« On a une vision des petites villes, c’est quelque chose qu’on visite mais on ne se rend pas compte qu’il y a des gens qui y habitent en fait… on ne pense pas à eux, ou comment ils vivent. Et ici j’ai remarqué qu’il y a ce sentiment de… même moi qui ne suit là que depuis quelques mois… bah quand les foules ont commencé à arriver je n’étais là que depuis un mois et même moi j’avais un sentiment de propriété… à me dire « non mais moi je travaille ici, je ne suis pas qu’une touriste!»» (Frédérique, résidente de Sarlat) .
Ces propos, posés en épigraphe, sont ceux de Frédérique . Elle a grandi à Paris et y a passé les premières années de sa vie d’adulte avant de partir à Los Angeles. Elle y passera 28 ans avant de rentrer à Paris, pour des raisons personnelles. Nous avons fait sa rencontre à Sarlat, petite ville « touristique » du Périgord (Dordogne), où elle venait de s’installer après y avoir décroché un emploi saisonnier dans un hôtel. Le discours de Frédérique est riche d’enseignement, permettant de dégager les principaux questionnements et paradoxes au fondement de cette recherche. Ses propos mettent en lumière une certaine vision des petites villes, celle de citadins, ou plus justement de métropolitains, considérant ces petites unités urbaines uniquement comme des lieux de vacances, de visite puis celle des individus qui y résident de façon quotidienne et/ou permanente et revendiquent l’appropriation de ce lieu de vie. Ils font aussi état de l’existence de deux « groupes » : les touristes et les résidents et de la volonté des seconds de se distinguer des premiers, permettant entre autres de légitimer leur appropriation.
Si la littérature prônant un patrimoine vertueux menacé par des hordes de touristes peu respectueux a été florissante entre les années 1970 et 2000, il est aujourd’hui globalement admis que la relation entre tourisme et patrimoine est étroite et que les deux participent d’une même dynamique. Les travaux de Gregory Ashworth et John Tunbridge (2000 [1990]) dans le monde académique anglo-saxon et ceux d’Olivier Lazzarotti (2000, 2001, 2003, 2011) en France, y ont particulièrement contribué. Mais cette étroite relation n’a pas attendu l’émergence de la notion de patrimoine mondial de l’humanité pour se tisser. Dès les débuts, tant du tourisme que du patrimoine, les deux se sont enrichis, entrecroisés et alimentés.
Les notions de tourisme et de patrimoine étant particulièrement riches et anciennes, elles peuvent difficilement être saisies sans revenir sur leur évolution. Cependant, notre but n’est pas de retracer l’histoire de ces deux notions de façon exhaustive . De nombreux auteurs se sont attelés à cette tâche, bien qu’optant pour des angles d’approche différents. Les travaux de Marc Boyer (1972, 2005, 2007), Catherine Bertho-Lavenir (1999a) et Philippe Duhamel (2007) permettent de saisir les évolutions qu’a connues le tourisme depuis ses origines tandis que ceux de Jean-Pierre Babelon et André Chastel (2004 [1980]), Françoise Choay (1992) ou encore Jean-Michel Leniaud (1992) se sont attelés à détailler celles qu’a connues la notion de patrimoine. En ce sens, nous ne prétendons pas pouvoir apporter ici des éléments innovants en cette matière.
Il importe également de noter que notre propos est orienté en fonction de l’objectif final de la recherche tel qu’il a été énoncé en introduction générale. En ce sens il s’intéresse plus particulièrement au patrimoine urbain bâti en délaissant de nombreuses autres formes existantes. De même pour le tourisme, bien qu’en évoquant d’autres formes, telle la station, nous centrerons notre propos sur le tourisme au sein des villes. Dans les deux cas, ces notions sont abordées dans une perspective essentiellement européo-centrée.
Graham, Ashworth et Tunbridge remarquent, en introduction à l’ouvrage A Geography of Heritage que le patrimoine est « une idée qui est de plus en plus chargée de tant de connotations différentes qu’elle en devient menacée de perdre toute signification » (2004 : 1). Considéré comme une forme de mémoire collective matérialisée ou comme outil permettant de défendre une cause, le patrimoine est mobilisé à différents desseins. Cette multiplication des usages autant que ce que certains dénoncent comme une « fièvre patrimoniale » (Péron, 2003 : 322) est de plus en plus critiquée dans le monde académique (Soucy, 1996 ; Jeudy, 2001 ; Péron, 2003). Pourtant, il y a de cela à peine quelques décennies, le patrimoine, pour le grand public, renvoyait encore au patrimoine familial, immobilier ou encore financier. Il était associé à ce que l’on pouvait transmettre à ses descendants (Graham et al., 2004). Ce n’est que dans les années 1980 qu’une autre dimension de la notion de patrimoine se fait jour, entre autres grâce à la mise en place des premières Journées portes ouvertes dans les monuments historiques qui se tiennent en France en 1984 et qui prendront la forme de Journées européennes du patrimoine au début des années 1990. Ainsi, le patrimoine s’est démocratisé et est apparu au grand public de façon de plus en plus prégnante au cours des dernières décennies (Veschambre, 2007).
L’origine de la notion de patrimoine n’est pas aisée à identifier, ni à dater de manière précise. Deux courants d’analyse peuvent être identifiés. Pour certains auteurs, tel que Dominique Poulot (1997) le patrimoine apparaît au moment de la Révolution française, d’autres identifient plutôt la Révolution comme un moment de transformation du sens lié au patrimoine (Choay, 1992 ; Leniaud, 1992), celui-ci étant alors considéré antérieur à l’époque moderne. Françoise Choay en situe l’émergence à la Renaissance, le patrimoine étant alors valorisé pour ses valeurs esthétique et historique (Choay, 1992). Dans cette conception, l’idée de patrimoine prend de l’expansion dans une Europe « où l’histoire est en train d’être réécrite. Elle est liée, au moment où l’humanisme s’épanouit, à la valorisation des ruines antiques, qui témoignent d’un passé oublié mais dont on rêve de ressusciter nombre d’aspects » (Claval, 2003 : 46). Suivant cette acception, elle est étroitement liée à l’émergence de la pratique du Grand Tour que John Towner (1985) situe au XVIIe siècle. Cet auteur en distingue deux phases, le Classical Grand Tour et le Romantic Grand Tour. Le premier (fin du XVIIe siècle) repose sur un intérêt pour les ruines antiques, contribuant ainsi à les faire connaître.
Suite à la Révolution française, la notion de patrimoine se transforme, ce dernier n’étant plus seulement valorisé pour ses valeurs historiques et esthétiques, mais en tant que richesse de la nation tout entière, symbole de son identité (Choay, 1992). Les voix de quelques intellectuels, suite à la Terreur, se sont élevées et ont fait émerger une prise de conscience de l’importance de protéger le patrimoine de la nation. On retrouve parmi eux l’abbé Grégoire qui dénonce le vandalisme, mais également Victor Hugo qui défendra la cause patrimoniale à travers ses écrits, dont le roman Notre-Dame de Paris (1831) et Guerre aux démolisseurs (1832). Il importe de noter que dès cette époque, l’idée de préserver pour que d’autres puissent voir et apprécier les « trésors nationaux » est invoquée. C’est dans ce contexte que les premières instances étatiques de classement et de protection du patrimoine prennent place. En 1830 est créé un poste d’Inspecteur général des Monuments historiques. Si Ludovic Vitet est le premier inspecteur en poste, il sera rapidement remplacé par Prosper Mérimée. Sa mission première en est une d’inventaire. Il parcourt une grande partie de la France dans le but d’identifier et de décrire « tous les édifices du royaume qui, soit par leur date, soit par le caractère de leur architecture, soit par les événements dont ils furent témoins, méritent l’attention de l’archéologue, de l’historien » . Est ainsi dressée en 1840 la première liste inventoriant les monuments pour lesquels des secours ont été demandés . Le patrimoine est alors une affaire d’État, structuré et organisé par des « experts » (archéologues, historiens, architectes). Toujours dans cette volonté de protection du patrimoine, l’État français se dote en 1887 d’un nouvel outil juridique : la première loi de protection des monuments historiques.
« Cette loi, que le romantisme aurait faite pour protéger les monuments de trois ou quatre siècles, et dans le seul but de sauver des chefs-d’œuvre, s’étend aujourd’hui à toute l’histoire de France, ou plutôt à tous les vestiges des races et des peuples qui ont occupé notre sol. Et il importe peu que ces vestiges soient des monuments achevés de l’art ; il suffit qu’ils aient en eux une assez grande puissance de démonstration historique. À quelque âge qu’ils appartiennent, qu’ils soient d’une beauté parfaite ou grossiers et informes, ils seront tous conservés avec le même amour, on pourrait dire avec la même indifférence curieuse. » .
Catherine Bertho-Lavenir, à propos du passage de simples édifices ou ruines au statut de « monuments historiques », souligne qu’il y a production de ces monuments « par la triple intervention de l’érudition (rédaction de notices, de rapports, campagnes photographiques), de l’action publique (l’État classe et protège) et de la visite » (1999b : 153). Il ne s’agirait donc pas uniquement de protéger et de conserver mais également de permettre aux autres de découvrir cesmonuments. De ceux-là, les voyageurs effectuant le Romantic Grand Tour (début du XIXe siècle) (Towner, 1985), portent un intérêt certain aux villes et à leurs monuments historiques (Boyer, 2005). Tel que l’évoque O. Lazzarotti (2001), tant le tourisme que lepatrimoine prennent de l’importance aux débuts du XIXesiècle, époque marquée par le Romantisme et un intérêt marqué pour le passé.
Suite à cette mutation ayant donné naissance au monument historique, nous pouvons considérer que c’est en Italie qu’émerge un concept nouveau: le patrimoine urbain. Gustavo Giovannoni en est généralement considéré comme l’inventeur. Si John Ruskin et Camillo Site ont contribué à mettre en lumière l’importance des villes anciennes, Giovannoni, dans son ouvrage majeur paru en 1931, Vecchie città ed edilizia nuova, est le premier à utiliser le terme de patrimoine urbain. Celui-ci est alors considéré en tant « [qu]’ensemble tissulaire global comme entité suigeneris, et non plus l’addition de monuments indépendants» (Choay, 1998 : 13). Si, jusque-là, les monuments historiques avaient monopolisé l’attention, Giovannoni insiste sur la notion d’ambiente, pouvant être appréhendé comme le cadre, ou le contexte. Cet ambiente, composé de l’ensemble du tissu urbain vernaculaire acquiert, chez Giovannoni, autant d’importance, voire davantage que les monuments qualifiés de « majeurs ». Autre apport essentiel des écrits de l’architecte italien : il ne s’agit plus de conserver des portions de ville en les figeant et en les préservant de toute modification, tel que le préconisait Ruskin, ni de les utiliser pour dégager des modèles servant à bâtir des villes nouvelles, comme chez Sitte, mais bien de « [réintroduire] les tissus anciens dans la vie contemporaine en les intégrant dans les plans directeurs d’urbanisme » (Choay, 2010 [1988] : 544). Si les travaux de Giovannoni ont directement influencé la première loi italienne sur les ensembles historiques (1939), ils sous-tendent également la conception des secteurs sauvegardés définis dans le cadre de la loi Malraux de 1962 en France.
En France, justement, après les premières mesures visant à inventorier et à protéger les monuments historiques, la loi du 25 février 1943 s’étend à leurs abords. Une servitude de protection des abords des monuments historiques « s’applique à tous les immeubles et les espaces situés à la fois dans un périmètre de cinq cents mètres de rayon autour du monument et dans son champ de visibilité (c’est à dire visible depuis le monument ou en même temps que lui) » . Cette prise en compte de l’environnement immédiat des édifices classés et inscrits peut être considérée comme une étape intermédiaire avant la reconnaissance de l’intérêt patrimonial non plus seulement de monuments mais de quartiers « historiques » entiers. Par ailleurs, le rapport au patrimoine bâti se trouve complètement transformé aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Alors que les destructions ayant suivies la Grande Guerre (1914-1918) avaient agi, à la manière de celles engendrées à l’occasion de la Révolution française, comme une sorte d’électrochoc faisant prendre conscience de l’importance du patrimoine, la Seconde Guerre mondiale aura un impact très différent. Suite aux destructions massives qu’elle a engendrées, l’urgence est à la reconstruction. L’objectif premier de l’État français est alors de remettre le pays sur pied et de reloger dans des conditions décentes les populations s’étant retrouvées sans logement. « L’après 1945 » est marqué par « le désir de tourner la page d’un passé immédiat très douloureux voire, pour tous de manière différente, un peu difficile à regarder, mais aussi celui de vivre résolument les promesses d’une paix synonyme de prospérité, du moins en Occident » (Lazzarotti, 2012 : 81). Il faut quelques années à la France et aux Français pour se remettre de ce traumatisme et voir réapparaître l’intérêt patrimonial. Toutefois, comme le note O. Lazzarotti, le patrimoine en revient transformé. Alors que jusquelà, en France du moins, le monument primait, le patrimoine prend le relais. Plus qu’un simple changement de vocabulaire, c’est un réel changement de regard qui s’opère. Celui-ci est si considérable que l’on pourrait même considérer que c’est là le véritable acte de naissance de la notion contemporaine de patrimoine.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
CHAPITRE 1 – TOURISME ET PATRIMOINE : OBJETS, PROCESSUS, ACTEURS
CHAPITRE 2 – RAPPORTS À L’ESPACE ET COPRÉSENCE : ÉLÉMENTS DE COMPRÉHENSION DE L’HABITABILITÉ DES VILLES
CHAPITRE 3 – LA PETITE VILLE PATRIMONIALISÉE ET MISE EN TOURISME COMME CADRE SPATIAL D’ANALYSE DES RAPPORTS À L’ESPACE ET DE LA COPRÉSENCE
CHAPITRE 4 – DE LA NÉCESSITÉ D’UNE HYBRIDATION MÉTHODOLOGIQUE TRANSITION : DE LA THÉORIE À L’EMPIRIE
CHAPITRE 5 – DE LA VILLE REPRÉSENTÉE À LA VILLE HABITÉE : REGARDS D’HABITANTS
CHAPITRE 6 – UNE COPRÉSENCE À INTENSITÉ VARIABLE : PRATIQUES ET SAISONNALITÉ
CHAPITRE 7 – MODALITÉS D’APPROPRIATION ET MARQUAGE DE L’ESPACE
CHAPITRE 8 : CO-HABITER UN LIEU TOURISTIQUE : PARTAGER L’ESPACE? OUI, MAIS PAS AVEC N’IMPORTE QUI!
CONCLUSION GÉNÉRALE
ANNEXES