Lors des négociations qui menèrent au Protocole de Kyoto, la délégation brésilienne s’illustra par une proposition qui marqua les esprits : établir des objectifs de réduction des émissions nationales de gaz à effet de serre en fonction des “responsabilités” historiques de ces nations au changement climatique. Bien que finalement non-adoptée, cette proposition, baptisée Brazilian Proposal, interpella la communauté scientifique, et donna lieu à plusieurs études et discussions relatives à la méthodologie d’estimation des “responsabilités”, aux implications morales de cette approche, ou encore aux incertitudes qui y sont liées. Si cette thèse s’inscrit bien dans le cadre du Brazilian Proposal, et cherche également à évaluer les contributions historiques au changement climatique, sa genèse est toutefois quelque peu particulière. Les premiers travaux que nous avons menés sur ce sujet datent de 2009 ; nous abordions alors la question à travers le prisme du cycle du carbone uniquement, et de manière très naïve. C’est finalement cette naïveté qui nous a permis de constater un certain nombre de défauts à l’ensemble des précédentes études ayant traité du sujet, au premier rang desquels la simplicité des modèles climatiques utilisés. Convaincus qu’une base physique forte et indiscutable est nécessaire pour traiter cette question politique, nous avons entamés en 2011 les travaux que nous présentons ici, menés en parallèle au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement (LSCE) et au Centre International de Recherche en Environnement et Développement (CIRED) ; la fin de cette thèse en 2014 n’en étant pourtant que le commencement.
Cycle du carbone
La première version du modèle de cycle du carbone OSCAR fut développée par Gitz et Ciais (2003), avec pour objectif d’étudier l’impact du changement d’affectation des sols sur le cycle du carbone, et in fine sur la teneur de l’atmosphère en CO2. L’influence de cette version initiale se fait encore sentir dans la structure du modèle actuel puisque les phénomènes liés à la biosphère terrestre et à l’usage des sols y sont modélisés de façon plus complexe que ceux liés à l’océan ou à l’atmosphère. Cependant, même cette importante partie du modèle a beaucoup évolué depuis, et sera donc intégralement décrite dans ce premier chapitre de thèse. Dans OSCAR v2.1, comme dans la version originale, seule la perturbation anthropique du cycle du carbone est effectivement modélisée. Celle-ci est décomposée en quatre phénomènes globaux : deux réponses des cycles naturels aux changements environmentaux (e.g. CO2, climat) que sont les puits océanique et biosphérique de carbone ; et deux forçages anthropiques directs, que sont l’usage des sols et ses changements (land-use et land-use change) et les émissions fossiles, sources de carbone pour l’atmosphère.
Puits océanique (F↓Ocean)
Description L’échange de CO2 entre les océans et l’atmosphère est décrit par un modèle fortement inspiré de la fonction de réponse à couche mixte décrite par Joos et al. (1996). De leur modèle, nous avons explicitement séparé trois flux de carbone : le flux entrant allant de l’atmosphère à l’océan de surface (Fin), le flux sortant allant de la surface à l’atmosphère (Fout), et le flux transportant le carbone de la couche de surface à l’océan profond (Fcirc). Le flux net entre océan et atmosphère est ainsi fonction de la différence de pression partielle en CO2 entre l’atmosphère ([CO2]) et la couche de surface océanique. La pression partielle dans la couche de surface est fonction non-linéaire de la quantité de carbone inorganique dissous (OS) et de la température de surface océanique (TSS ). Le transport de la surface vers les profondeurs est représenté par une fonction de réponse impulsionnelle.
Le code d’OSCAR inclut trois expressions différentes pour la fonction fpCO2, toutes étant des fonctions approximant la chimie océanique complexe des carbonates. La première expression (baptisée ‘Joos2001’) est basée sur l’approximation polynomiale des équations chimiques de Millero (1995), fournie par Joos et al. (1996), pour laquelle la dépendance en température a été remplacée par une expression exponentielle empirique issue des travaux de Takahashi et al. (1993). Cette formulation est identique à celle utilisée par Joos et al. (2001), avec une sensibilité à la température du carbone inorganique dissous (γdic) de +4.23 % °C −1 . Les deux autres expressions sont quant à elles basées sur les équations chimiques de Lewis et Wallace (1998) approximées soit par un approximant de Padé (‘CO2SysPade’), soit par une fonction puissance (‘CO2SysPower’) selon les coefficients utilisés par le SCCM (Harman et al., 2011).
OSCAR émule également la “structure” de l’océan de quatre modèles de complexité diverse (Joos et al., 1996). Ce choix détermine la valeur du paramètre νg, de la température moyenne de surface au pré-industriel (TSS,0), et des paramètres structurels tels que la surface et la profondeur de la couche de mélange qui à leur tour déterminent αdic. La fonction de réponse impulsionnelle rO, qui décrit la quantité de carbone restant dans la couche de surface par rapport au temps écoulé après l’ajout instantané d’une quantité unitaire de carbone dans cette même couche de surface, dépend également du choix de structure océanique.
Discussion Afin de diagnostiquer le comportement du module océanique de notre modèle, on effectue un ensemble de simulations avec les 12 paramétrisations possibles du puits océanique, lorsque celui-ci est forcé par les observations historiques de CO2 atmosphérique et de température de surface océanique. Les valeurs annuelles de CO2 sont celles recommandées pour CMIP5 (IIASA, 2012a) de 1765 à 1958, et celles mesurées par la NOAA/ESRL (2012) de 1959 à 2008 ; celles de température sont celles reconstruites par la NOAA/NCDC (2012) de 1880 à 2008. lorsque l’on compare l’ensemble de ces simulations entre elles, on constate que deux groupes se distinguent : un où le puits est plus fort que l’autre. Or, comme par le passé le taux atmosphérique de CO2 n’a pas été assez élevé pour que les fonctions d’émulation de la chimie des carbonates soient très différentes l’une de l’autre, c’est donc le choix de fonction de réponse de transport qui domine la variation au sein de l’ensemble de simulations. on peut voir que les fonctions rO se divisent également en deux groupes, l’un (Princeton-2D et -3D) présentant un transport du carbone vers les fonds océaniques plus rapide que l’autre, expliquant ainsi les résultats des simulations d’ensemble. Comparées aux simulations menées par le Global Carbon Project (GCP, Le Quéré et al., 2009) avec des modèles complexes 3D, on constate que toutes les paramétrisations tendent à simuler un puits trop grand dans les années récentes. L’explication principale en est vraisemblablement l’utilisation de fonctions de réponse pour le transport qui sont trop rapides. Notons alors que l’on a choisi la paramétrisation par “défaut” du module océanique afin de “compenser” ce biais.
Nous ne connaissons actuellement aucun modèle simple du calibre d’OSCAR qui utiliserait un autre module de cycle du carbone océanique que celui développé par Joos et al. (1996), ce qui justifie par défaut notre choix de modélisation. Si l’explication de la divergence de notre modèle par rapport aux estimations tient avant tout à la fonction de transport datée et linéaire, d’autres phénomènes sont absents de notre modèle (ou mal représentés). S’il est peu probable que lesdits phénomènes expliquent la divergence sur la période historique, ceux-ci pourraient toutefois devenir non-négligeables dans le futur. Les paragraphes suivants présentent ainsi des pistes de développement du modèle, sans tentative de classement de celles-ci.
Premièrement, dans notre modèle, la dépendance en température du puits océanique ne passe que par un seul phénomène : le changement de solubilité du CO2 dans l’eau de mer. Ce faisant, on ignore les effets du changement climatique sur la dynamique de l’océan. Or, on sait qu’une élévation de la température globale entraînera une stratification des couches supérieures de l’océan (i.e. une diminution du mélange) et un ralentissement de la circulation thermohaline (Denman et al., 2007). Cet effet n’est pas traduisible grâce à des fonctions de réponses qui sont par hypothèse linéaires ; il nécessiterait donc de passer, au moins, à une modélisation en boîtes (e.g. Toggweiler, 1999). Deux autres effet du changement climatique sont absents de notre modèle : le changement d’intensité des vents, qui influe directement sur le coefficient d’échange gazeux νg (e.g. Wanninkhof, 1992), et le changement d’étendue de la glace de mer (sea ice), qui modifie indirectement ce coefficient via la taille de l’interface océan–atmosphère disponible pour l’échange gazeux (Denman et al., 2007). Enfin, toujours en lien avec la température, À nouveau, une solution serait de faire varier le coefficient d’échange en fonction d’indicateurs d’oscillations climatiques (e.g. SOI), en particulier dans l’optique de reproduire la légère augmentation du puits océanique observée lors des évènements El Niño (e.g. Le Quéré et al., 2009).
Deuxièmement, la fonction de réponse à couche mixte n’inclut pas la pompe biologique, c’est-à-dire le prélèvement de carbone par la biosphère marine de surface et son transport vers les profondeurs lorsque celle-ci meurt puis coule. Ce processus est non-négligeable : sans celui-ci, on estime que la concentration atmosphérique en CO2 au pré-industriel serait supérieure de 200 ppm (Prentice et al., 2001). Que la pompe biologique ne soit pas modélisée dans OSCAR équivaut à supposer qu’elle reste constante malgré un changement de concentration en CO2 et/ou de température. En fait, l’augmentation du CO2 atmosphérique a deux effets principaux : d’une part on a observé un effet de fertilisation augmentant la production biologique en surface ; d’autre part l’acidification de l’océan modifie les équilibres chimiques liés aux organismes calcifiants (calcifying), altérant les flux de production et d’export liés au carbone organique et au carbonate de calcium. Cependant, l’effet net du dioxyde de carbone sur la pompe biologique est encore incertain (Denman et al., 2007). Quant à l’effet de la température, certains modèles simulent que le réchauffement global pourrait à l’avenir induire une diminution de l’intensité de la pompe biologique, et donc du puits (e.g. Bopp et al., 2005). Enfin, une représentation explicite de la biosphère marine permettrait de coupler les cycles du carbone et de l’azote, et ainsi de modéliser l’effet fertilisant, renforçant le puits, des dépôts d’azote d’origine anthropique (e.g. Reay et al., 2008).
Troisièmement, l’océan décrit par notre modèle n’est connecté qu’à l’atmosphère. En réalité, il existe un flux de matière provenant des continents et allant des les océans qui, bien que faible en débit volumique, a une concentration élevée en carbone et en nutriments. Si ce flux semble négligeable pour le carbone anthropique sur la période historique (Regnier et al., 2013), il constitue toutefois un apport nonnégligeable en nutriments (azote, phosphore, fer ou encore zinc) qui peut altérer la pompe biologique (Denman et al., 2007). Enfin, la prise en compte du couplage océan–lithosphère (i.e. la sédimentation du calcaire marin (CaCO3) sur les fonds océaniques ainsi que son érosion), bien que souvent négligeable aux échelles de temps qui nous intéressent, pourrait s’avérer nécessaire lorsque l’horizon temporel d’étude atteint le milier d’années. Ces phénomènes pourraient être modélisés en affectant à la valeur asymptotique des fonctions de réponse une décroissance exponentielle supplémentaire de l’ordre de 1 000 à 10 000 ans (Archer et al., 1997).
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Table des matières
Introduction
I OSCAR v2.1
1 Cycle du carbone
1.1 Puits océanique
1.2 Puits biosphérique
1.3 Usage des sols
1.3.1 Forçages
1.3.2 Définition
1.3.3 Modélisation
1.4 Émissions fossiles
1.5 Bilan atmosphérique
1.A Annexe
2 Autres gaz à effet de serre
2.1 Ozone troposphérique
2.1.1 Émissions de précurseurs de l’ozone
2.1.2 Émissions dues à la combustion de biomasse
2.1.3 Bilan troposphérique
2.2 Méthane
2.2.1 Puits chimiques
2.2.2 Émissions des zones humides
2.2.3 Émissions anthropiques
2.2.4 Bilan atmosphérique
2.3 Protoxyde d’azote
2.3.1 Puits photochimique
2.3.2 Émissions anthropiques
2.3.3 Bilan atmosphérique
2.4 Composés halogénés
2.4.1 Puits chimiques
2.4.2 Émissions anthropiques
2.4.3 Bilans atmosphériques
2.5 Ozone stratosphérique
2.A Annexe
3 Forçage radiatif et climat
3.1 Forçages radiatifs
3.1.1 Gaz à effet de serre
3.1.2 Émissions de précurseurs d’aérosols
3.1.3 Aérosols
3.1.4 Forçage anthropique total
3.2 Module climatique
3.A Annexe
4 Résultats directs
4.1 Simulation historique
4.2 Representative Concentration Pathways
4.2.1 Projections
4.2.2 Emissions compatibles
4.2.3 CCS dans le RCP 2.6
4.3 Réponses impulsionnelles
4.3.1 Réponses au CO2
4.3.2 Réponses au land-use change
4.3.3 Métriques d’émissions
4.4 Conclusions intermédiaires
II Attribution
5 Principes d’attribution
5.1 Le Brazilian Proposal
5.1.1 Causalité
5.1.2 Non-linéarité
5.1.3 Incertitudes
5.1.4 “Responsabilité”
5.2 Implémentation dans OSCAR
6 Exercices d’attribution
6.1 Attributions offline
6.1.1 Capacité oxydante de l’atmosphère
6.1.2 Flux net de CO2 entre biosphère et atmosphère
6.2 Attributions online
6.2.1 Attribution aux forçages
6.2.2 Attribution aux régions
6.2.3 Attribution temporalisée
6.3 Ruptures de causalité
6.3.1 Attribution de la rétroaction climatique
6.3.2 Attribution des puits aux absorbeurs
7 Implications politiques
7.1 Gouvernance de la géo-ingénierie
7.2 Burden sharing : équité dans le RCP 2.6
7.3 Incertitude politique du Brazilian Proposal
Conclusions