COHESION ET COHERENCE
Les sociologues allemands Tönnies (1877-1977) et Weber (1922-1971) proposent deux formes fondamentales de relations sociales et d’organisation collective : la communauté (gemeinschaft) et la société (gesellschaft). Une communauté se caractérise par un inconscient collectif, une culture commune, une adhésion volontaire de chacun, des liens affectifs forts, une identification au dirigeant et aux pairs, un climat de grande confiance interne, un engagement de nature morale et un esprit mutualiste. La cohésion, dont nous dirons qu’elle est l’expression du sentiment communautaire au sein d’une organisation, peut se définir comme la capacité de celle-ci à former un tout, une unité fondée sur un idéal, des valeurs communes et des émotions partagées, une communauté d’esprit et de cœur , dans le sens que les deux sociologues donnent au concept de gemeinschaft. Portée à ses extrémités, une organisation cohésive court néanmoins le danger de devenir une sorte de secte dans laquelle la personnalité individuelle est annihilée au bénéfice de l’idéologie du groupe ou du leader. C’est pourquoi une organisation ne peut pas être seulement une communauté, elle doit être aussi une société (gesellschaft), qui reconnaît l’individu et lui accorde un rôle spécifique.
Une société est un mode de relations sociales fondé sur la primauté de l’individu ; elle est plutôt de nature passagère et artificielle. C’est une association d’intérêts individuels, au sein de laquelle existent des échanges, des relations interpersonnelles contractuelles mais aussi des intérêts divergents, des coalitions et des conflits. Les individus jouent différents rôles et vivent les uns à côté des autres selon une logique de territoire, juxtaposés et séparés malgré toute liaison. Selon Tönnies, dans une société, « c’est chacun pour soi, dans un état de tension vis-à-vis de tous les autres (…) Personne ne fera rien pour l’autre, personne ne voudra accorder ou donner quelque chose à l’autre, si ce n’est en échange d’un service ou d’un don estimé au moins équivalent au sien» . L’entropie des sociétés se contient grâce à la coopération consciente entre les individus, car il est de l’avantage des uns et des autres de s’associer en vue d’atteindre des buts communs, la coordination organisée des efforts et l’injection d’une dose d’esprit communautaire. La cohérence, dont nous dirons qu’elle reflète l’état de coordination et de coopération au sein d’une organisation, peut alors se définir comme une double capacité : celle de faire en sorte que les responsabilités, les décisions et les actions des membres de l’organisation soient les plus différenciées possible de façon à ce que chacun puisse assumer son rôle individuel et mesurer sa propre performance ; et celle de créer les conditions pour que les unes et les autres s’intègrent de façon harmonieuse et efficace en vue d’atteindre ensemble les objectifs globaux communs . La cohérence s’apparente donc à la gestion d’une tension vécue par les acteurs entre une différenciation des fonctions et une intégration des différents couples « rôle-responsable », dans laquelle les deux forces sont l’une et l’autre enrichissantes et castratrices à la fois .
Par la suite, nous nous intéresserons plus particulièrement à la cohérence au sein des organisations. En effet, la cohésion est un thème qui a déjà fait l’objet de très nombreux développements et qui requiert pour s’y intéresser une formation à la psychologie qui nous fait défaut. De plus, la convergence des buts telle qu’elle est appréhendée (et non définie) par Anthony s’apparente davantage au concept de cohérence tel que nous venons de le cerner. Enfin, le concept de cohérence est très présent dans la littérature de contrôle (Merchant, 1982, Kaplan et Norton, 1996, Merchant et Van der Stede 2003, Bourguignon et Jenkins, 2004, Gervais, 2005). Ainsi, le terme de cohérence est employé onze fois dans les 42 premières pages du « Que sais-je» sur les fondements du contrôle de gestion de Bouquin (2005). Certes, il est souvent associé dans la littérature à l’adéquation entre la stratégie et le contrôle de gestion ; mais, il reflète alors une vision pauvre de la cohérence, car seulement instrumentale. Il est parfois utilisé pour évaluer la qualité de l’alignement des managers sur les objectifs généraux de l’entreprise ; mais le terme d’alignement fait pour nous référence à une cohérence forcée. Mais on retrouve aussi le concept de cohérence dans le sens plus large que nous lui donnons (Merchant et Van der Stede, 2003, Gervais, 2004, Bouquin, 2005).
La cohérence telle que nous l’appréhendons ici s’applique à toute équipe de management. Elle est soit hiérarchique, quand elle concerne les relations supérieur – subordonnés, soit latérale, lorsqu’elle caractérise les interrelations entre pairs au sein de l’équipe. Il existe aussi une cohérence qu’on pourrait qualifier de matricielle, qui met en jeu les relations entre managers au sein de structures matricielles. Mais, jusqu’ici, nous n’avons été que rarement confronté au type pur de structure matricielle .
En nous intéressant à la cohérence hiérarchique ou latérale au sein d’une équipe de management, peut-on généraliser les résultats obtenus à l’ensemble de l’organisation et appréhender ainsi la cohérence organisationnelle ? Il nous faut être extrêmement prudent visà-vis de cette généralisation. Néanmoins, compte tenu du niveau hiérarchique élevé des équipes de management auprès desquelles nous sommes intervenu, nous serions tenté, à l’instar de Hambrick et Mason (1984), d’inférer que tout déficit de cohérence au sein d’une équipe de direction (d’entreprise, de filiale, de division ou de direction fonctionnelle ou opérationnelle) tend à refléter le mode de management en vigueur dans la structure correspondante.
Selon les managers avec lesquels nous avons été en relations, soit en formation permanente, soit en conseil, les organisations semblent avoir relativement peu de difficultés à différencier les responsabilités, les décisions, les actions de leurs membres et à respecter la diversité qui en résulte. Les efforts de délégation et d’exercice autonome des responsabilités ainsi que les tentatives de délimitation des performances individuelles des collaborateurs contribuent fortement à promouvoir cette différenciation. Il semblerait qu’il n’en soit pas de même pour l’intégration. Celle-ci est généralement subie et ressentie comme imposée par la direction générale : il s’agit alors d’une cohérence forcée. En d’autres termes, les dirigeants auraient plus appris à déléguer qu’à diriger. Ce sont ces difficultés de cohérence, plus spécifiquement celles d’intégration, que nous nous proposons d’étudier par la suite.
METHODES DE REPERAGE DU DEGRE DE COHERENCE AU SEIN DES ORGANISATIONS
Pour repérer le déficit de cohérence au sein des organisations, nous avons mis en oeuvre différentes méthodes de collecte de données. Nous ne présenterons par la suite que trois d’entre elles. Nous avons élaboré un questionnaire sur les difficultés rencontrées par les participants à un programme EMBA dans leurs relations avec leurs partenaires internes de travail. Puis, nous avons eu recours à deux méthodes d’analyse des situations de management vécues par les managers, l’une appelée SOLFI, l’autre OVAR.
LE QUESTIONNAIRE SUR LES RELATIONS AUX PARTENAIRES DE TRAVAIL
Un questionnaire a été élaboré pour repérer et évaluer si les managers participant à un programme EMBA éprouvaient des difficultés dans leurs relations avec leur supérieur hiérarchique direct. Ce questionnaire a été appliqué à 147 personnes sur les deux années 2004 et 2005.
Puis, la cible de ce questionnaire a été élargie aux relations que les managers entretiennent avec leurs pairs et leurs propres subordonnés. Appliqué en 2005 à 56 personnes, les réponses permettent d’étudier la nature de ces difficultés. Sur les trois types de relations étudiées, elles se décomposent en trois grandes catégories : déficit de cohérence, déficit de cohésion ou incompatibilités de caractère. Les difficultés de cohérence s’expriment à travers des questions sur la communication interne, l’organisation interne, la délégation, la direction, la reconnaissance de la performance individuelle, l’appréhension des situations, l’efficacité, l’efficience, l’alignement, l’initiative individuelle, l’acceptation du feed-back, la responsabilisation, la relation au temps, les confrontations de points de vue, etc. Les difficultés de cohésion se repèrent à l’aide de questions sur la confiance, l’harmonie, la complicité intellectuelle, la vision partagée, l’engagement collectif, les valeurs communes, la solidarité communautaire, etc. Les incompatibilités de caractère apparaissent dans des questions sur un tempérament difficile, des affrontements de personnalité, des conflits de génération, des différences de personnalité, etc.
LA METHODE SOLFI
Confrontés très souvent à des situations complexes de management dans lesquelles ils ont à prendre une décision, les managers éprouvent un grand désarroi méthodologique ; ils n’osent pas en parler avec leurs partenaires directs de travail, en particulier avec leur supérieur hiérarchique direct, et ils sont convaincus qu’il y va de leur honneur de manager de décider vite et bien. C’est pour briser ce sentiment de solitude du manager que, depuis quelques années, au sein du centre de formation permanente d’HEC ,nous proposons aux managers de grandes entreprises des ateliers de rencontre et d’échanges. Les managers exposent une situation complexe à laquelle ils sont confrontés et obtiennent ainsi, de la part de pairs et de facilitateurs, des éclairages les aidant à mieux la comprendre.
Ces ateliers existent depuis huit ans. Ils regroupent de trois à cinq managers de haut niveau hiérarchique et travaillant dans la même entreprise, ainsi que un ou deux facilitateurs selon les cas. Chaque manager, à tour de rôle, présente une situation difficile à laquelle il a à faire face ; il dispose pour cela de deux à quatre heures pour exposer sa situation, répondre à des questions de clarification, partager avec ses pairs des situations similaires ou différentes et entrer en résonance avec eux, puis appliquer la méthode SOLFI qui consiste à s’entraîner à identifier les autres acteurs concernés par la situation et repérer leurs possibles enjeux. L’atelier peut être concentré sur deux jours ou s’étaler sur une semaine, un mois, voire quelques mois. Jusqu’ici, près de sept cent managers ont participé à l’exercice. A la fin de chaque présentation de situation, les membres de l’atelier remplissent une feuille dans laquelle ils expriment ce qu’ils ont appris.
Au sein de ces ateliers, qui sont pour les facilitateurs un magnifique terrain d’observation de situations de management et de managers confrontés à une prise de décision difficile, quelques constats se renforcent au fil du temps.
– La démarche qui consiste à faire un diagnostic, cerner le problème, repérer des solutions et sélectionner l’une d’elle, bref celle qui est habituellement utilisée dans la méthode des cas, est très rarement sollicitée lors de l’analyse des situations (3% des cas). Quand elle l’est, elle s’arrête au diagnostic et ne passe jamais à la seconde phase car le diagnostic se fait déjà à travers les solutions que les managers souhaitent apporter ; le problème n’est en outre jamais identifié. La démarche de l’arbre de décision est également peu mobilisée lors de l’analyse des situations (8% des cas) ; elle est toujours interrompue dès sa deuxième étape.
– Les managers ont une vision étroite des situations auxquelles ils sont confrontés ; ils oublient des acteurs essentiels et sont aveugles à des pans entiers de situations. Ils focalisent tellement sur une partie de la situation qu’ils perdent considérablement en champ de vision (De Geuser et Fiol, 2003).
– Les situations de management évoquées dans le cadre des ateliers SOLFI lors de la formation de cadres supérieurs d’une grande entreprise (284 situations étudiées) concernent des situations de déficit de cohérence avec des acteurs internes à l’organisation – en tant que membre d’une équipe dirigée par un supérieur ou comme responsable d’une équipe – (65% des cas), des situations de crise économique en relation avec l’environnement, de difficultés avec le marché ou les clients (18%), des confrontations avec la concurrence (10% ), des conflits syndicaux (3%), des difficultés de nature financière (3%) et d’autres types de situations (1%). Parmi les items de déficit de cohérence les plus traités : une organisation inefficace, des fonctions peu claires ou mal définies, des personnes n’exerçant pas les responsabilités qui leur ont été allouées, organisations silos dans lesquelles des fonctions s’ignorent, conflits entre fonctions, manque de communication interne, objectifs peu clairs, climat de concurrence entre fonctions, etc.
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Table des matières
I)INTRODUCTION
II) GENERALITES
III) METHODOLOGIE
IV) RESULTATS
V) COMMENTAIRES ET DISCUSSION
VI) CONCLUSION
VII) REFERENCES
ANNEXES
RESUME