Coopération et Supply Chain Management (SCM)
Dès 1962, P.F. Drucker présentait la logistique comme « ce continent inexploité […] le plus tristement oublié mais le plus prometteur pour les entreprises » (Drucker, 1962). Près de 40 ans plus tard, avec les grands courants de réorganisations industrielles, d’externalisation, de mondialisation des marchés et des échanges, la logistique des produits manufacturiers (électronique, automobile, aviation, électroménagers, …) s’est étendue et morcelée simultanément. Recentrées sur leur cœur de métier, les entreprises sont de plus en plus nombreuses et dispersées géographiquement et doivent répondre à une demande fortement personnalisée, accordant ainsi à la logistique le rôle stratégique qui lui était promis.
A cet égard, il est intéressant de noter l’évolution de l’appellation de l’association américaine sur le thème de la logistique : « National Council of Physical Distribution management » dans les années 70, « Council of Logitics Management » dans les années 80 puis « Council of Supply Chain Management Professionals (CSCMP) » depuis le milieu des années 90. Ce glissement témoigne de l’évolution de la notion de logistique, passant d’une vision intra-organisationnelle (la chaine de valeur de M. Porter (1985)) à une vision inter-organisationnelle (le modèle SCOR (Supply Chain Council, 2008)). Cette vision inter-organisationnelle accorde une place centrale à la notion de chaîne logistique, terme devenu de nos jours incontournable et pour lequel nous ne manquons plus de définitions ni de revues de littérature . Dans ces travaux nous retiendrons tout particulièrement la définition de M. Christopher (1992) qui présente la chaîne logistique comme « le réseau d’organisations impliquées par des relations en amont et en aval dans différents processus et activités qui créent de la valeur sous forme de produits et de services apportés aux consommateurs finaux ». Cette description souligne particulièrement le rôle clé des « relations » dans l’implication, c’est à dire l’intégration des processus des différentes entités de cette chaine.
La compétition a longtemps été considérée comme l’état normal de cette relation interentreprises. Dans ce contexte, chaque entité se perçoit comme étant un acheteur de biens à des fournisseurs et comme un revendeur de ces mêmes biens à des clients après y avoir ajouté de la valeur. Toutefois, il est désormais démontré que ce genre d’attitude favorise l’apparition de dysfonctionnements importants tels que le fameux effet coup de fouet (« Bullwhip Effect ») (Forrester, 1958). Ces dysfonctionnements se matérialisent par des diminutions de valeur pour les différentes entités de la chaîne et par des pertes de parts de marché pour la chaîne dans sa globalité. Or, la création, mais surtout l’augmentation ou, du moins, la préservation, de la valeur constitue l’objectif principal (l’unique peut-être même) de chaque organisation qui a dû, avec le temps, faire face aux mutations du marché. De ce point de vue, la prise en compte des « autres » du fait des dépendances de plus en plus intenses qui se tissent, peut être vue comme une forme d’adaptation naturelle à ces changements. J. Mentzer (2001) décrit d’ailleurs l’incertitude croissante de l’environnement (interne et externe) de la chaîne, la recherche de compétitivité et la nécessité d’accélérer les flux comme trois « pressions », c’est à dire trois incitateurs, à l’établissement de « partenariats » de plus en plus en « stratégiques ».
Pour manager cette chaîne (« Supply Chain Management (SCM) ») et les coopérations qui la composent, H. Stadtler (2000; 2005) définit alors deux activités fondamentales pour assurer la satisfaction du client et donc la compétitivité de la chaîne : l’intégration des entités dans la chaîne et la coordination des flux matériels, financiers et informationnels au travers de celle-ci. La première consiste dans le choix des entités et l’intégration des différents processus impliqués dans la relation. La seconde s’intéresse plus particulièrement à la gestion des flux au travers des processus de pilotage ainsi définis. C’est à la première catégorie de décisions que nous allons particulièrement nous intéresser dans cette étude. A l’image des travaux de R. Affonso (2008), nous n’entrerons pas ici dans le débat sur les nuances à apporter entre les termes coopération, collaboration ou coordination compte-tenu de la diversité des définitions accordées par chacun. Le mot coopération sera donc entendu comme un synonyme de ces termes sans distinction sur l’intensité de la relation instaurée entre les acteurs. Toutes sortes d’intensités dans la coopération peuvent être envisagées, de la relation ponctuelle et limitée à l’expression d’un besoin, à l’établissement de processus de synchronisation plus complexes sur le long terme.
Coopération dans les chaînes logistiques et management des risques
La recherche de la pertinence que nous venons d’évoquer entre processus partagés (appelés ici protocoles), processus individuels (appelés ici comportements individuels) et aléas est une activité délicate marquée par le manque de connaissance sur le contexte des différentes situations qui la composent. Ainsi, dans la réalité industrielle, nous ne manquons pas d’exemples, pour illustrer cette nécessité de bien prendre en compte ces trois dimensions de la relation.
Si les cas de FoxMeyer, Adidas ou Toys R us se situent à la limite du cadre de notre analyse, ils montrent néanmoins l’importance du comportement interne d’un acteur sur la performance de la chaîne. Surtout, ils illustrent bien ce qui nous sera pour nous le concept de risque : la rencontre d’un événement (décision ou aléa) avec une situation, rencontre qui est caractérisée par une conséquence sur la performance de la chaîne. En effet, les conséquences auraient-elles été les mêmes si les nouvelles machines de Foxmeyer et les réorganisations qu’elles ont engendrées (changement sur le comportement interne) n’avaient pas été confrontées à de gros problèmes de pannes (aléa) ? Le cas Roncadin souligne, pour sa part, le risque que constitue le choix d’un protocole sans tenir compte du contexte (type de marché). Sur ce même thème du VMI, J. Tyan et H-M. Wee (2003) expliquent, dans le contexte de l’industrie Taïwanaise, que les nombreux échecs (en terme de performance obtenue après implémentation du protocole) s’expliquent grandement par des comportements individuels et de marché très contraignants qu’il faudrait mieux intégrer au moment d’implémenter le protocole.
Pour résumer nous pouvons affirmer que l’évolution de la collaboration dans les chaînes logistiques, que nous venons de décrire, s’est traduite par l’apparition ou le développement de risques nouveaux qui doivent être pris en compte au niveau du système de pilotage de ces chaînes. Ces risques sont bien sûr liés aux aléas et donc à l’environnement (changements sur le marché ou des acteurs extérieurs à la chaîne, événements sur le flux physique,…). Ils sont aussi liés aux protocoles entre les différentes entités indépendantes au sein d’une relation, et liés aux comportements internes de chacune d’elles. De plus, leur traitement peut s’inscrire dans une logique de performance individuelle et/ou collective. Tous ces éléments décrivent des situations de décision auxquelles nous proposons d’apporter une aide.
Le processus de décision (pilotage de la chaîne) au cœur de nos préoccupations
Plusieurs types de décision
En tant que système complexe évoluant dans un contexte incertain, la chaîne logistique peut-être analysée d’un point de vue systémique. Ceci nous conduit à distinguer trois sous-systèmes : le système opérant (ou processus opérationnel), le système d’information et le système de décision (ou processus de pilotage). Dans cette thèse nous allons plus particulièrement nous intéresser au processus de pilotage de la coopération au sein de la chaîne. Ces processus peuvent être assimilés à un ensemble d’activités de décisions. En complément de la classique mais incontournable décomposition temporelle (stratégique, tactique et opérationnelle), V. Giard (2003) précise que toutes ces décisions peuvent être également observées du point de vue émis par H. Simon (1960) pour qui deux types de décisions peuvent être distinguées :
– la décision programmable (ou structurée ), au sens où « elle est répétitive et routinière et où il existe une procédure précise pour la prendre en charge sans qu’il soit nécessaire de la considérer comme un cas nouveau chaque fois qu’elle est à prendre ». Il s’agit du cas typique de la révision d’un programme de production planifié à horizon glissant ;
– la décision non-programmable (ou non-structurée ), au sens où à contrario, « elle est nouvelle, non structurée et importante ». Il s’agit, par exemple, de la décision d’un choix de fournisseur ou d’un changement dans le mode de fonctionnement avec l’un d’entre eux. Pour nous, le choix parmi les processus à utiliser et la définition de leurs paramètres font parti de cette catégorie.
Nous avons particulièrement retenu la différenciation sur la base de l’existence ou l’absence d’une « procédure » dédiée. Pour nous, l’existence d’une procédure peut être décrite comme le fait de disposer d’une aide à la décision automatisée ou pour le moins formalisée et maitrisée pour chacune des décisions « programmables ». En revanche, pour les autres, le problème est alors différent, la complexité qui leur est associée (notamment le niveau d’incertitude) nécessite une aide à la décision spécifique.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
1 Coopération et Supply Chain Management (SCM)
2 Coopération dans les chaînes logistiques et management des risques
3 Le processus de décision (pilotage de la chaîne) au cœur de nos préoccupations
3.1 Plusieurs types de décision
3.2 Des décisions non programmables : le management de la coopération
3.3 L’écueil de la « bonne pratique » révélateur d’une coopération complexe
4 Problématique
5 Organisation du manuscrit
5.1 Notre vision de la coopération (Introduction générale)
5.2 Risque et décisions, quelle aide ? (Chapitre 1)
5.3 Démarche de modélisation et simulation de l’exploitation de la chaîne logistique (chapitres 2 et 3)
5.4 Aide à la décision pour la gestion de la coopération (Chapitre 4)
5.5 Application de la démarche : cas Pierre Fabre (chapitre 5)
5.6 Synthèse : vision générale de l’approche
Résumé
CHAPITRE 1 : PRISE DE DECISION ET MANAGEMENT DES RISQUES, APPLICATION AU MANAGEMENT DES COOPERATIONS
1 INTRODUCTION
2 COMPRENDRE ET REPRESENTER LA DECISION, UNE AFFAIRE DE PARADOXES
2.1 LA DECISION, L’HOMME DANS SON ENVIRONNEMENT ET SA RELATION AU TEMPS
2.2 LES APPORTS DES MATHEMATICIENS ET ECONOMISTES (THEORIE DE LA DECISION)
2.2.1 La décision dans le risque (ou sous le risque)
2.2.2 La décision dans l’incertain (1/2) : l’utilité espérée subjective
2.2.3 La décision dans l’incertain (2/2) : critères non probabilistes
2.2.4 Une représentation de la mise en œuvre de décisions : l’arbre de décision
2.3 LE FACTEUR HUMAIN (APPROCHE COGNITIVE)
2.3.1 Théorie comportementale de la décision
2.3.2 Théorie du jugement social et théorie fonctionnelle de la cognition
2.4 BILAN : QUELLE AIDE POUR LA DECISION ?
3 RISQUE ET DECISION, LES INSEPARABLES : CAS DU MANAGEMENT DES RELATIONS INDUSTRIELLES
3.1 LA NOTION DE RISQUE
3.2 LE PROCESSUS DE MANAGEMENT DES RISQUES
3.3 LA MANAGEMENT DES RISQUES POUR LE MANAGEMENT DES CHAINES LOGISTIQUES (SCRM)
3.3.1 Identification
3.3.2 Evaluation
3.3.3 Traitement
Sommaire
4 DISCUSSION SUR L’APPROCHE ET CADRAGE DE L’ETUDE
4.1 PRECISION SUR LA REPRESENTATION DE LA DECISION
4.2 NOTRE APPROCHE DU MANAGEMENT DES RISQUES
4.2.1 Identification
4.2.2 Evaluation
4.2.3 Traitement
5 CONCLUSION
RESUME
CHAPITRE 2 : LA MODELISATION : REPRESENTATION ET SIMULATION, APPLICATION A LA CHAINE LOGISTIQUE
1 INTRODUCTION
2 LA NOTION DE MODELE ET LE DOUBLE ROLE DE LA DEMARCHE DE MODELISATION
2.1 MODELE ET MODELISATION, UN PREMIER PAS DANS LA DECISION
2.2 LE CONCEPT D’ABSTRACTION
2.3 VUE GENERALE DE NOTRE DEMARCHE DE MODELISATION
3 LE MODELE : REPRESENTER UNE REALITE PERÇUE
3.1 LES TECHNIQUES D’ABSTRACTION
3.2 VERS DES ELEMENTS DE DIFFERENTIATION DE MODELES REPRESENTATIFS DE LA CHAINE LOGISTIQUE
3.3 LES MODELES REPRESENTATIFS A BASE D’AGENTS
3.3.1 La notion d’agent
3.3.2 Les champs d’utilisation du multi‐agent
4 LE MODELE : SIMULER, ANTICIPER LE COMPORTEMENT DU SYSTEME
4.1 VERS DES ELEMENTS DE DIFFERENCIATION DE MODELES DE SIMULATION DE LA CHAINE LOGISTIQUE
4.2 LA SIMULATION A EVENEMENTS DISCRETS
4.3 LES MODELES DE SIMULATION A BASE D’AGENTS
5 CONCLUSION
RESUME
CHAPITRE 3 : LOGIRISK, OUTIL DE SIMULATION A EVENEMENTS DISCRETS A BASE D’AGENTS
1 INTRODUCTION (CADRE D’ANALYSE)
2 LE MODELE REPRESENTATIF DE LOGIRISK
2.1 LE CŒUR DU MODELE
2.1.1 Vision générale d’un acteur
2.1.2 Les processus de planification d’un acteur
2.1.3 Les protocoles de collaboration
2.2 LES MODELES AMONTS ET AVALS
2.2.1 Agent amont
2.2.2 Agent aval
3 LE MODELE DE SIMULATION
3.1 TRAITEMENT D’UNE EXPERIENCE (NIVEAU BAS)
3.1.1 Traitement d’une expérience : principe général
3.1.2 Implémentation des agents
3.1.3 La gestion des événements
3.1.4 La génération de nombres aléatoires
3.1.5 Bilan
3.2 DEFINITION ET TRAITEMENT D’UN PLAN D’EXPERIENCES (NIVEAU HAUT)
4 ELEMENTS DE VALIDATION
4.1 DES INDICATEURS POUR VALIDER LE MODELE DE SIMULATION (VALIDATION DU SYSTEME REEL)
4.1.1 Evaluation globale
4.1.2 Evaluation « statique »
4.1.3 Evaluation « dynamique »
4.2 VALIDATION STATISTIQUE DES RESULTATS DE SIMULATION (VALIDATION DES OBJECTIFS D’ANALYSE)
4.2.1 Résultats de simulation
4.2.2 Analyse statistique (plans factoriels complets)
4.2.3 Illustration
5 CONCLUSION ET DISCUSSION
RESUME
CONCLUSION GENERALE