Croire à l’indéfectibilité du quotidien
Maison et roman : remarques préalables
Depuis toujours, l’homme a cherché à mettre un toit au-dessus de sa tête. Trouver une cache naturelle, bâtir ou acheter une maison appartiennent à cette même et unique nécessité de l’abri. Lorsque ce besoin premier est satisfait, la maison devient, aux yeux de ses occupants, un chez-soi, c’est-à-dire un espace émotionnellement investi. Cette deuxième facette complète la définition initiale de la maison comme « bâtiment d’habitation » 1 , mais elle n’y est pas réductible. Le terme français induit une telle confusion en recoupant sous un même mot la construction et la manière de s’y trouver, amalgame que ne font pas les langues germaniques. L’anglais distingue en effet « house » de « home » et l’allemand « Haus » de « Heim ». « House » et « Haus » dérivent tous deux de hūs, terme exprimant le fait de « couvrir », « cacher » ou « abriter ». Quant à « home » et « Heim », ils ont pour origine hām, c’est-à-dire « maison », « village » 2 . Si la première famille de mots décrit la fonction protectrice de la maison, la seconde évoque le sentiment d’appartenance qui s’ensuit. Dans ce travail, c’est toujours de cette seconde signification, plus affective qu’architecturale, que nous traiterons. En français, le terme vient du latin mansio, forme du verbe manere : « rester ». Pour la langue française, la demeure est ainsi le lieu de la stabilité et de la continuité. Dans la même ligne de pensée, le terme « immobilier » décrit les biens immobiles par opposition au « mobilier », c’est-à-dire aux éléments d’ameublement que les gens aisés avaient, au Moyen Âge, pour habitude d’emmener avec eux de résidence en résidence3 . Trop fondamentale pour être simple, la notion de « maison », au sens de chez-soi, a fait l’objet de recherches dans de nombreux domaines. Les historiens s’intéressent par exemple au rôle joué par les données matérielles dans le développement de ce concept. Pour Rybczynski, la lente évolution des espaces d’habitation (leur agencement, leur taille, leur ameublement ou encore les technologies installées en leur sein) est responsable de la compréhension moderne 1 Le Petit Robert. Dictionnaire de la langue française, Alain Rey et Josette Rey-Debove (dir.), Paris, Dictionnaire le Robert, 1982, t. I, p. 1133. 2 Origins. An Etymological Dictionary of Modern English, Eric Partridge (dir.), London, Routeledge, 1991, pp. 292 et 297. Et Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprachen, Friedrich Klug (dir.), Berlin, Walter de Gruyter, 1989, 22e Auflage, pp. 297 et 301. 3 Voir RYBCZYNSKI, Witold, Home. A Short History of an Idea, New York, Penguin books, 1987, p. 26. Maison et roman : remarques préalables 11 du foyer comme un lieu domestique, intime, confortable et efficace4 . C’est ainsi parce que la cellule familiale s’est, petit à petit, retirée de la vie publique pour se constituer en une entité privée, que les maisons ont changé de forme, de fonction et, par là, de valeur. Dans cette perspective, le chez-soi est avant tout le produit d’un espace. La psychologie se saisit de ce concept d’une manière toute différente. Clare Cooper Marcus, par exemple, souligne le lien affectif de l’homme à son logis : son statut d’espace de maîtrise, d’expression de l’identité personnelle, de mémoire ou encore de projection des rêves et désirs de ses occupants5 . Ce type d’analyse nuance le propos des historiens et tend à montrer que toute demeure n’est pas nécessairement un chez-soi. Pour les psychologues, celui-ci se définirait avant tout comme un sentiment, comme le résultat de l’investissement affectif et créatif d’un lieu de vie. Dans le même ordre d’idée, mais selon une perspective cette fois philosophique, Martin Heidegger soutient que l’on peut habiter d’autres constructions que celle où l’on loge. Autrement dit, on peut se sentir chez soi là où l’on ne réside pas, par exemple sur son lieu de travail. Ceci parce qu’habiter est, selon Heidegger, une manière d’être au monde : « Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter » 6 . Comme souvent chez le philosophe allemand, c’est le langage qui rappelle à l’homme cette vérité première. Par le recours à l’étymologie, Heidegger souhaite remonter à l’être des choses. Le lien entre « être » et « habiter » est ainsi démontré : « Bauen, buan, bhu, beo sont en effet le même mot que notre bin (suis) dans les tournures ich bin, du bist (je suis, tu es) que la forme de l’impératif bis, “sois” » 7 . Gaston Bachelard propose une autre lecture philosophique de la maison. Dans La Poétique de l’espace, il explore la façon dont l’homme habite8 . Il suggère que, comme bâtiment vécu dans sa positivité, la maison est permanence et solidité ; elle abrite et entretient les souvenirs. Bachelard double cette première valeur de la maison d’une dimension onirique qu’il décrypte grâce aux « images poétiques » du nid, de la coquille et du coin. Celles-ci doivent révéler l’espace tel qu’il est ressenti. La maison vécue 4 Voir Ibid. 5 Voir COOPER MARCUS, Clare, House as a Mirror of Self. Exploring the Deeper Meaning of Home, Berwick, Nicolas-Hays, 2006. 6 HEIDEGGER, Martin, « Bâtir, habiter, penser », dans Essais et conférences, André Préau (trad.), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1980, p. 173. 7 Ibid., (italiques de l’auteur). 8 BACHELARD, Gaston, La Poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, 2012. 12 Maison et roman : remarques préalables comme un chez-soi apparaît alors comme un lieu intime et protecteur, un point de retour, mais aussi un espace confiné où se blottir et chercher la solitude. Charles Taylor, philosophe célèbre pour ses travaux sur l’histoire culturelle moderne, rappelle, comme Rybczynski, l’importance des facteurs sociaux et architecturaux ayant entraîné, à partir du XVIIIe siècle, l’émergence d’une compréhension de la maison comme un lieu intime et familial9 . Il situe cependant cette évolution dans le cadre plus large de l’apparition d’un nouveau paradigme moral axé sur la vie pratique (travail et famille) et les sentiments. Ce qu’il appelle l’« affirmation de la vie ordinaire » transforme le commerce, le mariage et les sentiments, en biens sociaux, valorisant par là ce qui était jadis mésestimé : la vie pratique et quotidienne. L’avènement du roman, soutient Taylor, appartient à ce même tournant historique car, à son tour, il désengage la vie de tous les jours du style bas et narre l’anecdotique. Cette dernière remarque s’appuie sur une thèse défendue par l’historien de la littérature Ian Watt, qui considère le souci du fait et de l’être singulier comme le trait différenciant fondamentalement Fielding, Richardson et Defoe de leurs prédécesseurs10 . Dans The Rise of the Novel, Watt souligne, tour à tour, le caractère particulier des intrigues, des personnages, du temps et de l’espace dans l’œuvre de ces auteurs, puis oppose ces observations au goût classique pour les histoires modèles, les types ainsi que pour les situations hors de toute spatio-temporalité11. Il résulte de ce tournant réaliste un goût pour les descriptions d’intérieur, noyau de l’expérience individuelle, dont Pamela (1740), de Richardson, constitue, pour la littérature anglaise, le meilleur exemple.
Conditionnés par le vivre-avec
Lorsqu’ils partagent le même foyer, les êtres humains se constituent en une cellule sociale, une famille. Étymologiquement, la « famille » c’est d’ailleurs « l’ensemble des personnes (enfants, serviteurs, esclaves, parents) vivant sous le même toit, sous la puissance du pater familias » 1 . Parallèlement, par métonymie, le terme de « maison » sert à qualifier les membres d’une même lignée. Les notions de famille et de maison sont ainsi étroitement liées ; cette dernière est à la fois un espace physique et une unité sociale. La maison peut alors être comprise comme un milieu, au sens d’un groupe humain. Dès lors, les membres de la famille sont le milieu de même que ce par quoi et ce sur quoi il agit. Dans ce premier chapitre, nous examinerons comment le fait de vivre-avec 2 conditionne les relations entre les êtres. On verra que les ménages décrits dans Quelqu’un et La Vie tranquille sont agités par le dégoût et les rancœurs, quoique parallèlement soudés par des rapports familiers. Dans ces circonstances, l’Autre apparaîtra comme le détenteur de la solution à cette sclérose relationnelle. La pension dans laquelle se déroule Quelqu’un est située en banlieue, aux abords d’un centre urbain inconnu. Les personnages qui y ont élu domicile se sont déportés d’un lieu central, la ville, vers sa périphérie. Ils vivent à l’écart, hors de. La marginalité de leur demeure est d’autant plus palpable que la narration se déroule à huis clos. Le narrateur, qui est aussi l’un des deux propriétaires, ne s’aventure en effet guère au-delà du portail de la maison3 . La pension est dès lors un espace clos, un espace dont les personnages ne s’éloignent qu’occasionnellement et qui ne reçoit plus de visiteurs. Puisqu’ils habitent un lieu d’exil marginal, les pensionnaires sont, en quelque sorte, des réfugiés4 . Tous se sont retirés à la pension après avoir manqué de s’établir en société. Dans cette perspective, la demeure se profile comme une terre d’accueil. De cela, les Erard en sont convaincus à leur arrivée sur les lieux : « Ils avaient touché au port, enfin, jamais ils n’auraient espéré trouver tout de suite, et votre maison est si jolie et ces personnes tellement bien, c’était la Providence » 5 . La pension apparaît alors comme un refuge, un lieu butoir, à l’aura, pour un temps, providentielle. Comme les pensionnaires partagent le même lieu de vie et composent une communauté fermée, ils forment un milieu humain. En retour, le fait d’être un groupe conditionne leurs rapports les uns avec les autres. Ceux-ci sont tout d’abord de nature intime et prévisible. Tout au long du récit, le narrateur démontre sa connaissance des habitudes de chacun. Par exemple : « Tous les matins madame Cointet fait sa réussite » 6 ; « Ça lui arrive des fois, même souvent » 7 ; « Elle fait chaque fois remarquer qu’elle n’en prend point [du sucre] » 8 . Les adverbes de fréquence soulignent la répétitivité du comportement des pensionnaires. Ce mode d’expression montre à quel point le narrateur a assimilé les manies de chacun. Fort de ce savoir, il s’exerce, comme le montre la citation suivante, à deviner leurs gestes : « Elle le repousse de la langue en avant pour attraper le fromage coincé et je pense qu’elle ramène aussi du bifteck. Ou en arrière ? » 9 . À son tour, il est surveillé par Marie qui entrevoit son penchant pour l’alcool : « Comment peut-elle s’en douter ? Elle me connaît » 10 .
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Table des matières
Introduction
I. Conditionnés par le vivre-avec
1. La pension
1.1 Une famille
1.2 Le désir de « Quelqu’un
2. Les Bugues
2.1 Un clan
2.2 Deux intrus
II. Croire à l’indéfectibilité du quotidien
1. La pension
1.1 Un espace intermédiaire
1.2 Un présent absolu
1.3 Un futur précaire
1.4 Les fables de la mémoire
2. Les Bugues
2.1 Un lieu de passage
2.2 Le temps étale
2.3 Le temps de l’accomplissement
2.4 Les trésors des jours anciens
III. S’affranchir du milieu domestique
1. La nécessité de partir
2. Les Bugues : tenter la rupture
3. La pension : persévérer
Conclusion
Bibliographie.
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