Il nʼy a pas de coucher de soleil : entre anthropomorphisme et anthropie
Nous savons que le soleil se couche ici ce soir et quʼil se lève là-bas demain. Or ce savoir nʼest pas issu de notre connaissance astronomique individuelle. Il nʼest que lʼillusion dʼun savoir fondé sur une habitude millénaire. /ʼhaEitude de dizaines de millions de dégradés colorés observés depuis que les premiers êtres humains se sont un jour redressés et ont regardé le ciel sʼemEraser. Une habitude du monde tel quʼil se donne à nous et tel que nous lʼhaEitons depuis en retour. Cependant, corroborant ce quʼécrit David Hume dans son Enquête sur OʼeQteQGePeQt humain , Martin Heidegger prolonge lʼidée de notre rapport torturé à la course du soleil :
Doit-on se fier à lʼe[périence quotidienne, alors même que celle-ci fait surgir des questions redoutables ? Du paysan qui voit le soleil se coucher ou se lever sur ses champs à lʼhorizon, ou de lʼastrophysicien, qui sait que la terre tourne sur elle-même et autour du soleil quel est celui qui voit la chose en ce quʼelle est, le soleil dans sa vérité ?
Quand le disque solaire disparaît, se diffusent alors encore lentement les dernières lueurs jusquʼà laisser totalement place à la nuit noire. Une période de latence incertaine appelée crépuscule dont la racine latine creper signifie « douteux ». Ce doute, nous lʼaYons en réalité tous et toutes inconsciemment intégré. Il affecte notre expérience esthétique intime du coucher de soleil : nous le regardons chaque soir avec une fébrilité irrationnelle et le photographions avec urgence et empressement comme sʼil sʼagissait du dernier. /ʼadjectiI crépusculaire indique dʼailleurs le caractère déclinant et la fin imminente dʼune chose ou dʼun évènement. Peut-être est-ce ce doute qui nous tient à bonne distance de la réalité sidérale contre laquelle notre conscience et notre expérience quotidienne doivent lutter sans cesse. Nous le savons depuis la révolution copernicienne, ce nʼest pas le soleil qui tourne autour de la Terre mais cette dernière qui, par sa révolution quotidienne, crée les conditions dʼune disparition progressive de lʼastre derrière la ligne dʼhorizon. Disons-le alors simplement : il nʼy a pas de coucher de soleil.
La langue française dit également coucher de soleil, sans majuscule. Soleil prend une majuscule lorsquʼon désigne lʼastre, lʼétoile de notre système planétaire, notamment dans un contexte scientifique. Il prend une minuscule lorsquʼon évoque la source de lumière ou de chaleur, dans une discussion courante. Le coucher de soleil sans majuscule semble donc ne pas désigner un évènement astronomique du ciel mais un simple moment lumineux de la journée. Mais peut-être aussi usons nous sciemment de cet euphémisme pour éviter un débordement dʼémotions. En effet, quʼest ce quʼun coucher de soleil sinon une petite mort astronomique ? ʼultime spasme orgasmique de la rencontre du Soleil et de la Terre ? La langue française dit aussi le coucher « du » soleil. Un astre masculin dont la virilité semble trouver son altérité lorsquʼil rencontre « la » Terre, en plongeant dans « la » mer ou en disparaissant derrière « la » montagne. Gaston Bachelard interroge dʼailleurs la puissance évocatrice du genre des mots dans sa Poétique de la rêverie : « comment [le philosophe songeur] ne serait-il pas sensible à la rivalité du masculin et du féminin quʼil découvre à lʼorigine de la parole ? » La rencontre fertile du Soleil et de la Terre au moment du coucher est ce par quoi le monde se reproduit chaque soir pour donner naissance à un jour nouveau, après une nuit de gestation.
Impensé critique : dans lʼangle mort scientifique et métaphysique
On comprend à la lecture dʼun tableau statistique réalisé en 1979 et présenté dans lʼouYrage La Distinction du sociologue Pierre Bourdieu que lʼappréciation dʼun coucher de soleil constitue une « disposition esthétique » permettant aux différentes classes sociales de se distinguer les unes par rapport aux autres. Ainsi le coucher de soleil semble davantage pouvoir « faire une belle photo » pour les classes populaires que pour les classes aisées. Le bon et le mauvais goût articulent, dans ce cas précis, ce que Bourdieu nomme le « racisme de classe ».
Plus récemment, la période faite de confinements et de couvre-feux successifs que nous avons traversée collectivement nous a montré de façon empirique et cruelle à quel point la disponibilité et la gratuité supposées du paysage étaient en réalité extrêmement dépendantes de nos conditions de vie. Que nous ayons un jardin, une terrasse, un balcon, une baie vitrée ou une petite fenêtre sous les toits, nous ne sommes pas à égalité devant le spectacle du ciel et de lʼhorizon. Dès lors, il convient de considérer le coucher de soleil comme un phénomène non plus uniquement esthétique, mais également éminemment politique.
Malgré cette charge politique, sʼengager dans une recherche théorique sur le coucher de soleil fait rapidement apparaître que ce dernier souffre dʼune sorte dʼéYitement de la pensée critique. Trop attendu, trop romantique, trop kitsch, il semble par trop excessif pour exciter la curiosité de lʼesprit, comme lʼénonce avec malice Oscar Wilde :
Il nʼest personne, aujourdʼhui, de vraiment cultivé, pour parler de la beauté dʼun coucher de soleil. Les couchers de soleil sont tout à fait passés de mode. Ils appartiennent au temps où Turner était le dernier mot de lʼart. Les admirer est un signe marquant de provincialisme .
Il ne sʼagit bien évidemment pas de dresser un quelconque procès mais bien de faire le constat de lʼimpensé critique dont le coucher de soleil paraît faire lʼoEjet. Comprendre pourquoi il semble subir une sorte dʼéYitement. Si les astres et leurs mouvements prennent une place importante dans le développement de la pensée antique (chez Platon ou Aristote notamment), les écrits ne comportent pas de références directes au coucher du soleil.
De même, si Plotin sʼattarde sur lʼanalyse du mouvement des astres dans ses Ennéades , il nʼy fait pas plus explicitement référence. Bien plus tard, chez Descartes, nous ne trouvons quʼune simple description scientifique de la course du soleil dans Les Météores . Aucune mention a priori chez les grands philosophes du beau et du sublime que sont Hume ou Hegel. Une analyse attentive de la Critique de la faculté de juger de Kant ne nous fait rencontrer quʼune seule fois le mot soleil pour expliquer la croissance verticale des arbres dans la forêt. Une phrase apparaît discrètement chez Burke, dans la section « La lumière » de son ouvrage sur le sublime, mentionnant au détour dʼune réflexion : « la rapide transition de la lumière aux ténèbres, et des ténèbres à la lumière » plus promptes semble-t-il à provoquer un sentiment de sublime que la lumière elle-même.
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Table des matières
INTRODUCTION
Il n’y a pas de coucher de soleil : entre anthropomorphisme et anthropie
Impensé critique : dans l’angle mort scientifque et métaphysique
Omniprésence artistique : un cliché devenu mème
Spectacle du monde : paysage, Stimmung et horizon
Theatrum Mundi : photométéores et météotopies
Un spectacle en trois actes
ACTE I : Le Soleil en face
I.1 Le pré-impressionnisme rétro-éclairé de William Turner
I.2 Regulus, 1828-1837 : la comédie du regard
I.3 Fascination
I.4 Aveuglement
I.5 Volte-face
I.6 Conclusion : le coucher de soleil comme défance du beau
ACTE II : Le ciel dégradé
II.1 Le romantisme mélancolique de Caspar David Friedrich
II.2 Sonnenuntergang (Die Brüder), 1830-1835 : le drame du paysage
II.3 Attente
II.4 Extase
II.5 Occidentation
II.6 Conclusion : le coucher de soleil comme connivence avec le sublime
ACTE III : L’horizon embrasé
III.1 L’expressionnisme famboyant d’Edvard Munch
III.2 Le Cri, 1893-1917 : la tragédie de l’univers
III.3 Hallucination
III.4 Sidération
III.5 Embrasement
III.6 Immolation
III.7 Conclusion : le coucher de soleil comme désir d’apocalypse
CONCLUSION
Le coucher de soleil comme petite fn du monde
POSTFACE
Le tourisme de la fn du monde
BIBLIOGRAPHIE