En dépit de leur tension de cycle importante (115 kJ/mol), les cyclopropanes sont présents dans de très nombreux produits naturels (terpènes, stéroïdes, polycétides, phéromones, métabolites d’acides gras, aminoacides non usuels, …) possédant des activités biologiques très variées (antibiotique, antivirale, antifongique, antitumorale, neuromédiatrice, insecticide, régulation de la croissance des plantes, maturation des fruits, …).
L’acide chrysanthémique et les pyréthrines, insecticides isolés de la fleur Chrysanthemum cinerariaefolium, sont traditionnellement cités comme exemples de cyclopropanes naturels bioactifs. Leur motif structural 2 vinylcyclopropanecarboxylique a été une bonne source d’inspiration pour le développement d’autres insecticides cyclopropaniques synthétiques, à usage phytopharmaceutique, tels que la deltaméthrine (Roussel-Uclaf) (Figure 1).
Les cyclopropanes peuvent se retrouver incorporés dans des structures beaucoup plus complexes. Ainsi, la curacine A, produite par la cyanobactérie Lyngbya majuscula collectée près de l’île de Curaçao dans la mer des Caraïbes, possède un motif cyclopropylthiazoline. Ce composé est un puissant agent antimitotique interagissant avec la tubuline au niveau du site de fixation de la colchicine. La bélactosine A, isolée du bouillon de culture de Streptomyces UCK14, est un agent antitumoral dont le mode d’action réside dans l’inhibition du protéasome. Ce produit naturel possède un motif central original (trans-2-aminocyclopropyl)alanine ainsi qu’une β-lactone. Un cyclopropane 1,2,3-trisubstitué est rencontré dans l’ambruticine S, un polycétide isolé de la myxobactérie Polyangium cellulosum, possédant une activité antifongique contre divers agents pathogènes et notamment ceux responsables de l’histoplasmose et de la coccidioïdomycose. Un dernier exemple est le composé polycyclopropanique U–106305, isolé de milieux de culture de Streptomyces UC11136, qui incorpore un enchaînement particulièrement original de cinq cyclopropanes adjacents trans-1,2-disubstitués (Figure 2). Ce produit naturel est un puissant inhibiteur d’une protéine de transfert plasmatique (CETP) qui contrôle la redistribution des esters du cholestérol entre les lipoprotéines (LDL/HDL).
Les propriétés électroniques et stériques du cyclopropane, notamment sa rigidité conformationnelle qui permet d’orienter dans l’espace des groupements fonctionnels de manière parfaitement définie, en font un motif structural particulièrement important et intéressant en chimie médicinale. Une illustration récente est la conception du composé cyclopropanique L1, agoniste partiel sélectif du récepteur nicotinique-α4β2 de l’acétylcholine, candidat médicament pour le traitement de la dépression. Ainsi, le remplacement de la triple liaison disubstituée, présente dans le composé « tête de série » initialement développé, par un cyclopropane conduit à une stabilité métabolique supérieure et confère au groupement hydroxyle une orientation spatiale privilégiée pour établir une liaison hydrogène avec un résidu α-aminoacide du récepteur. L’amitifadine, un triple inhibiteur de recapture des neurotransmetteurs (sérotonine, norépinéphrine et dopamine) actuellement en phase d’essais cliniques pour le traitement de la dépression, possède un motif 3-azabicyclo- [3.1.0]hexane qui peut être considéré comme un analogue contraint du cycle pipéridine. Un alcynylcyclopropane trans-1,2-disubstitué constitue le motif central original du cipralisant, un antagoniste sélectif des récepteurs histaminiques H3. En outre, les cyclopropanes substitués par un hétéroatome (azote ou oxygène) sont également rencontrés dans des composés synthétiques biologiquement actifs. Le MK–5172, un inhibiteur de la protéase NS3/4a du virus de l’hépatite C (VHC), constitue un exemple particulièrement intéressant car il incorpore deux éléments structuraux remarquables : un motif α-aminoacide cyclopropanique et un carbamate dérivé d’un cyclopropanol trans-1,2-disubstitué (Figure 3). Ce composé, actuellement développé par Merck, possède une forte activité contre les principaux génotypes du VHC ainsi que les souches résistantes aux inhibiteurs de protéase de première génération.
Les composés cyclopropaniques constituent également des intermédiaires importants en synthèse organique. Selon la nature des substituants et leurs propriétés électroniques, le cycle à trois chaînons peut être ouvert par des réactions thermiques, photochimiques, promues par des électrophiles, des nucléophiles, des radicaux ou catalysées par des complexes organométalliques, dont la force motrice est le relâchement de la tension de cycle.
Ainsi, le développement de méthodes de synthèse de cyclopropanes substitués, impliquant non seulement la construction du cycle à trois chaînons mais aussi la fonctionnalisation chimio- et stéréosélective de structures cyclopropaniques déjà élaborées, constitue un défi majeur en chimie organique. C’est précisément dans ce dernier domaine que nous avons souhaité apporter notre contribution en étudiant divers couplages catalysés au palladium permettant la formation d’une liaison carbone-hétéroatome ou carbone-carbone sur un composé cyclopropanique convenablement substitué.
Ce manuscrit est organisé en quatre chapitres. Le premier chapitre est dévolu à une étude bibliographique sur les couplages croisés métallo-catalysés impliquant des organométalliques ou des halogénures cyclopropaniques. Le second chapitre est consacré à nos travaux sur la synthèse d’alcoxy- et d’aminocyclopropanes. Inspirés par la structure de l’inhibiteur de protéase MK–5172, nous avons voulu mettre au point des voies d’accès à des 2-alcoxycyclopropyl métaux stables. Ces composés pourraient alors être utilisés comme « briques moléculaires » pour introduire le motif 2-alcoxycyclopropyle sur des molécules fonctionnalisées par formation d’une liaison carbone-carbone grâce à un couplage pallado-catalysé. La possibilité de réaliser des couplages de type Hartwig-Buchwald, qui permettraient d’obtenir des aminocyclopropanes à partir d’iodures cyclopropaniques, a également été étudiée .
Rappels bibliographiques : principales méthodes de synthèse des cyclopropanes
La construction du cycle à trois chaînons peut être réalisée par différentes stratégies. Celles-ci se différencient par l’analyse rétrosynthétique sur laquelle elles reposent et les synthons impliqués (Schéma 4). Deux liaisons du cyclopropane peuvent être formées simultanément par interaction entre un carbène et une oléfine [Schéma 4, stratégie (a)]. La formation de ces deux liaisons peut également avoir lieu de manière séquentielle et monotope par couplage entre un synthon gem-dinucléophile et un 1,2-bis-électrophile [Schéma 4, stratégie (b)] ou, inversement, un synthon gem diélectrophile et un 1,2-bis-nucléophile [Schéma 4, stratégie (c)]. Une autre approche consiste à coupler deux synthons 1,1- et 1,2-difonctionnalisés susceptibles de se comporter une première fois comme nucléophile et électrophile respectivement, puis inversement dans un second temps [Schéma 4, stratégie (d)]. Les stratégies correspondant aux analyses rétrosynthétiques (b), (c) et (d) font toutes intervenir, une fois la première liaison du futur cycle à trois chaînons formée, un intermédiaire 1,3-difonctionnalisé et la fermeture du cycle est alors finalement réalisée grâce à une cyclisation ionique. A partir de précurseurs 1,3-difonctionnalisés convenablement substitués, le cycle à trois chaînons peut être directement formé par cyclisation ionique [Schéma 4, stratégie (e)] ou, plus rarement, par cyclisation radicalaire [Schéma 4, stratégie (f)].
Cycloaddition [2+1] [Schéma 4, stratégie (a)]
Cyclopropanation d’oléfines par des carbènes ou des carbénoïdes
La voie d’accès la plus classique aux cyclopropanes est une cycloaddition [2+1], concertée et stéréospécifique, entre une oléfine et un carbène (singulet) ou un réactif se comportant comme tel chimiquement (carbénoïde). C’est à cette stratégie que nous avons eu recours pour préparer tous les cyclopropanes intervenant dans nos travaux. La déprotonation du chloroforme ou du bromoforme par une base forte (t BuOK par exemple) en milieu organique, ou encore par la soude en catalyse par transfert de phase, constitue une excellente méthode de synthèse de gem dihalogénocyclopropanes. La décomposition thermique des organomercuriques PhHgCX3 (X = Br, Cl) est une méthode également employée qui permet d’opérer dans des conditions neutres (Tableau 1, entrée 1). Les carbénoïdes métalliques, engendrés à partir du diiodométhane ou du chloroiodométhane, constituent des réactifs de choix pour réaliser la cyclopropanation d’oléfines avec insertion d’une unité « méthylène ». Depuis la découverte de la réaction par
Simmons et Smith en 1958,14 les plus importants développements ont été réalisés avec les carbénoïdes zinciques,15 bien que l’utilisation des carbénoïdes d’aluminium, 16 de samarium17 ou encore de magnésium18 ait aussi été décrite (Tableau 1, entrée 2). La combinaison de CH2I2 avec du zinc métallique ou avec le couple Zn(Cu) dans un solvant éthéré, initialement utilisée pour engendrer le carbénoïde ICH2ZnI (Tableau 1, entrée 3), a été supplantée par les systèmes ICH2X / Et2Zn (X = I, Cl) qui conduisent, par échange iode/zinc, aux carbénoïdes de zinc XCH2ZnEt ou (XCH2)2Zn, selon la stœchiométrie des réactifs, et permettent d’opérer dans des solvants non complexants (Tableau 1, entrées 4 et 5).19 Etant donné le caractère électrophile du carbénoïde, la cyclopropanation des oléfines riches en électrons est plus efficace. De plus, la présence d’un groupement complexant (basique au sens de Lewis) en position allylique ou homoallylique accélère la cyclopropanation de façon significative et permet d’en contrôler la diastéréosélectivité le cas échéant.15 Les carbénoïdes de type ICH2Zn(OR), dans lesquels R est un groupement électroattracteur [R = 2,4,6-trichlorophényle,20 R = P(=O)(On-Bu)2, 21 R = COCF3 22], sont beaucoup plus réactifs et bien adaptés pour la cyclopropanation d’une grande variété d’alcènes, y compris ceux dépourvus de groupement complexant au voisinage de la double liaison (Tableau 1, entrée 6).
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre 1 : Étude bibliographique : couplages croisés métallo-catalysés impliquant des organométalliques ou des halogénures cyclopropaniques
1 – Rappels bibliographiques : principales méthodes de synthèse des cyclopropanes
1.1 – Cycloaddition [2+1] [Schéma 4, stratégie (a)]
1.1.1 – Cyclopropanation d’oléfines par des carbènes ou des carbénoïdes
1.1.2 – Cyclopropanation d’oléfines par des complexes métalliques de carbènes
1.2 – Formation séquentielle monotope de deux liaisons du cyclopropane [Schéma 4, stratégies(b), (c) et (d)]
1.3 – Formation de cyclopropanes par cyclisation 3-exo-tet ou 3-exo-trig
1.3.1 – Cyclisation ionique [Schéma 4, stratégie (e)]
1.3.2 – Cyclisation radicalaire [Schéma 4, stratégie (f)]
1.4 – Bilan
2 – Rappels bibliographiques : additions sur les cyclopropènes
2.1 – Hydrogénation, hydroformylation, hydroacylation et hydroalcynylation de cyclopropènes
2.1.1 – Hydrogénation
2.1.2 – Hydroformylation, hydroacylation et hydroalcynylation
2.2 – Hydrométallations et métallométallations de cyclopropènes
2.2.1 – Hydrométallations
2.2.2 – Métallométallations
2.3 – Carbométallations de cyclopropènes
2.3.1 – Carbométallations catalysées par le fer
2.3.2 – Carbométallations catalysées par le cuivre
3 – Couplages croisés impliquant des organométalliques ou des halogénures cyclopropaniques
3.1 – Généralités
3.2 – Formation de liaisons carbone-carbone par couplages croisés impliquant des organométalliques cyclopropaniques
3.2.1 – Couplages de Corriu-Kumada (réactifs de Grignard cyclopropaniques)
3.2.2 – Couplages de Negishi (organozinciques cyclopropaniques)
3.2.3 – Couplages de Stille (cyclopropylstannanes)
3.2.4 – Couplages de Suzuki-Miyaura (cyclopropylboranes)
3.2.4.1 – Acides cyclopropylboroniques
3.2.4.2 – Cyclopropylboronates
3.2.4.3 – Cyclopropyl-MIDA-boronates
3.2.4.4 – Cyclopropyltrifluoroborates de potassium
3.2.5 – Couplages d’Hiyama-Denmark
3.3 – Formation de liaisons carbone-carbone par couplages croisés impliquant des halogénures cyclopropaniques
3.3.1 – Cas particulier des gem-dihalogénocyclopropanes
3.3.2 – Cas des monohalogénocyclopropanes
3.3.2.1 – Couplages de Suzuki-Miyaura
3.3.2.2 – Couplage de Negishi
3.4 – Formation de liaisons carbone-hétéroatome à partir d’organométalliques ou d’halogénures cyclopropaniques
3.4.1 – A partir d’organométalliques cyclopropaniques
3.4.2 – A partir d’halogénures cyclopropaniques
3.5 – Bilan
Chapitre 2 : Synthèse de cyclopropanes hétérosubstitués par couplages croisés pallado-catalysés
1 – Couplages croisés pallado-catalysés impliquant des 2-alcoxycyclopropyl métaux
1.1 – Synthèse de 2-alcoxycyclopropyl métaux cis- et trans-1,2-disubstitués
1.1.1 – Synthèse de trans-2-alcoxycyclopropyl métaux C1
1.1.1.1 – Analyse rétrosynthétique
1.1.1.2 – Etude des différentes voies de synthèse
1.1.2 – Synthèse de cis-2-alcoxycyclopropylboranes C2
1.1.2.1 – Analyse rétrosynthétique
1.1.2.2 – Synthèse de cis-2-benzyloxycyclopropylboranes
1.2 – Couplages croisés pallado-catalysés impliquant des 2-benzyloxycyclopropyl métaux
1.2.1 – Couplage d’Hiyama-Denmark
1.2.2 – Couplages de Suzuki-Miyaura impliquant des 2-benzyloxycyclopropylboronates
1.2.2.1 – Premiers essais
1.2.2.2 – Optimisation du système catalytique et des conditions opératoires
1.2.2.3 – Couplages dans les conditions opératoires précédemment optimisées : bilan et perspectives
2 – Développement de couplages d’Hartwig-Buchwald impliquant des iodures cyclopropaniques
2.1 – Aminations d’Hartwig-Buchwald intermoléculaires
2.1.1 – Synthèse des 2-iodocyclopropaneméthanols 25 et 26
2.1.2 – Essais d’aminations intermoléculaires d’Hartwig-Buchwald
2.2 – Aminations d’Hartwig-Buchwald intramoléculaires
2.2.1 – Préparation des substrats requis pour l’étude
2.2.2 – Essais de cyclisation de l’amide 40
2.2.3 – Essais de cyclisation de l’amide 43
2.2.4 – Essais de cyclisation de l’amine 45 catalysés par le palladium
2.2.5 – Essais de cyclisation de l’amine 45 catalysés par des sels de cuivre ou de fer
2.3 – Bilan
Chapitre 3 : Couplages de Sonogashira impliquant des iodures cyclopropaniques substitués
1 – Couplages de Sonogashira impliquant des 2-iodocyclopropylméthanols 1,2-disubstitués
1.1 – Essais préliminaires
1.2 – Couplages de Sonogashira de 2-iodocyclopropylméthanols 1,2-disubstitués avec divers alcynes terminaux
1.2.1 – Couplages de Sonogashira impliquant le cis-2-iodocyclopropylméthanol 25 et son éther de p-méthoxybenzyle 56
1.2.2 – Couplages de Sonogashira impliquant le trans-2-iodocyclopropylméthanol 26
2 – Couplages de Sonogashira impliquant des 2-iodocyclopropylméthanols trisubstitués
2.1 – Préparation des substrats requis pour l’étude
2.2 – Couplages de Sonogashira impliquant des 2-iodocyclopropylméthanols trisubstitués
2.2.1 – Réactivité de l’iodure cyclopropanique 73
2.2.2 – Réactivité de l’iodure cyclopropanique 76
2.2.3 – Réactivité de l’iodure cyclopropanique 79
3 – Couplages de Sonogashira impliquant des dérivés de l’acide 2-iodocyclopropanecarboxylique
3.1 – Préparation des substrats requis pour l’étude
3.2 – Couplages de Sonogashira impliquant des dérivés de l’acide 2-iodocyclopropanecarboxylique
3.2.1 – Etude préliminaire
3.2.2 – Réactivité des 2-iodocyclopropanecarboxamides 90 et 94
3.2.3 – Réactivité d’autres dérivés de l’acide 2-iodocyclopropanecarboxylique
4 – Bilan
Conclusion générale