Cycle de vie des poissons récifaux-lagonaires
La majorité des poissons récifaux-lagonaires possèdent un cycle de vie complexe (Figure 1) avec une phase pélagique potentiellement dispersive pour les larves, suivie d’une phase benthique pour les juvéniles et les adultes (Victor, 1991 ; Jones et al., 1999 ; Mora & Sale, 2002 ; Lecchini & Galzin, 2003). La phase pélagique peut varier, selon l’espèce, entre 10 et 100 jours et, pour une même espèce, selon les conditions rencontrées dans l’environnement pélagique (Leis, 1991). A l’issue de la phase pélagique, les larves deviennent compétentes, c.- à.-d. elles atteignent un stade de développement qui leur permet de quitter le milieu pélagique et de s’installer dans un habitat benthique (Leis & McCormick, 2002). Les larves sont alors exposées à un environnement complexe où le choix d’un habitat s’impose parmi de nombreux substrats potentiels et malgré divers prédateurs et compétiteurs (Carr & Hixon, 1995 ; Webster, 2002 ; Srinivasan, 2003 ; Adams et al., 2004). L’installation est donc la transition du stade larvaire pélagique au stade juvénile benthique (Andrews & Anderson, 2004).
Les premiers stades de vie des poissons récifaux-lagonaires, caractérisés par d’importants taux de mortalité, représentent un goulot d’étranglement des abondances. De plus, chaque transition entre deux stades de développement implique un changement comportemental, morphologique ou écologique ; ces transitions constituent des étapes critiques qui déterminent les abondances aux stades de développement ultérieurs (Leis & McCormick, 2002). Pendant la phase larvaire, plus de 99% des individus n’atteindront pas le stade d’installation (Leis, 1991). A partir de l’installation, même si la mortalité varie en fonction de l’espèce, et dans le temps pour une même espèce, le taux de mortalité peut atteindre 60% le jour de l’installation et de 9% à 20% par jour après l’installation (Doherty et al., 2004). D’après la théorie de « croissance-mortalité », la probabilité qu’un individu survive est d’autant plus élevée que sa croissance est rapide (Anderson, 1988 ; Cowen & Sponaugle, 1997). Cette théorie suggère que les individus de taille élevée à un âge donné ont plus de chance d’échapper aux prédateurs et s’alimentent plus facilement, ce qui se traduit en général par une croissance plus élevée, des stades larvaire et juvénile plus courts et/ou une vulnérabilité aux prédateurs réduite (Cowan et al., 1997 ; Hawn et al., 2005). La croissance, et par conséquent la survie des jeunes poissons après l’installation, peuvent être favorisées par la disponibilité des ressources alimentaires (Verweij et al., 2006) ainsi que par la qualité de l’habitat en terme de refuge (Forrester, 1990 ; Shima & Osenberg, 2003 ; Lecchini et al., 2007b). L’habitat sélectionné à l’installation est donc primordial pour les jeunes poissons car il peut conditionner leur croissance et leur survie, et donc le succès de leur recrutement dans les populations adultes.
L’habitat essentiel : un concept dynamique
L’ontogénie est le processus qui correspond à la différenciation des stades de développement au cours de la vie de l’organisme (Lévêque, 2001). Le cycle biologique ne peut s’accomplir que si l’individu trouve les conditions nécessaires à son développement à chacun des stades ontogéniques. Or les stades ontogéniques successifs sont en général caractérisés par des exigences écologiques, physiologiques et biologiques différentes, ce qui peut impliquer la fréquentation d’habitats différents (Kramer et al., 1997 ; Dahlgren & Eggleston, 2000).
Pour les premiers stades de vie, l’habitat essentiel a été défini comme étant « un milieu où les abondances, les taux de croissance et de survie des jeunes poissons, et le nombre d’individus qui recrutent par unité de temps sont relativement élevés » (Hook et al., 2003). D’autres auteurs définissent l’habitat essentiel comme celui qui contribue le plus au renouvellement des populations adultes (Beck et al., 2001 ; Dahlgren et al., 2006). Cette deuxième définition implique qu’au moins un des facteurs incluant abondances, taux de croissance, taux de survie et recrutement par unité de temps soit plus élevé dans l’habitat essentiel que dans les autres habitats des juvéniles (Figure 2). Cependant, la contribution effective d’un habitat de juvéniles au renouvellement des populations adultes s’avère souvent difficile à mesurer (Gillanders et al., 2003). Dans le cadre de cette thèse, l’habitat essentiel des juvéniles a été considéré sous l’angle des abondances et des taux de croissance des juvéniles, comme cela a déjà été fait dans certaines études en milieu tempéré (p. ex. Gilliers et al., 2006).
Chez les juvéniles de poissons récifaux-lagonaires, les habitats essentiels diffèrent suivant les espèces et, pour une même espèce, diffèrent souvent des habitats des adultes (Shapiro, 1991). Chez plusieurs espèces dont les adultes mènent une vie récifale relativement sédentaire, les juvéniles se retrouvent en grande densité dans les habitats non récifaux tels que les herbiers et les mangroves. Ces habitats, considérés comme zones nourriceries, peuvent ensuite être le point de départ de déplacements post-installation vers le(s) lieu(x) de vie des adultes (Cocheret de la Morinière et al., 2002). A Lizard Island (Grande Barrière), chez trois espèces étudiées par McCormick et Makey (1997) le passage de la larve compétente au juvénile varie, selon l’espèce, du développement continu à une succession de sauts ontogéniques accompagnés de changements d’habitat. Les changements d’habitat au cours de l’ontogénie diffèrent selon l’espèce (Caselle & Warner, 1996) et conditionnent en grande partie la distribution spatiale des individus (Lecchini & Galzin, 2005).
L’habitat essentiel des juvéniles est donc une notion dynamique : c’est la référence spatiale et temporelle désignant la position qu’occupe à un instant donné une densité importante de juvéniles qui optimisent le compromis entre différentes contraintes biologiques et écologiques. La quantité, la taille et la connectivité de ces habitats essentiels sont des conditions nécessaires à la pérennité des ressources car elles conditionnent fortement le renouvellement des populations adultes (Schmitten, 1999 ; Andrews & Anderson, 2004 ; Dahlgren et al., 2006).
Echelles spatio-temporelles de description de l’habitat essentiel
Les schémas de distribution des poissons récifo-lagonaires doivent être considérés selon différentes échelles spatiales et temporelles (Williams, 1991). Dans les écosystèmes coralliens, on distingue souvent trois échelles spatio-temporelles d’observation (Figure 3). A macro-échelle (10-100 km), des facteurs environnementaux tels que la latitude ou le degré d’isolement d’un récif permettent d’expliquer le nombre d’espèces observées en une région donnée (Caley & Schluter, 1997 ; Karlson & Cornell, 1998 ; Bellwood & Hughes, 2001 ; Munday, 2002), susceptible de varier à une échelle temporelle supérieure à la décade. Une même région englobe les variations locales de l’habitat à méso-échelle (0.1-10 km). A cette échelle agissent principalement les facteurs physiques et hydrodynamiques contrôlant par exemple la dispersion larvaire (Roughgarden et al., 1988 ; Danilowicz & Sale, 1999 ; Cowen et al., 2000 ; Botsford et al., 2001 ; Mora & Sale, 2002) ou la disponibilité en ressources alimentaires (Pinazo et al., 2004) qui peuvent varier d’un jour à l’autre comme d’une année à l’autre. Le microhabitat peut être caractérisé à micro-échelle (1-100 m) par la disponibilité en ressources alimentaires, les caractéristiques des refuges contre les prédateurs et les interactions avec les résidents (Beukers & Jones, 1997 ; Webster, 2002 ; Adams et al., 2004 ; Almany, 2004a) susceptibles de varier au cours d’une même journée.
Le caractère fragmenté des habitats de l’écosystème corallien, qui induit des variations qualitatives et quantitatives dans la structure des communautés de poissons (Chittaro, 2004), s’applique ainsi à chacune de ces échelles pour caractériser l’habitat essentiel.
Structure spatio-temporelle des assemblages de juvéniles à l’installation
Recrutement ou habitat limitant ?
Les variations observées au niveau des assemblages de juvéniles après l’installation ont longtemps été considérées comme le seul résultat des variations du flux larvaire : c’est l’hypothèse qui stipule que le recrutement est limitant (Doherty, 1991). Cependant, un nombre croissant d’études montrent que pour certaines espèces, la disponibilité des refuges potentiels contre les prédateurs est la principale source de variation spatiale des abondances à l’installation, d’où l’hypothèse qui stipule que c’est l’habitat qui serait limitant (Holbrook et al., 2000 ; Schmitt & Holbrook, 2000 ; Holbrook & Schmitt, 2002 ; Sale et al., 2005). La structure spatio-temporelle des assemblages de juvéniles à l’installation résulterait donc d’une combinaison entre la distribution spatio-temporelle des larves dans la colonne d’eau et la disponibilité en refuges contre les prédateurs au moment de l’installation. C’est cette hypothèse de départ qui sera retenue dans le cadre de cette thèse, par opposition à l’hypothèse stipulant que le recrutement est le seul facteur limitant.
Les facteurs environnementaux influençant la distribution des larves dans la colonne d’eau juste avant leur installation, et donc leur présence éventuelle à proximité des habitats benthiques, sont en dehors du champ d’étude de cette thèse. Brièvement, des différences dans la composition des assemblages larvaires peuvent être observées à différentes échelles spatiales (Cowen, 2002). Ces différences résultent à la fois de la distribution fragmentée des stades larvaires et de l’influence des facteurs environnementaux depuis l’échelle régionale jusqu’à l’échelle locale (Leis, 1991). Au sein des assemblages, les larves peuvent présenter des capacités natatoires variables suivant l’espèce, le stade de développement ou la condition physiologique (Leis & Carson-Ewart, 2002 ; Leis & McCormick, 2002). Des processus à la fois physiques et biologiques déterminent donc la présence des larves à proximité des habitats d’installation potentiels.
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Table des matières
Introduction générale
1. Cycle de vie des poissons récifaux-lagonaires
2. L’habitat essentiel : un concept dynamique
3. Echelles spatio-temporelles de description de l’habitat essentiel
4. Structure spatio-temporelle des assemblages de juvéniles à l’installation
5. Structure spatio-temporelle des assemblages de juvéniles post-installation
6. Contexte local
7. Questions et objectifs de la thèse
Chapitre 1 : Estimation des caractéristiques du microhabitat corallien disponible pour les juvéniles par une méthode photographique
Soumis à Journal of Experimental Marine Biology and Ecology
Chapitre 2 : Schémas spatiaux d’abondance, de croissance larvaire et juvénile chez une espèce de poisson récifal à l’échelle de colonies coralliennes
A soumettre à Aquatic Biology
Chapitre 3 : Schémas spatiaux de croissance larvaire et juvénile chez trois espèces de poissons récifaux à l’échelle de deux îlots
A soumettre à Oecologia
Chapitre 4 : Schémas spatiaux d’installation des juvéniles sur des récifs artificiels en fonction de la durée d’immersion et à l’échelle de deux îlots –
Soumis à Journal of Experimental Marine Biology and Ecology
Chapitre 5 : Schémas saisonniers et ontogéniques de l’utilisation de l’habitat à l’échelle du lagon sud-ouest
Accepté à Estuarine, Coastal and Shelf Science
Chapitre 6 : Prédictions spatialisées du nombre d’espèces et d’individus juvéniles à l’échelle de deux îlots
Accepté à Coral Reefs
Discussion générale
Estimation des caractéristiques du microhabitat corallien
Sélection d’un habitat à l’installation
Habitat et processus post-installation
Conclusions
perspectives
Références citées
Annexes
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