Corps écrit, corps parlé : les maux par les mots, quels liens entre la parole et l’écriture ? 

Marie Cardinal et la transcription du corps : un champ de recherche quasi vierge

L’œuvre par laquelle j’ai pu découvrir Marie Cardinal, et le contexte de cette découverte, ont été un point de départ pour le moins particulier pour ce travail de recherche. J’ai en effet découvert l’œuvre de Cardinal à travers le point de vue du monde anglophone, dans le cadre d’un séminaire « Mothers and daughters in women’s writing » dirigé par Mathilde Poizat-Amar Mother, à l’Université du Kent en Angleterre. Ce séminaire avait pour objet les études de genre en général, mais il traitait également la question du corps en littérature, notamment du lien matriciel entre la fille et la mère. J’ai donc pu étudier la place si parti culière du corps dans Les Mots pour le dire de Marie Cardinal. Ce séminaire, par un apport précieux de ressources et de questionnements, m’a donné l’envie, de retour en France, de me saisir de cette question avec plus de précision et de sérieux.
Or, ce séminaire, s’il m’en a donné l’idée, m’a par ailleurs permis de comprendre la particularité du contexte français vis-à-vis des études menées sur les questions de féminisme et de genre du point de vue littéraire.
L’une des difficultés de ce travail de recherche a en effet été le manque de sources, francophones, accessibles et universitaires, concernant l’œuvre de Marie Cardinal. On comptabilise à ce jour, en France, qu’un seul ouvrage critique, Marie Cardinal, une monographie réalisée par Colette Hall, elle-même franco-canadienne, et quelques articles critiques. La majeure partie de nos sources critiques est donc anglophone, le travail d’Emma Webb notamment, travail universitaire remarquable en cela qu’il mobilise des outils d’analyses pluridisciplinaires et b alaie l’ensemble de l’œuvre cardinalienne.
Ce fut donc avec une difficulté certaine que j’entrepris ce travail : mon angle d’approche, le corps, n’avait pas ou peu été traité en France comme dans le monde anglophone, et les ressources accessibles étaient rares. Dans un premier temps, j’ai donc dû m’en tenir à mes propres analyses fondées sur mes lectures successives des Mots pour le dire et d’Autrement dit, seules œuvres accessibles. Mais plus j’ai lu et plus il m’est apparu évident que mon travail sur le corps devait prendre en compte un corpus plus large afin de développer l’analyse. Seul problème, Marie Cardinal, pour les raisons que je développerai plus loin dans mon travail, n’a pas fait l’objet d’un réel travail de recherches en France et n’est donc p as ou peu passé à la postérité. Ses œuvres n’ont donc pas été rééditées et ne font donc pas l’objet d’acquisitions massives dans les réseaux des bibliothèques. Les acquérir a donc relevé du défi car n’ayant pas les moyens de me les procurer à prix d’or sur le marché (quand celles-ci étaient trouvables) je n’avais donc accès à ces œuvres que dans le cadre de prêts à court terme, chose peu accommodante pour un travail de recherche en littérature où, précisément, les textes sont notre matière principale. Heure usement, j’ai trouvé, dans une boîte à livres, cinq de ses œuvres et le hasard a voulu que je les trouve précisément dans une période de creux où le manque de sources ainsi que l’impossibilité pour moi de posséder ses œuvres et de les analyser plus en détail m’avaient poussée à partir en exil à Lans-en-Vercors, loin de Cardinal donc, afin de faire le point. (Autant dire que cette trouvaille, m’a plus que jamais poussée à m’investir dans mon travail). En conséquence, pour ce travail, j’ai dû me fier en premier lieu à ma propre analyse des textes, analyse consciencieuse, laborieuse, qui m’a confrontée à beaucoup de problèmes méthodologiques, par exemple à la difficulté à trouver une juste distance critique vis-à-vis de mon sujet d’étude. En effet, je suis sensible à cette thématique du corps qui, comme le souligne une brochure de 1975, trouvée dans les livres, produit une adhésion au texte de l’ordre, elle aussi, du viscéral : « Personne ne pourra rester indifférent à l’histoire […] Vous serez pris au cœur, au corps, à la gorge, aux tripes par ce récit sincère, sans complaisance, sans fioritures ni mots inutiles. »

Un sujet particulier : le corps en écriture

Les articles concernant Marie Cardinal ont majoritairement pour sujet la psychanalyse et la manière dont Cardinal, se sert de la psychanalyse pour écrire son expérience intime. Les Mots pour le dire (œuvre qui comptabilise le plus d’articles à ce jour), est alors apparu à la fois comme un point de départ de ma réflexion et comme une impasse. Le sujet de la folie me paraissait en effet trop large pour être traité en deux ans. Cette approche a également pour inconvénient de ne pas, ou peu, prendre en compte la richesse littéraire des textes de Cardinal, point que je souhaitais développer. Ainsi, cette approche, bien qu’elle nous permette de mobiliser des outils théoriques intéressants, comme la notion générique de « roman de cure au féminin », reste trop éloignée de mon sujet et n’a donc que peu été traitée. Les articles concernant Marie Cardinal et la psychanalyse ont donc été mobilisés à titre informatif, afin de mieux cerner le contexte et la réception des œuvres.
Autre écueil, la question de l’Algérie. Marie Cardinal, du fait de sa triple nationalité (francoalgérienne puis canadienne), n’a de cesse de dire ce déchirement, cet écartèlement qui a motivé son choix d’être apatride et de « s’exiler » en un sens au Canada. Bien que ce sujet traite du corps, il est également très politisé. L’auteure s’en empare avec l’écriture d’ articles critiques sur l’identité de « pied-noir » mais également à travers la symbolique de l’Algérie, qui, chez Cardinal, permet d’exprimer le traumatisme de la guerre, en s’appuyant sur son vécu. Il a donc été délicat à manier précisément parce que la position de Marie Cardinal ne peut être claire. Les sources, nombreuses, concernant les « pied-noir », l’Algérie ou la littérature de l’exil, m’ont uniquement servi pour traiter l’aspect symbolique et politique de l’Algérie dans l’écriture cardinalienne du corps. Encore une fois, ma volonté d’aborder Marie Cardinal selon une approche littéraire m’a obligée à renoncer à traiter la question algérienne dans son intégralité.

Le choix du corpus 

Ce qui m’intéressait avant tout, je l’ai déjà précisé, c’était l’aspect littéraire des œuvres de Cardinal méconnu, inexploré de la critique. Ma réflexion avait commencé avec Les Mots pour le dire, puis Autrement dit, toutefois, à la relecture, j’ai découvert que la thématique du corps semblait être un « nœud » important de l’écriture cardinalienne. J’ai donc pris l’initiative de lire et relire les œuvres trouvées puis les autres, de plus en plus émue de constater que mon angle d’approche, même s’il n’était pas ou peu traité, était tout à fait pertinent. J’ai alors pu ouvrir ma réflexion à la dimension politique de ses œuvres : non seulement le corps travaille l’écriture, et est travaillé par elle mais encore, ce corps écrit, ou corps parlé, permettrait à l’autrice et aux narratrices de s’emparer des mots pour le dire, de prendre possession de cette réflexion et d’y participer. En s’évertuant à dire, à écrire ce corps qui est sien mais qui est aussi autre, Marie Cardinal questionne ainsi les normes littéraires mais aussi sociales de son époque. Ces différents ni veaux de lectures de l’œuvre de Cardinal m’a ainsi poussée à ouvrir mon corpus à l’ensemble de son œuvre et non uniquement aux Mots pour le dire.

Marie Cardinal et le corps : une approche singulière dans le contexte des années soixante, soixante-dix

Apprendre à se faire lire : le corps, lieu des tabous.

Contrairement au contexte littéraire de l’époque, Marie Cardinal aborde le corps, non pas de manière poétique ou théorique, mais de manière simple et quelque peu abrupte. Elle n’a de cesse de l’écrire, son ambition première c’est d’écrire à partir de la « matière ». Les « mots pour le dire » sont avant tout les mots du corps, des mots tabous, honteux, à la limite du lisible : « Les mots pour le dire, les mots véritables, les mots du commencement, ceux de la naissance, sont tous honteux, laids, sales, tabous. Car leur intelligence profonde vient du sang, de la merde, du lait, de la morve, de la terre, de la sueur, de la chair, des jus, de la fièvre. » Cette intransigeance vis-à-vis du langage et de l’effort d’écrire sans céder à la pudeur, ont dérangé. Le corps, en cela qu’il incarne les « tabous, le sacré, les mythes » , ne peut être dit, par une femme et qui plus est du point de vue féminin sans reconsidérer, précisément, la vision que la société attribue au féminin.
Cette approche du corps à travers le langage, en cela qu’elle confronte le lecteur aux imaginaires et aux normes imposés par la société, produit donc des effets de lecture inédits, éloignés de la revendication politique et proches d’une volonté d’instaurer un rapport plus démocratique à l’écriture. Le lectorat (qu’il soit féminin ou masculin) se trouve donc impliqué dans la réflexion de manière active : l’autrice lui accorde justement un rôle majeur, son écriture est destinée, elle est faite pour penser les mœurs de son temps, penser le rapport aux normes sociales, de penser par exemple la « femme » dans une « situation » précise. Son écriture est alors à l’image de la parole, une « conversation avec les autres » où le contenu du livre « est ce qu’est le désir de ceux qui le parcourent. ».
Comme le souligne Colette Hall dans sa monographie consacrée à l’autrice, l’enjeu d’une accessibilité de l’écriture se situe à la fois dans la manière de penser le langage, mais surtout dans la réception de celui-ci. Ainsi, « la première tâche de la femme écrivain, selon Cardinal, c’est d’apprendre à se faire lire . » Dans Autrement dit, l’autrice dénonce alors les stéréotypes liés au genre qui entravent l’écriture et la lecture : « A l’heure actuelle tous les mots ont deux sens, deux sexes, selon qu’ils sont employés par un homme ou une femme. […] Tous les principes et tous les préjugés qui pèsent se retrouvent dans les mots que nous employons, sans compter que les mêmes principes et les mêmes préjugés nous en interdisent certains. »
Annie Leclerc fait ici référence aux tabous qui pèsent sur la société française des années soixante dix où la pudeur vis-à-vis du corps, et notamment du corps féminin, parce qu’il est l’objet de débats sociaux très fort notamment sur les questions de la contraception et du viol, impose aux femmes des critiques parfois assez violentes si leurs écrits sont jugés trop crus. Marie Cardinal y fait également référence quand elle évoque le poids de la critique sur les autrices qui refusent de se corriger, d’embellir leur écriture : « Quand tu refuses de t’excuser, d’employer aucun subterfuge et que tu te sers des mots comme ils sont, de tous les mots, alors la critique prévient le public que tu n’y vas pas avec le dos de la cuillère, que tu ne te mouches pas du coude, que tu es agressive, exhibitionniste . » Marie Cardinal expose ici les enjeux de réception de son œuvre en exposant les conséquences, pour une femme, d’une telle prise de parole. Elle soulève ici le point crucial du rôle social des femmes, qui, loin de favoriser une prise de parole, les enferme dans une position précaire où le seul fait d’être femme auteure pose un problème et où l’écriture est passée sous silence.

Marie Cardinal et la « situation » des femmes

Marie Cardinal se rapproche en cela des débats littéraires et sociaux qui agitent la France de l’après-guerre, débats amenés sur le devant de la scène littéraire par la publication du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir en 1949. Cette autrice, déjà connue du monde littéraire et intellectuel pour être la compagne de Jean Paul Sartre, a ainsi marqué une rupture dans l’histoire du féminisme en français en proposant un texte qui parle du corps et de la femme du point de vue philosophique et non autobiographique. Elle s’essaie ainsi à redéfinir la femme, non plus en fonction d’une essence biologiquement déterminée, mais en fonction de sa « situation ». Sous couvert de débattre ce qui fait ou non « l’essence » du féminin, dans une continuité avec le mouvement existentialiste de l’époque, elle repose ainsi la question délicate du rapport au corps, notamment vis-à-vis du droit à en disposer : dans le chapitre « La mère », on peut ainsi lire, selon l’analyse de Silvie Chaperon , un « plaidoyer pour l’avortement libre » ainsi qu’un usage de la contraception (interdit par la loi de 1920 qui condamne non seulement l’usage mais aussi la divulgation d’informations concernant cet usage.). Simone de Beauvoir, à travers cet essai philosophique, illustre donc parfaitement la jonction entre la théorie féministe – la définition de ce qu’est une « femme » – et le clivage social que signale la distinction entre le féminin dominé et le masculin dominant.
Si Simone de Beauvoir elle-même ne se réclame pas d’une pensée féministe, elle a ainsi permis, à travers la lecture massive de son essai (considéré comme un best -seller à l’époque en dépit de son langage très spécifique), de d’actualiser des questionnements d’avant -guerre et de proposer un point de vue nouveau sur la femme, qui polarise les mouvements féministes des années soixante, soixante-dix.
De cet héritage beauvoirien, Marie Cardinal conserve le goût pour un effort de redéfinition du féminin. A l’instar de Simone de Beauvoir, elle souhaite « ouvrir » les notions de « féminin », « féminité » et « femme » et questionne les normes véhiculées par ces termes. Autre point de convergence, elle pense la femme en lien avec le quotidien et s’efforce à chaque fois de montrer à quel point la « condition des femmes » ou « situation » marque les corps et les esprits.
Cependant, au contraire de Simone de Beauvoir, qui, dans son premier volume, consacre un chapitre entier à la biologie féminine (« Biologie ») et « puise dans les arguments des biologistes une vision très noire du corps de la femme, corps torturé par cette fatalité biologique » , Marie Cardinal affirme le corps comme une manière de se retrouver, de renouer avec la parole et donc la
prise de pouvoir. Marie Cardinal développe par exemple la notion de « vague et de réglé » dans Autrement dit, où elle pense justement les règles (ici au sens de menstrues) comme un choix et non comme une réalité biologique subie par les femmes. Pour elle, le corps, comme l’écriture, ne doivent pas être entravés par des « règles » mais tendre au contraire vers le « vague », soit ce qui échappe à toute tentative de définition.

Marie Cardinal et l’ « écriture féminine »

Comme je l’ai démontré en amont, ce refus d’une définition des écrits de femme ou de la femme en général, Marie Cardinal le place d’abord sur le plan de la réception. Il est alors intéressant de constater que les mouvements pour la libération des femmes se sont emparés de ces questions de réception en littérature, notamment en créant la notion d’« écriture féminine », chère au féminisme « différentialiste » ou « essentialiste » qui s’oppose à cette hypothèse de construction sociale des sexes et revendique une différence essentielle entre les sexes qu’il s’agirait de retrouver grâce à la psychanalyse.
On voit bien ici une convergence avec la démarche cardinalienne qui en effet s’inspire de la psychanalyse, où la parole est libérée, afin de « réparer » le corps traumatisé, névrosé, rendu fou par les normes et l’inadéquation entre « ce que doit être une femme », soit son rôle social, et ce qu’elle « doit écrire », soit l’horizon d’attente créé à partir de ces stéréotypes de genre. L’écriture serait donc, pour les féministes dites « essentialistes », le lieu de l’expression d’une singularité féminine, une façon de penser en dehors de la norme imposée par le système patriarcal. Hélène Cixous, parle, par exemple, de « sexte » : la littérature se définit donc comme un mélange, un point de rencontre entre les particularités biologiques, l’essence d’une femme, et la littérature. L’écriture féminine reste toutefois indéfinissable en soi car elle se refuse et se pense en dehors de tout mouvement de définition : « Impossible de définir une pratique féminine de l’écriture, d’une impossibilité qui se maintiendra car on ne pourra jamais théoriser cette pratique, l’enfermer, la coder, ce qui ne signifie pas qu’elle n’existe pas. Mais elle excédera toujours le discours phallocentrique ; […] Elle ne se laissera penser que par des sujets casseurs des automatismes, les coureurs de bords qu’aucune autorité ne subjugue jamais. »On retrouve ici cette volonté de subvertir le langage, de le détourner, proche de la démarche cardinalien ne d’ « ouvrir » la littérature. Le Rire de la Méduse s’ouvre ainsi sur une invitation à l’écriture : « Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps […] »
Corps physique et corps écrit sont ici étroitement liés, l’un se calquant sur l’autre. Comme Marie Cardinal, Hélène Cixous exprime le désir, impératif, de s’écrire pour avoir accès à soi et prendre la parole. « A censurer le corps, on censure du même coup le souffle, la parole. »
L’écriture du corps engendrerait donc une prise ou plutôt une reprise de la parole par les femmes.
Toutefois, cette recherche d’une légitimité par la spécificité des écritures fondée sur le corps, compris comme un étendard des revendications sociales des femmes, comme l’outil par lequel les femmes vont parvenir à la parole, est donc à nuancer en particu lier concernant le travail de Marie Cardinal. Certes, tout comme Hélène Cixous, Marie Cardinal se sert du corps comme un support de réflexion des normes, et en fait l’enjeu d’une certaine reprise de pouvoir par une prise de parole, toujours dans cette recherche d’un langage oblique, subversif : « Le danger c’est de se justifier, d’expliquer. Je crois qu’il faut écrire brutalement et irrespectueusement. »
Toutefois, loin d’adhérer à une revendication d’une spécificité littéraire fondée sur les particularités biologiques du corps féminin, Marie Cardinal considère plutôt le corps (pas uniquement féminin) comme un corps éprouvé, vécu, travaillé par un quotidien et non comme un corps abstrait, en ce sens que c’est plus la manière qu’a le corps de travailler la langue qui l’intéresse qu’une réelle dimension symbolique de celui-ci. Son écriture n’est donc pas cloisonnée, spécifique, mais au contraire accessible, ouverte. Et c’est précisément cette volonté d’ouvrir le langage aux hommes comme aux femmes, de le rend re accessible à tous-tes qu’elle rompt avec le mouvement de l’ « écriture féminine », qu’elle considère d’ailleurs comme un « ghetto » : « Bien sûr, c’est tentant de féminiser les mots et je sais que beaucoup de femmes ont envie de s’engager dans cette voie. Tout bien réfléchi, moi, je n’y tiens pas. Il me semble que ce serait créer une nouvelle aliénation en créant un nouveau langage spécialisé. Il y aurait le langage des femmes comme il y a le langage des tôlards, le langage des sportifs, le langage des curés… Ce serait un langage à employer entre nous. Je ne suis pas assez féministe pour que ça m’intéresse. Moi, le pouvoir aux femmes je n’ai rien à en foutre. Ce que je veux c’est l’égalité, la justice, le partage. »
Ce double refus d’une catégorisation en fonction d’un genre (au sens de gender) supposé de la littérature, se traduit alors, dans le cas de Marie Cardinal d’un refus de genre (au sens de « générique »).

Marie Cardinal et la question générique

L’un des problèmes qui découle de la notion de « genre » est précisément le fait que parfois, l’image mentale associée à un genre ne correspond pas exactement à une œuvre. Il y a alors un décalage entre le projet initial et l’œuvre soumise à la lecture. Marie Cardinal, si l’on s’en tient à la quatrième de couverture de Cet été-là, édité par Les Nouvelles Editions Oswald en 1979, rejette en effet le genre de l’autobiographie au profit du genre romanesque : « Marie Cardinal se défend d’écrire des livres autobiographiques. La Clé sur la porte, Les Mots pour le dire, Une Vie pour deux sont en effet des romans. » La formule « en effet » peut faire croire à une assertion de l’ordre de l’évidence ou bien de la constatation. Or, sur quoi serait-elle fondée ? Si l’on se réfère aux éditions Grasset par exemple, éditeur de prédilection des œuvres de Marie Cardinal, le mot « roman » figure sur la couverture des œuvres suivantes : Une vie pour deux, Les Jeudis de Charles et Lula, Amours…amours, Les Grands désordres, Comme si de rien n’était, Le Passé empiété ainsi que Les Mots pour le dire . L’anthologie qui lui est consacrée s’intitule d’ailleurs Les Mots pour le dire et autres romans. En ce qui concerne La Clé sur la porte, on peut lire en guise de descriptif (toujours sur le site des éditions Grasset) : « Voici un récit peu commun, écrit avec la simplicité, la franchise et l’impartialité d’un témoignage. » La Clé sur la porte serait donc un témoignage, un document si l’on puit dire et non un « roman » soit une œuvre catégorisée comme « littéraire ». Or, à la fin de ce même descriptif, la désignation de « roman grave » est également évoquée, comme une sorte de conclusion dramatique. La désignation générique de « roman » n’est donc pas entièrement claire, même pour l’éditeur. L’exemple des Mots pour le dire est assez emblématique de cette inadéquation entre le projet et la lecture : cette œuvre a été lue comme un témoignage, ou comme un document sur la psychanalyse. Toutefois, cette réception de l’oeuvre entre en contradiction avec le point de vue de l’autrice sur son œuvre, développé dans Autrement dit, un autre ouvrage à la catégorisation générique complexe : « Pour moi c’est ça mon livre, c’est un moment dans la vie d’une femme, un roman. D’accord, j’ai vécu tout ce que vit la femme du livre, mais je l’ai vécu au jour le jour. Si j’avais pris des notes quotidiennes à cette époque et que j’ai publié ces notes une fois la psychanalyse terminée, cela aurait donné un document sur la psychanalyse. Mais ce n’est pas le cas. […] j’étais devenue écrivain (ce qui fait de moi une femme différente de celle du livre) et c’est en écrivain que j’ai vu cette histoire, pas en témoin. »

La transcription du corps dans les écrits de Marie Cardinal, une prise de parole au carrefour de l’intime et du politique

Le corps en écriture, en cela qu’il travaille le texte, implique donc une attention particulière au langage. « Comment dire notre sexe, la gestation vécue, le temps, la durée des femmes ? »
Afin de transcrire au mieux une expérience singulière et justement par ce travail de mise en écriture, la femme auteure déconstruit de potentielles attentes sociales en offrant son propre point de vue sur son corps. En cela on pourrait affirmer que, chez Cardinal, comme chez Cixous, l’écriture précède la parole, lui permet d’advenir. Cette idée est présente sous la plume de Hall : « Car il est évident pour Cardinal que c’est quand la femme « se met au ras de son corps » qu’il lui manque des mots, tant le corps féminin est entouré de silences et de tabous. Dans ce sens, Cardinal rejoint les préoccupations de Cixous qui fait de l’inscription du corps féminin dans le texte un besoin impératif afin que les femmes naissent à l’écriture, et trouvent leur voix. »
Ecrire serait donc une effraction dans le réel, un moyen de redonner de la valeur à ce qui est considéré comme bas, vile ou carrément passé sous silence pour cause de tabou.
A la lecture des œuvres de Cardinal, et principalement à la lecture des Mots pour le dire, œuvre la plus publiée et par conséquent, la plus accessible, on se rend compte que le corps, thématique omniprésente chez Marie Cardinal, n’est pas un sujet anodin. La transcription du corps implique en effet une attention particulière au langage, au q uotidien, à soi et aux autres. Écrire le corps, c’est écrire à partir d’une expérience vécue, à partir de la « matière » : il ne s’agit donc pas de théoriser le corps féminin mais bien au contraire de montrer à quel point cet « objet » corps est travaillé, éprouvé, par le quotidien. La transcription du corps implique par exemple une transcription des symptômes de la névrose, expérience singulière, personnelle, mais qui permet également à Marie Cardinal de questionner le « carcan » de la bourgeoisie en trouvant les mots pour dire le tabou.
Mon premier axe de réflexion est donc centré sur la mise en écriture du corps et sur la manière dont ce corps permet de penser le rapport au langage : les mots pour « le » dire sont impudiques, irrespectueux, voire parfois, inexistants. Il s’agira alors de comprendre en quoi le fait de « le » dire, de l’écrire, permet à l’autrice de cerner les silences, de se ressaisir du corps en trouvant une voix singulière. Ecrire le corps c’est donc chercher les mots pour dire l’indicible, c’est créer, peut-être, un « langage oblique », afin de questionner le bâillon de la norme. A la fois support et objet de l’écriture, le corps permettrait donc à Marie Cardinal, non seulement de jouer sur le lexique (avec la création de nombreux néologismes), mais aussi et surtout de démanteler les valeurs véhiculées par le langage.
Il m’a alors semblé pertinent de questionner le choix de l’écriture en lui -même. En effet, Marie Cardinal a découvert ou redécouvert l’écriture pendant sa psychanalyse. C’est donc en premier lieu par la parole qu’elle est parvenue à penser son corps et son rapport à sa classe. Pourtant, c’est en tant qu’écrivain et non en tant que témoin qu’elle défend son œuvre. Or la posture d’écrivain, et a fortiori celle de femme écrivain, n’est pas neutre. Ecrire, c’est se donner à lire à un public. C’est faire le choix d’une certaine responsabilité vis-à-vis de ce public. La quête d’un langage oblique, singulier, pour penser et dire le corps prend alors un autre sens. Il ne s’agit pas simplement de trouver les mots pour transcrire son corps, son rapport au réel. Il s’agit également d’ouvrir le débat au lecteur, de destiner sa parole. C’est donc en quelque sorte reconnaître que son rapport au réel n’est pas univoque mais peut être questionné : le récit peut alors être compris non plus seulement sur le plan littéraire mais également sur le plan social : que représente en effet l’écriture du corps et de la névrose, pour une femme, dans le contexte des années 70 ? Quels sont les liens entre la parole et l’écriture ? En quoi ces liens peuvent -ils nous permettre de penser, d’approfondir notre réflexion sur le corps et le rapport aux mots ? Le corps, s’il reste mon point de départ et celui de Marie Cardinal, me pousse ainsi à aller plus loin dans la réflexion, à poser la question délicate du rapport à soi et du rapport à l’autre. Le corps écrit, en cela qu’il est ressaisi a posteriori par l’écriture, me permet également de comprendre en quoi le fait d’être auteur n’est pas une évidence, mais un cheminement de pensée, une construction qui n’est pas neutre socialement parlant. La posture de l’écrivain, comme le rapport à l’écriture ou au lecteur, sera alors à questionner et peut-être à définir.
Enfin, s’intéresser à la transcription du corps dans les écrits de Marie Cardinal, et aux liens entre corps et écriture, corps et normes sociales, c’est aussi souligner à quel point les textes de Cardinal peuvent prendre en charge des sujets éminemment politiques, comme l’Algérie ou encore la folie, sujets qui démontrent à quel point l’expérience personnelle, intime, peut également être l e noyau d’une expérience collective. Ainsi, pour l’autrice, le choix de la première personne du singulier, qu’on pourrait réduire à la seule dimension autobiographique, se révèle plus complexe, et repose encore la question du rapport entre expérience de l’intime et l’écriture destinée à autrui. Marie Cardinal se démarque de l’horizon littéraire de son époque en proposant un autre rapport au langage, au corps mais aussi aux normes sociales. De par cette tension entre l’écriture et le politique, entre le corps et les tabous, entre ce qui est dit et ce qui est tu, Marie Cardinal nous offre donc une écriture particulière, éminemment actualisable, que nous nous efforcerons d’étudier ici.

 

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Table des matières
Introduction
Travailler sur Marie Cardinal, un travail de résurrection littéraire
Marie Cardinal et la transcription du corps : un champ de recherche quasi vierge
Un sujet particulier : le corps en écriture
Le choix du corpus
Marie Cardinal et le corps : une approche singulière dans le contexte de s années soixante, soixante-dix
Apprendre à se faire lire : le corps, lieu des tabous
Marie Cardinal et la « situation » des femmes
Marie Cardinal et l’ « écriture féminine »
Marie Cardinal et la question générique
Marie Cardinal et le corps en écriture
La transcription du corps dans les écrits de Marie Cardinal, une prise de parole au carrefour de l’intime et du politique 
I. Corps physique, corps écrit : l’écriture comme moyen de « le » dire 
1.1 Le corps en écriture : un défi linguistique ?
1.1.1 Pourquoi parler du corps ?
1.1.2 La personnification ou le fait de donner corps à l’inanimé
1.1.3 Trouver les mots pour le dire : en quoi le corps change-t-il l’écriture ?
1.2 Le corps en résistance : la place du silence dans l’écriture
1.2.1 Les Mots pour le dire : l’ambivalence d’un titre
1.2.2 La psychanalyse : un outil pour comprendre et circonscrire ce qui est tu
1.2.3 Génétique de l’œuvre : entre réécriture et torture
1.3 Non pas un, mais des corps
1.3.1 Dire la honte : dénoncer et dépasser le « carcan » social
1.3.2 Le rôle de la « mère »
1.3.3 L’Algérie : l’emblème du corps colonisé
II. Corps écrit, corps parlé : les maux par les mots, quels liens entre la parole et l’écriture ? 
2.1 Des Mots pour le dire, à Autrement dit : dire, écrire, pour questionner la norme
2.1.1 De la difficulté de dire : l’effort fait pour trouver une « voix singulière »
2.1.2 La prise de parole : la créativité comme remède à l’enfermement
2.1.3 Le poids des mots écrits : « Car écrire c’est autre chose ! »
2.2 Entre le « vague » et le « réglé » : le « féminin » en question
2.2.1 Une polysémie des termes : le sang des « règles »
2.2.2 Être vague en ayant ses règles : le paradoxe de la féminité
2.3 Polyphonie
2.3.1 Le « je » à l’épreuve
2.3.2 Du « je » au « elle » : la folie comme un dédoublement, un même corps pour des voix
III. Le corps en écriture, un engagement politique : « j’écris pour elles » 
3.1 Entre amour et colonialisme, l’impossible réconcilaition de la « personne bicéphale » : Marie Cardinal et la position intenable du colon en Algérie
3.1.1 L’Algérie, terre du corps et de la jouissance
3.1.2 La « biculturalité » : géographie d’un corps écartelé
3.1.3 L’altérité, cette création coloniale : un corps supplicié
3.2 Une écriture à la croisée de soi et des autres : dépasser la singularité de l’expérience intime ?
3.2.1 Des mots pour le dire et non pour se dire
3.2.2 « Ces femmes-là me touchent, j’aimerais qu’elles puissent lire mes livres et j’avoue que je pense à elles quand j’écris. »
3.2.3 Une écriture de son temps : le choix d’une écriture « transpersonnelle »
3.3 Réception de l’œuvre : Marie Cardinal, des mots pour la dire
3.3.1 Ce corps qui dérange
3.3.2 Marie Cardinal, une autrice « féministe » ?
Conclusion
Bibliographie 
Annexes

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