LE COUPLE, UN CONSTRUIT SOCIAL
Nous remarquons, de par cet aperçu de l’histoire du couple, qu’il s’agit du produit d’une construction sociale déterminée de manière spatiotemporelle. Cela explique précisément pourquoi sa définition n’a pas été la même au fil des époques mais a fluctué.
De plus, l’on peut relever que les désunions, du moins jusqu’aux années 1970, n’ont cessé d’être stigmatisées. Ce phénomène est sans aucun doute à mettre en lien avec l’influence judéo-chrétienne qui a conditionné les us de toute une population des siècles durant. Les valeurs chrétiennes se sont érigées en principes moraux et elles ont conditionné fortement le couple. Aujourd’hui, si les désunions sont plus ou moins socialement acceptées, comme le cadre socio légal en témoigne notamment, il n’en reste pas moins que cette idée d’insolubilité de l’union plane toujours dans les esprits, faisant encore de la rupture un potentiel échec à l’heure actuelle, et c’est précisément à mettre en lien avec cette mainmise de l’Église sur la société.
Au sujet des fonctions du couple, comme il a été relevé préalablement, celui-ci n’a existé au regard de l’Église qu’au travers de la famille et plus précisément concernant sa fonction parentale. Le seul but du couple n’a jamais été que de fonder une famille, cellule dont il constituait sous les valeurs ecclésiastiques l’unité de base. Et, comme nous le verrons, cette vision continue aujourd’hui d’influencer la perception de la société puisque nous tendons davantage à considérer le couple en tant que parents, plutôt que le couple en tant que conjoints.
Enfin, l’on peut également relever de cet historique qu’au fil du temps, l’on n’a cessé de vouloir institutionnaliser le couple : d’abord ce fût par l’Église, puis ensuite par le législateur lorsque le mariage fût inscrit dans le Code civil helvète. Pourrions-nous déceler là des tentatives de la société pour reconnaître, saisir et définir enfin ce que sous-tend cette notion de «couple» ? Notre société aurait-elle besoin d’inscrire le couple dans un cadre défini, de l’institutionnaliser pour le légitimer ?
LA DÉFINITION DU COUPLE PAR LES TRAVAILLEURS SOCIAUX
Pour rappel, l’un des sous-objectifs de ce travail était de déceler la vision du couple qu’ont les professionnels de l’éducation et du service social. À ce titre, l’une des missions de l’enquête de terrain était de recueillir la vision particulière de chaque travailleur concernant le couple.
Constitution et manières de vivre du couple :Ainsi, au travers des apports récoltés auprès des personnes interrogées, il s’avère intéressant d’observer non seulement que les définitions sont loin d’être uniformes, mais qu’elles ne sont pas non plus toujours très claires. Néanmoins, il a été possible de remarquer que deux courants se dégagent au sein de leurs réponses. En effet, si certains professionnels décrivent le couple en partant de sa substance même – c’est-à-dire, une entité formée de deux personnes entretenant une relation et ses éventuelles composantes – et qu’ils s’y limitent, l’autre partie des définitions livrées par les professionnels renseigne uniquement sur la manière ou la modalité d’être en couple, sans même mentionner les partenaires.
Ainsi, Anouk, intervenante à l’Office de protection de l’enfance (OPE), après avoir précisé que sa vision était plutôt traditionnelle, avance que pour elle, le couple est « un homme et une femme qui forment une entité avec des projets ».
Pour Xavier, éducateur dans la protection de l’enfance, « c’est deux personnes qui ont une relation et qui ont la volonté de construire quelque chose ensemble ».
La travailleuse sociale hors mur interrogée, Aurélie, semblait aller dans le même sens et disait que pour elle, «ce serait deux personnes qui décident de faire un bout de chemin ensemble, quelle que soit la durée». De plus, elle précisait que « ça peut être aussi deux femmes, deux hommes ».Enfin, Tamara, qui travaille dans un service social, formulait que dans sa propre vision, le couple existe « que cela soit dans le même ménage ou dans deux ménages séparés ».
Il a été intéressant d’observer que d’autres professionnels interrogés ont livré quant à eux une définition du couple davantage portée sur la nature de la relation. Dans ce sens, Christelle, éducatrice dans le domaine du handicap, soulevait différentes composantes de la relation, comme « le partage, la communication, l’amour ». Enfin, Christelle appuyait sur l’importance du partage dans la relation et explique que cela implique de « passer des moments ensemble ».
LA DÉFINITION DE LA PARENTALITÉ EN TRAVAIL SOCIAL
Au vu de ce qui précède, l’on peut dire du terme « parentalité » qu’il est plutôt récent. Tout comme la notion de « couple », il est mouvant et reste à l’heure actuelle encore flou au niveau de sa définition. À ce titre, il semble intéressant de relever que les spécialistes ne s’arrêtent pas sur une seule définition pour ce terme, au contraire, et les professionnels portent un regard différent sur cette notion, selon leur champ d’intervention.
Par exemple, en droit, la notion n’apparaît pas spécifiquement et l’on parlera davantage de «parenté» pour définir les liens de filiation qui s’opposent aux relations d’alliance (DELECOURT & LETURQUE, 2007). Pour les psychologues, la notion de parentalité est, pour sa part, envisagée comme un processus psychique impliqué par la venue de l’enfant et l’expérience d’être parents. Venons enfin au travail social. Le travail social est une branche pluridisciplinaire qui se trouve au carrefour de nombreuses disciplines dont la psychologie, les sciences humaines et sociales, l’économie, le droit, la médecine et la santé publique, entre autres. Dans cette perspective, il n’est pas surprenant que sa définition de la « parentalité » semble inspirée de différentes visions et qu’à l’instar des autres branches, sa définition n’est pas non plus arrêtée. Toutefois, pour ce travail, c’est la définition du Dictionnaire critique d’action sociale qui a été retenue : « »Parentalité » apparaît comme un terme spécifique du vocabulaire médico-psycho-social qui désigne de façon très large la fonction « d’être parent » en y incluant à la fois des responsabilités juridiques, telles que la loi les définit, des responsabilités morales, telles que la socio-culture les impose, et des responsabilités éducatives. Dans l’acception la plus répandue au sein des institutions spécialisées, la parentalité désigne aussi, et d’une façon privilégiée, la fonction parentale considérée comme support de l’évolution psycho-affective de l’enfant » (BARRIÈRE & BOUQUET, 1995, cité par FABLET, 2008, p.2). Avant toute chose, – et peut-être est-ce une évidence ? – il est utile de mentionner que la présence d’un enfant est indispensable à l’existence de parentalité chez l’individu. Dans la définition ci-dessus, il est possible de relever que le terme « fonction » apparaît à plusieurs reprises. Ce terme est essentiel dans le cadre de ce travail, car c’est précisément par leurs fonctions respectives que se distinguent et se définissent le couple conjugal et le couple parental. Cette question sera traitée dans le cadre d’un prochain chapitre dédié à la description de ces deux versants du couple.
LE CLIVAGE ENTRE LE PARENTAL ET LE CONJUGAL DU COUPLES
Le phénomène de séparation entre la conjugalité et la parentalité du couple avait été identifié aux prémices du présent travail. Ainsi, comme énoncé en début de travail, en discutant avec un ami travaillant au sein d’un service AEMO, ce dernier m’avait expliqué qu’établir la distinction du couple en tant que parents et en tant que conjoints lui était indispensable pour travailler avec les familles et plus spécifiquement auprès des couples de parents. À ce titre, cette connaissance demandait fréquemment aux couples de mettre de côté leurs problèmes conjugaux pour n’être alors « que des parents ».
Une question de missions institutionnelles et de champs d’activité Durant l’enquête de terrain, il s’est avéré rapidement que, pour certains professionnels, le clivage non seulement n’avait pas de sens, mais surtout semblait être une pratique professionnelle inconnue.
En effet, les praticiens n’ayant pas envisagé cette distinction étaient ceux qui ne travaillaient pas sur l’axe de la parentalité. Dès lors, il a été possible de dégager un point fondamental au sujet du clivage : c’est précisément le travail sur la parentalité – ou l’axe parental – du couple qui amène la nécessité de séparation entre les axes parental et conjugal.
De fait, pour Christelle, qui travaille dans le handicap, et Cécile, intervenante en addictions, le clivage entre les axes parental et conjugal du couple n’a été investi qu’en surface puisque la notion ne recouvrait pas de sens dans leurs pratiques professionnelles.
Pour Tamara, les versants parental et conjugal du couple étaient des notions connues, cependant, la distinction n’avait pas d’utilité pour son activité mais pouvait faire l’objet d’une réorientation auprès d’autres structures externes telles que les AEMO. À l’inverse, pour Xavier et Anouk, travaillant tous deux dans le champ de la protection de l’enfance, la question de la parentalité est au centre de leurs activités, d’où l’importance de distinguer conjugalité et parentalité.
Enfin, pour Aurélie, dont les missions sont particulièrement vastes et se construisent en fonction des besoins des bénéficiaires, le clivage recouvrait également un certain sens, même si ce dernier ne semblait pas aussi marqué que pour les travailleurs en protection de l’enfance. Ainsi, la travailleuse de proximité expliquait se considérer comme une «généraliste». Dans ce sens, elle disait être à même d’effectuer une partie du travail de soutien à la parentalité, toutefois, lorsque les problématiques lui apparaissaient plus conséquentes, elle référait les familles à l’AEMO.
LES MANIÈRES D’ENTRER DANS L’INTIMITÉ DU COUPLE PAR LES PROFESSIONNELS
L’intrusion du point de vue des professionnels :Comme il a été exposé précédemment à la lumière du psychosociologue Elian Djaoui, il existe plusieurs façons de franchir la sphère intime d’une personne : l’intrusion, l’étayage et l’hospitalité.
Parmi les professionnels interrogés, pour plusieurs d’entre eux l’intervention dans l’espace conjugal était spontanément perçue comme une intrusion. Une certaine réticence à intervenir était donc perceptible : «Après on n’est pas aussi intrusifs à voir comment ça se passe dans un couple» disait Christelle.
Aurélie, pour sa part, expliquait modérer ses interventions dans l’espace conjugal : «On va en parler un petit moment, mais c’est pas un sujet non plus sur lequel je vais être trop intrusive.»
Cependant, pour Anouk de la protection de l’enfance, l’intrusion dans la conjugalité ne semblait pas représenter une telle difficulté. Au contraire, selon les dires de la professionnelle, l’on comprend que ce mode d’entrée jalonne son quotidien professionnel : «Nous on est mandatés par un service de l’État, donc la question du droit ne se pose pas. Quand les couples arrivent ici, ils doivent nous étaler leur intimité et nous finalement, on n’a pas à demander leur autorisation […] S’ils y répondent tant mieux, s’ils n’y répondent pas, y aura des conséquences. Donc finalement, on est en plein dans notre métier de poser la question du couple, sur leur vie, sur leur intimité et c’est ce qui est parfois difficile pour certains couples qui sont assez pudiques et qui n’ont pas envie d’étaler leur vie… Et c’est ce qui est délicat dans les services comme les nôtres, c’est qu’ils sont obligés.»
L’on peut dire des professionnels que le respect de l’intimité des bénéficiaires ne représente pas les mêmes difficultés et de fait les mêmes appréhensions. Le mandat a d’ailleurs un poids à ce sujet comme en témoignent les propos d’Anouk.
L’étayage comme mode d’entrée le plus courant :Dans le discours des professionnels, l’on relève que «l’étayage» est le mode le plus courant pour les travailleurs sociaux d’entrer dans l’intimité conjugale des personnes qu’ils accompagnent : «J’ai assez peu de problèmes à rentrer dans cette intimité-là, parce que c’est la personne qui va y arriver. Donc je vais pas leur tirer les vers du nez pour aller trop loin, mais par contre, soutenir la discussion pour que la personne puisse s’exprimer sur les choses qu’elle a envie de s’exprimer.» expliquait Aurélie.
De plus, l’on peut ajouter que «l’hospitalité» selon Djaoui représente un mode d’entrée courant dans l’intimité pour l’éducatrice hors mur. Néanmoins, cette dernière soulignait qu’intervenir à domicile s’avérait être le résultat d’un long cheminement avec les bénéficiaires : « La porte pour rentrer dans la famille ou au sein du couple, elle est très difficile à pousser. […] Même si ça fait quelques années qu’on se côtoie, de passer le pas de la porte, c’est quelque chose d’assez compliqué pour eux.»
Ainsi, le fait d’être «invité» par la personne semblait être important pour une majorité des professionnels pour entrer dans l’intimité conjugale, et ceci quand bien même les éducateurs et assistants sociaux semblaient dépister des difficultés à ce niveau : «Bon, j’ai jamais eu le cas encore, donc… Mais je pense que s’ils viennent pas d’eux-mêmes, je vais quand même pas… C’est pas mon rôle ou quoi, je pense, non ? Alors, je peux aussi écouter un bout, c’est sur… Mais ça, même si c’est tendu entre eux ou qu’il y a des problèmes, s’ils nous disent rien, c’est peut être
que ça les regarde qu’eux ? » s’interrogeait Christelle.
|
Table des matières
1.Introduction
1.1 Le choix de la thématique
1.1.1 Une motivation particulière
1.1.2 Des intérêts professionnels
1.1.3 Un sujet qui fait sens en travail social
2.La problématique
2.1 Le couple, un sujet central
2.2 La question de recherche
2.3 L’hypothèse
2.4 Les objectifs
2.4.1 L’objectif 1 : articuler « couple » et « travail social » au sein de la littérature
2.4.2 L’objectif 2 : déceler la place accordée au couple au travers du regard et des pratiques des ts
3.La méthodologie
3.1 La méthode qualitative
3.2 Le terrain d’enquête
3.3 L’échantillon
3.3.1 Tableau récapitulatif des profils des professionnels interrogés
3.4 Les terrains exclus par l’étude
3.5 Le dispositif d’entretien
4.Le couple
4.1 L’existence du couple
4.2 Les fonctions du couple
4.3 La solubilité des unions
4.4 Les considérations de l’état par rapport au couple
4.5 Le couple, un construit social
4.6 La définition théorique du couple
4.7 La définition du couple par les travailleurs sociaux
4.8 Le couple, une réalité multiforme
4.9 Marquages personnels et empreintes professionnelles
5.La parentalité
5.1 La définition de la parentalité en travail social
5.2 La parentalité selon houzel
5.3 Tableau récapitulatif : les axes de la parentalité selon houzel
5.4 Le parental et le conjugal du couple
5.4.1 Conjugalité et parentalité, influences mutuelles
5.4.2 Figure 1 : l’effet boule de neige au sein du foyer
5.5 Une histoire de fonctions
5.5.1 Le couple conjugal
5.5.2 Le couple parental .
5.6 Les dimensions conjugales et parentales du couple vues par les professionnels
5.6.1 Les formes d’existence des couples conjugaux et parentaux
5.6.2 Le clivage entre le parental et le conjugal du couples.
5.7 Le clivage conjugal-parental, utile aux professionnels avant tout ?
5.8 Les enjeux de la parentalité
5.8.1 La famille : expansion des modèles et diversification des rôles
5.8.2 La place de l’enfant au sein du divorce
5.9 Conjugalité et parentalité ou versants privé et public du couple ?
6.L’intimité
6.1 L’intimité, un construit social
6.2 La définition de l’intimité
6.3 L’intimité du couple conjugal
7.Couple et intervention sociale
7.1 Une pratique fortement influencée par les champs d’intervention
7.1.1 Le récapitulatif des pratiques de Cécile
7.1.2 Le récapitulatif des pratiques de Tamara
7.1.3 Le récapitulatif des pratiques d’Aurélie
7.1.4 Le récapitulatif des pratiques de Christelle
7.1.5 Le récapitulatif des pratiques d’Anouk et de Xavier
7.1.6 Synthèse des pratiques professionnelles
7.2 La parentalité, une catégorie d’intervention en travail social
7.3 La conjugalité, un impensé en travail social ?
7.3.1 La violence conjugale : tensions entre public et privé
7.3.2 Les différents modes d’entrée dans l’intimité
7.3.3 Dilemmes et paradoxes liés au travail dans l’intimité
7.4 Les professionnels face à l’intimité du couple
7.4.1 La conjugalité, une thématique différente
7.4.2 Les manières d’entrer dans l’intimité du couple par les professionnels
7.4.3 La confiance dans la relation avec le bénéficiaire
7.4.4 Les limites à l’intervention dans la conjugalité
7.5 Le couple conjugal, cette « patate chaude »
8.Synthése des résultats
8.1 Retour sur les objectifs
8.2 Retour sur la question de recherche
8.3 Retour sur l’hypothèse
9.Les pistes d’action
9.1 La formation
9.1.1 Formations sur le couple et l’intimité
9.1.2 Centralité de la thématique et lien parentalité-conjugalité
9.1.3 Formations continues
9.1.4 Le travail « avec » « pour », et « sur »
9.2 Les pratiques professionnelles
9.2.1 Valoriser le travail en réseau
9.2.2 Favoriser l’accès aux prestations
10.Bilan
11.Conclusion
12.Sources bibliographiques
Télécharger le rapport complet