Le présent mémoire vise à analyser les rapports de pouvoir qui existent entre les acteurs de l’industrie musicale, les plateformes de streaming et de téléchargement musical, les agrégateurs de contenus par abonnement et les artistes indépendants. En d’autres termes, nous tenterons de comprendre si certains nouveaux acteurs se substituent aux majors du disque en relayant leur discours et plus généralement une idéologie et des procédés techniques, auprès d’artistes qui ont choisi l’indépendance comme un contre modèle au fonctionnement des majors du disque. Nous analyserons par la suite dans notre développement les agrégateurs de contenus et tenterons d’en proposer une définition dans les domaines des sciences de l’information et de la communication. Si, et nous le verrons dans un second temps, les majors du disque et les musiciens indépendants ont longtemps fait l’objet d’une dichotomie, la frontière qui perdure entre ces deux acteurs tend à se réduire. Pour ce faire nous nous sommes appuyés sur des données économiques afin de pouvoir par la suite comprendre et analyser les rapports de force et les enjeux de pouvoir qui subsistent dans d’autres domaines : techniques, éditoriaux, création de contenus. Le choix de ce sujet s’explique principalement par l’intérêt que je porte aux possibilités de distribution de la musique accessibles aux musiciens indépendants sans notoriété et non signés en label. Les revenus générés par cette majorité de musiciens étant peu conséquents par rapport à ceux provenant des artistes représentés par les majors du disque, nous avons voulu comprendre en profondeur les logiques de production et de distribution de ces artistes. Il me semblait pertinent de mettre en avant cette grande majorité de musiciens, quasiment invisibles dans les statistiques du marché de la musique comme lors des cérémonies annuelles de la musique (Grammy Awards, Brit Awards, Victoires de la musique), lors desquelles ils ne sont pas représentés alors que ces musiciens font émerger des tendances artistiques et portent en fond le marché major de la musique. Depuis 2001, date du pic des revenus dans l’industrie musicale avec 23,3 milliards de dollars , les maisons de disques ont connu une baisse de leur chiffre d’affaires, caractérisée par une période de crise qui commence dès la fin des années 1990 aux États-Unis. Entre 2010 et 2014 le chiffre d’affaires des majors de l’industrie musicale atteint son plus bas niveau avec 14,7 milliards de dollars . De nombreux facteurs peuvent expliquer cette baisse drastique : la numérisation des formats audio avec la popularisation du MP3, les nouvelles techniques de partage sur internet avec le peer-to-peer , qui ont contribué au développement de sites de téléchargements illégaux.
L’industrie musicale prenant conscience que, grâce aux nouvelles techniques développées avec l’Internet, la musique pouvait être détournée et distribuée différemment, elle a dû s’adapter à ces nouvelles technologies afin de pouvoir faire face au piratage et à la distribution illimitée. Observer la manière dont l’industrie musicale s’est associée avec des acteurs technologiques pour lutter contre le piratage va nous permettre de comprendre les évolutions dans son fonctionnement de cette époque jusqu’à nos jours. Ce nouveau rapport de force a contraint les labels à numériser leurs services et à reconsidérer leur approche de la musique et de sa commercialisation. Il va également être le vecteur d’un rebond économique observable à l’heure actuelle, avec pour exemple et pour la première fois en France des revenus générés par le streaming musical supérieurs aux ventes d’albums physiques – 301 millions d’euros en France pour l’un contre 289 millions d’euros pour l’autre. Mais avant d’approfondir ce propos, il convient de nous interroger sur ce que nous entendons par majors du disque afin de mieux en analyser le pouvoir économique.
Les majors du disque désignent les sociétés qui se partagent l’essentiel des revenus générés par la vente et l’exploitation commerciale des productions musicales. Si elles étaient au nombre de six entre 1988 et 1999 avec Universal Music, PolyGram, EMI Group, CBS Records, BMG Entertainment, Warner Electra Atlantic Records, on n’en compte plus que trois aujourd’hui depuis le rachat de PolyGram et EMI par Universal, la fusion de BMG et CBS Records avec Sony Music Entertainment, et celle de Warner Electra Atlantic Records sous la même entité Warner Music Group. Cette industrie a donc la particularité d’être concentrée entre les mains de trois entreprises qui en 2018 ont généré un chiffre d’affaires d’environ 13,3 milliards soit environ 70% du marché (estimé à 19,1 milliards de dollars ).
Analyse du fonctionnement des agrégateurs par abonnement
Crise de l’industrie musicale et création des agrégateurs
La crise économique dans l’industrie musicale débute à la fin des années 1990 aux États-Unis avec « le développement des échanges de fichiers sur les réseaux P2P». A cette problématique s’ajoute le développement d’autres formes d’écoute en ligne « radios en ligne, clips en ligne, radios adaptatives (musicmatch) » et de formats avec le MP3 ainsi que de nouvelles formes de divertissements (DVD, jeux vidéo). Dès les années 2000, dans un rapport intitulé Music In The Digital Millenium : The Effets of The Digital Millennium Copyright Act of 1998, David Balaban, avocat spécialiste du droit de la musique, soulignait que pour l’année 1997 le piratage sur Internet et les progrès technologiques comme le format MP3, avaient entraîné « 750 millions de téléchargements illégaux » et que durant cette même année, les pertes engendrées pour l’industrie musicale américaine, par le piratage, étaient estimées aux alentours de 300 millions de dollars .
L’auteur prévoyait un triplement dans les douze prochains mois (à compter de la date de parution de l’ouvrage) soit pour l’année 1999. Il soulignait également que le téléchargement de la musique allait considérablement impacter la production de supports comme les CDs. Prédictions appuyées par Dave Powell, directeur de l’entreprise Copyright Control Services (CCS) à Londres, qui dans une interview publiée en 2000 pour le magazine du Billboard, indiquait que début 1999, trois millions de morceaux étaient téléchargés illégalement sur Internet par jour, entre 750 millions et 1 milliard pour cette même année . Les solutions proposées à l’époque par le Copyright Control Services étaient de supprimer les sites internet permettant l’hébergement et le téléchargement de musique et de mettre en place des contraintes pour empêcher les pirates de remettre du contenu en ligne. Cette même année, la fédération internationale phonographique (International Federation of the Phonographic Industry (IFPI)), collaborait avec le CCS de Dave Powell dans cette lutte. Le procédé technique employé par Powell et ses équipes consistait à détecter les sites et technologies de partage de fichiers illégaux et à les signaler pour les supprimer. Ces premières mesures ont concerné dans un premier temps les logiciels d’édition audio qui ont enregistré une perte de leurs revenus estimée entre 25 et 40% en 1999. Powell fustigeait le manque de réactivité et l’incapacité de l’industrie musicale à réagir face à la profusion de contenus mis en ligne illégalement, l’envoi
de courriers légaux aux hébergeurs des sites, dans un objectif dissuasif se révélant totalement inefficace. Pour Powell, les 15 – 25 ans de l’époque, ont vu dans internet une manière de « télécharger de la musique sans aucune contrepartie ». Déjà, les sites de téléchargement étaient localisés dans le monde entier et on estimait que 80 à 100 millions de chansons étaient téléchargées et partagées dans des canaux de discussion à travers le protocole IRC (Internet Relay Chat). Napster, plateforme créée en 1999 par Sean Parker, Shawn Fanning, John Fanning, à l’origine de la diffusion de fichier de pair-à-pair est citée dans les « nouvelles technologies » permettant le téléchargement illégal avec environ 200 millions de morceaux téléchargés illégalement. Newsnet complète cette liste à travers un système sans modération qui complique le suivi et le contrôle des utilisateurs. Quand un utilisateur mettait en ligne un morceau sur ce site, il était diffusé sur d’autres serveurs à l’infini. La création était donc difficilement supprimable.
Si cette période a constitué les prémices d’une crise économique majeure dans l’industrie musicale, elle a également été un des vecteurs d’une transformation des fonctionnements de cette dernière qui comme l’a souligné Lucien Perticoz a été « contrainte à développer une expertise nouvelle ». Paradoxalement, et toujours selon Lucien Perticoz « à mesure que les revenus générés par la vente de disques baissaient, la musicalisation du quotidien a par ailleurs entraîné une multiplication des places de marché » . En effet, en 2010, le marché mondial de la musique enregistrée a vu ses revenus baisser de 44% par rapport à l’année 1999, soit près de 14,9 milliards de dollars au lieu de 25,2 milliards en 1999. Cette baisse s’est principalement traduite par la chute des ventes d’albums et de singles physiques.
C’est précisément dans ce contexte de transformation de l’industrie musicale, qu’est apparu le premier store de vente en ligne de musique CDNow en 1994, et The Orchard en 1997 premier agrégateur de contenu de distribution de la musique digitale pour les labels indépendants. Ont également émergé de nouveaux acteurs industriels à différents niveaux du « processus de valorisation marchande de la pratique d’écoute de musique enregistrée »: Apple avec le téléchargement musical, initié par le lancement d’iTunes en 2001 puis Deezer et Spotify avec le streaming entre janvier 2007 et octobre 2008. En parallèle, des musiciens indépendants, faute d’intérêt des labels et face aux difficultés de pouvoir intégrer ces labels ont dû chercher d’autres alternatives de distribution de leur musique. La numérisation s’appliquant également aux modes de communication des artistes avec l’émergence des réseaux sociaux leur a permis, progressivement, comme le souligne le producteur et DJ américain Diplo « d’exister autrement, en nous adressant directement aux fans sans passer par l’intermédiaire de la maison de disques, qui contrôlait jusque-là toute notre communication » .
Cette période a marqué l’essor des agrégateurs de distribution avec au début des années 2000 le lancement des plateformes CD Baby, TuneCore, Ditto et EmuBands. Cette tendance s’est poursuivie à compter des années 2010 avec la création de OneRMP ou encore DistroKid. Cette crise économique a principalement révélé le manque d’adaptabilité de l’industrie musicale face à la numérisation, offrant des opportunités à tous ces nouveaux acteurs dans la distribution de la musique et notamment aux agrégateurs.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : L’interdépendance entre les agrégateurs de contenus, les plateformes de streaming et les majors du disque
1.1 Analyse du fonctionnement des agrégateurs par abonnement
1.2 L’indépendance artistique : un mythe ou une réalité ?
1.3 La réalité économique : une inégalité qui perdure
Chapitre 2 : Les agrégateurs au prisme d’un carrefour d’influence
2.1 Une indépendance artistique au prisme du succès commercial et de la rentabilité économique
2.2 Cartographie des rapports de pouvoir à travers les incitations, contraintes, encadrements techniques lors du processus de mise en ligne de cinq agrégateurs
Conclusion
Annexes
Bibliographie
Table des illustrations
Table des matières
Résumé
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