mรชme, chaque fois que nous avons produit et photographiรฉ le phรฉnomรจne dโune camera obscura chez un habitant qui assistait aux opรฉrations: il รฉtait lui-mรชme renversรฉ dans une attitude de fascination ou, ร lโopposรฉ, de rejet, de fuite.
Lโinvisibilitรฉ du phรฉnomรจne de la camera obscura
ย ย Le phรฉnomรจne de la camera obscura ressemble ร La lettre volรฉe dโEdgar Poe, elle paraรฎt รชtre sans valeur. Elle est placรฉe bien en รฉvidence devant les yeux de tous les enquรชteurs et personne ne la voit. Le phรฉnomรจne de la camera obscura est mรชme pire: nous lโavons dans lโลil, mais nous ne le voyons pas, nous le travestissons en ce que nous voyons. Paradoxalement, la phรฉnomรฉnologie, qui se revendique comme lโinstauration du logos sur les phรฉnomรจnes, science ou discours du phรฉnomรจne et ses pratiques dรฉrivรฉes dโรฉlicitation ou dโexplicitation, nโa jamais rรฉellement regardรฉ ni โvuโ, ni tentรฉ dโanalyser, ni mรชme envisagรฉ de considรฉrer ce โphรฉnomรจne de la camera obscuraโ qui est ร lโorigine de la vision, de la perception et de la conscience. Le phรฉnomรฉnologue est un spรฉcialiste du logos, il est focalisรฉ sur la lecture et lโรฉcriture du texte de lโexpรฉrience. Il est trop rarement interpellรฉ par le discours des images, par la nature picturale de ses images mentales, les figures spatiales ou visuelles de sa rรฉflexion, ou les aspects iconiques, symboliques ou mythologiques de lโรฉlaboration de sa pensรฉe. Pourtant lโรฉpochรจ, cette posture fondatrice de lโexpรฉrience phรฉnomรฉnologique contemporaine, caractรฉrisรฉe par la suspension du jugement, ce geste par lequel lโattention se dรฉcale pour prendre de la distance et questionner en permanence le sensdu phรฉnomรจne, pourrait รชtre considรฉrรฉ comme un prรฉ-requis, une exigence pour โvoirโ le phรฉnomรจne de la camera obscura et lโinterroger. Nous insisterons sur cet argument pour dire que lโobservation pertinente du phรฉnomรจne de la camera obscura requiert une application pleine et particuliรจre de lโรฉpochรจ de la phรฉnomรฉnologie que Husserl dรฉsigne comme ยซrรฉduction phรฉnomรฉnologique transcendantaleยป et quโil dรฉfinit ainsi: On peut dire aussi que lโแผฯฮฟฯฮฎ [รฉpochรจ] est la mรฉthode universelle et radicale parย laquelle je me saisis comme moi pur, avec la vie de conscience pure qui mโest propre, vie dans et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu’il existe pour moi. Mais, dans lโAntiquitรฉ, lโรฉpochรจ est un concept philosophique forgรฉ par les sceptiques grecs. Le philosophe sceptique ne donne son assentiment qu’ร des reprรฉsentations comprรฉhensives, quโร des certitudes. Dโaprรจs Cicรฉron, Arcรฉsilas de Pitane, qui fut lโune des figures les plus illustres du scepticisme, nie que l’on puisse donner son assentiment ร une reprรฉsentation. Il affirme mรชme quโil n’y a pas de reprรฉsentation comprรฉhensive et que le sage sera donc celui qui refuse dโaffirmer quoi que ce soit. On ne peut distinguer entre les reprรฉsentations vraies et les autres, car des objets sans existence font aussi sur nous des impressions claires et distinctes. Il est possible qu’Arcรฉsilas pensait ici aux rรชves, aux erreurs des sens, ร la folie.Mais dire cela, c’est dire qu’il est impossible de s’appuyer sur les donnรฉes des sens pour s’รฉlever par le raisonnement ร une connaissance vraie des causes et des principes des choses. La raison ne nous fait donc rien connaรฎtre, puisqu’il n’y a pas de critรจre de la vรฉritรฉ. Aussi Arcรฉsilas recommande la suspension du jugement: l’รฉpochรจ: Arcรฉsilas affirmait qu’on ne pouvait rien savoir, pas mรชme ce que Socrate s’รฉtait finalement accordรฉ. Il pensait donc que tout se cache dans l’obscuritรฉ, que rien ne peut รชtre perรงu ni compris; que, pour ces raisons, on ne doit jamais rien assurer, rien affirmer, rien approuver; qu’il faut toujours brider sa tรฉmรฉritรฉ et la prรฉserver de tout dรฉbordement, alors qu’on l’exalte en approuvant des choses fausses ou inconnues; or rien n’est plus honteux que de voir l’assentiment et l’approbation se prรฉcipiter pour devancer la connaissance et la perception. Il agissait selon cette mรฉthode, si bien qu’en rรฉfutant les avis de tous il amenait la plupart de ses interlocuteurs ร abandonner leur propre avis: quand on dรฉcouvrait que les arguments opposรฉs de part et d’autre sur un mรชme sujet avaient le mรชme poids, il รฉtait plus facile de suspendre son assentiment d’un cรดtรฉ comme de l’autreย Quand il dit ยซque tout se cache dans l’obscuritรฉ, que rien ne peut รชtre perรงu ni comprisยป, Arcรฉsilas nous parle-il dโune camera obscura incomprรฉhensible et inexplicable?. En fait, il nous dit que sโil avait vu le phรฉnomรจne, il ne lโaurait surtout pas cru. Cette suspension du jugement recommandรฉe par lโรฉpochรจ vise donc pour le philosophe sceptique ร รฉviter toute erreur de jugement, tant lโincertitude est grande quant ร la comprรฉhension des phรฉnomรจnes dans lโAntiquitรฉ Grecque, surtout considรฉrant ceux qui ont lieu dans lโobscuritรฉ oรน toutes choses se cachent. Lโรฉtymologie du mot Grec ยซรฉpochรจยป prรฉsente un autre aspect intรฉressant. Son premier sens correspond bien ร cette suspension du jugement recommandรฉe par les sceptiques grecs que nous venons dโรฉvoquer. Mais ce terme dรฉsigne aussi lโarrรชt, la suspension, la disparition de la lumiรจre pendant une รฉclipse. Nous verrons plus loin que lโรฉclipse est le phรฉnomรจne qui le premier semble avoir amenรฉ lโรฉcole dโAristote ร se poser avec rigueur et pertinence le problรจme des images renversรฉes projetรฉes par un orifice dans une semi-obscuritรฉ. Lโobservation du phรฉnomรจne de lโรฉclipse est certainement lโexpรฉrience la plus importante par laquelle le concept de camera obscura a fini par prendre corps au fil des siรจcles. Nous soulignerons cette double cรฉcitรฉ de la phรฉnomรฉnologie au regard de la camera obscura. Dโune part, le phรฉnomรฉnologue ne sโintรฉresse pas au phรฉnomรจne de la camera obscura en tant que tel, dans sa nature optique. Dโautre part, il ne voit pas que lโรฉpochรจ quโil cherche ร instaurer comme pratique investie de sagesse puise son origine-mรชme et son sens premier dans une des activitรฉs de recherche scientifique les plus anciennes, qui exploite le phรฉnomรจne de la camera obscura. Mais ce que nous devons relever ensuite cโest que la suspension vertueuse du jugement du sceptique soit rapprochรฉe de la suspension de la lumiรจre, comme une รฉclipse du soleil ou de la lune. Une maniรจre pour le sage de se dรฉprendre de la thรฉorie platonicienne issue de lโallรฉgorie de la caverne, qui veut que ce nโest quโen pleine lumiรจre que la vรฉritรฉ puisse apparaรฎtre
Lโobscuritรฉ de la chambre
ย ย Lโobscuritรฉ et l’espace ont partie liรฉe. L’obscuritรฉ prรฉ-existe dรฉjร dans lโespace infini du Chaos et par extension elle existe en puissance dans lโespace probablement limitรฉ de la Chรดra, telle une caractรฉristique originelle. ร l’article ยซChaosยป, le dictionnaire รฉtymologique de Bailly tรฉmoigne de ยซlโespace immense et tรฉnรฉbreux qui existait avant l’origine des chosesยป. En Grรจce Ancienne, lโobscuritรฉ relรจve de deux divinitรฉs primordiales, la Nuit noire Nyx [ฮฯฮพ] et les Tรฉnรจbres son frรจre รrรจbe [ฮฯฮตฯฮฟฯ], l’obscuritรฉ qui rรจgne dans les enfers. Comme lโespace de Gaรฏa, lโobscuritรฉ de la Nuit et des Tรฉnรจbres รฉmergent de Chaos oรน ils existent en puissance. Chez Hรฉsiode, Nyx, la Nuit noire, รฉmerge du Chaos en mรชme temps que son frรจre รrรจbe, peu aprรจs la Terre Gaรฏa comme nous l’avons vu et peu aprรจs lโAmour premier, l’รros, qui fait se manifester et sโunir les forces gรฉnitrices. Forces gรฉnitrices de Nyx qui va s’unir ร son frรจre pour enfanter l’รther, la partie la plus brillante de la haute atmosphรจre, ainsi qu’Hรฉmรฉra, le Jour et sa lumiรจre, puis Epiphron, la Prudence, et Eleos, la pitiรฉ et la compassion. Nous retiendrons que chez Hรฉsiode, la lumiรจre, celle de l’รฉther comme celle du jour, est enfantรฉe par cette ยซunion de bonne ententeยป3 [Philotรจs, ฮฆฮนฮปฯฯฮทฯ] de l’obscuritรฉ de la nuit, grosse de celle des enfers. Nous avons lร en puissance une impressionnante source d’inquiรฉtante รฉtrangetรฉ, car Nyx enfantera d’elle mรชme comme Gaรฏa sans partenaire, ou par Philotรจs, avec dโautres partenaires, une bien plus inquiรฉtante progรฉniture. Parmi tous les enfants que les diverses traditions attribuent ร la Nuit, sont ces deux figures infernales de Charon le Nocher et du fleuve Styx, qui sรฉparait le monde terrestre des Enfers. Charon le batelier en charge des รขmes qui doivent traverser le Styx. Nyx est aussi la mรจre des Kรจres, ces divinitรฉs infernales qui s’abreuvent du sang des mourants et s’emparent des agonisants pour conduire leur รขme aux Enfers. Nyx est aussi la mรจre des terribles divinitรฉs que le mortel doit affronter au moment de sa mort: Moรฏra la Destinรฉe, des Moires tisseuses du destin des hommes et des dieux, de Nรฉmรฉsis la Vengeance et la Justice Divine et des รrinyes persรฉcutrices, d’aprรจs Eschyle. Elle est aussi reconnue comme la mรจre des divinitรฉs qui rรจgnent sur ces รฉtats oรน l’homme ne s’appartient plus, Thanatos, la Mort redoutรฉe, et Hypnos, le Sommeil qui lui ressemble tellement, mais dont nous รฉmergeons vivant et reposรฉ chaque matin. La Nuit est aussi mรจre des Oneiroi, cette tribu des milliers de rรชves qui peuplent le domaine d’Hypnos et le cรฉlรจbre Morphรฉe qui endort les mortels. Doit-on associer ร cette famille des divinitรฉs spรฉcialistes du ยซlรขcher-priseยป, cet autre enfant de Nyx qu’est Philotรจs, l’ยซamour de bonne ententeยป? Cette allรฉgorie de l’acte sexuel que nous avons dรฉjร citรฉe ร propos de sa relation avec son frรจre รrรจbe. Nyx est mรจre enfin de ces terribles calamitรฉs que la vie nous oppose: Gรฉras la Vieillesse, de Momos le Sarcasme, d’Apatรฉ la Tromperie, de Dolos la Ruse, de Moros le Sort, d’Oizรจs la Misรจre, d’รris la Discorde et de Lyssa la Colรจre. La Nuit et son obscuritรฉ occupent dans l’imaginaire de la tradition Grecque une place importante, lourde de la plupart des redoutables inquiรฉtudes familiรจres qui envoรปtent et soumettent lโhomme, jusquโaux plaisirs de lโรros primordial. ร la lecture des textes nous retrouvons un รฉcho qui รฉveille encore des rรฉsonances ร notre esprit, aujourd’hui. Clรฉmence Ramnoux relรจve dans les textes les รฉpithรจtes qui sont associรฉes ร la Nuit pour chanter la litanie de conjuration de la divinitรฉ redoutable et pour dรฉcrire la nuit de tous les soirs. Elle est la Divine (ฮฌยตฮฒฯฯฯฮนฮฑ), la Redoutable (ฯฮปฮฟฮฎ), La Noire, la Tรฉnรฉbreuse (ฮดฮฝฮฟฯฮตฯฮฌ, ยตฮญฮปฮฑฮนฮฝฮฑ, แฝฒฯฮตฮฒฮตฮฝฮฝฮฎ), la Dompteuse (ฮดยตฮฎฯฮตฮนฯฮฑ), la Rapide (ฮธฯฮท). On lui donne aussi parfois le nom euphรฉmique de la Bienveillante (ฮแฝฯฯฯฮฝยต). La nuit de tous les soirs est dite ยซambrosienneยป, quand elle apporte, par exemple, un songe heureux et ยซredoutableยป, quand elle enveloppe, par exemple, le champ de bataille oรน agonisent les morts. Elle est quelquefois obscure et quelquefois dรฉcouvre la course des astres errants. On la dit encore sacrรฉe (ฮฏฮตฯฮฌ). La mรชme qualitรฉ de ยซdompteuseยป se dit de la Nuit, du Sommeil et de l’Amour. Cette envoรปteuse se rรฉvรจle dans l’รฉpiphanie de la nuit รฉrotique. Certes les signifiรฉs que recouvrent tous les enfants et ces รฉpithรจtes de la Nuit nโont plus la mรชme valeur dans nos sociรฉtรฉs. Mais l’obscuritรฉ de la Voรปte cรฉleste, comme celle de la chambre, est encore aujourd’hui divine, redoutable, noire, tรฉnรฉbreuse, dompteuse, rapide, bienveillante, ambrosienne, envoรปteuse, รฉrotique et bien plus encore. Ce qui ne ressort pas assez ici c’est que lโobscuritรฉ prรฉside aussi aux apparitions, mais nous verrons cela plus loin. Nous pourrions conclure ร ce stade que l’obscuritรฉ d’รrรจbe semble quelque peu occultรฉe par celle de la Nuit dans l’imaginaire.
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Table des matiรจres
Introduction
1) Lโexpรฉrience du phรฉnomรจne de la camera obscuraย
1.1) Lโexpรฉrience fortuite du phรฉnomรจne de la camera obscuraย
1.2) L’expรฉrience volntaire du phรฉnomรจne de la camera obscuraย
1.3) Lโinvisibilitรฉ du phรฉnomรจne de la camera obscuraย
2) Lโexploration du phรฉnomรจne de la camera obscuraย
2.1) Lโespace de la chambreย
2.2) Lโobscuritรฉ de la chambreย
2.3) Le stรฉnopรฉย
3) La genรจse de la camera obscura
3.1) รmergence de lโexpression camera obscuraย
3.2) Les dรฉfinitions du mot grec kamaraย
3.3) La surabondance fonctionnelle de la voรปteย
3.4) La voรปte magiqueย
3.5) La voรปte techniqueย
3.6) La voรปte biologiqueย
4) Le mode dโexistence de la camera obscuraย
4.1) la camera obscura gรฉologiqueย
4.2) la camera obscura vivanteย
4.3) la camera obscura vรฉgรฉtaleย
4.4) la camera obscura animaleย
4.5) la camera obscura techniqueย
4.6) la camera obscura esthรฉtiqueย
5) La camera obscura de lโartisteย
5.1) Les vedute vรฉnitiennesย
5.2) Les vedute de Scardanelliย
5.3) Les vedute contemporainesย
Conclusion
Bibliographie
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