Les retenues en Amazonie
L’Amazonie, la terra incognita, a pris son nom du fleuve Amazone qui reçoit les eaux en provenance de cette immense région. L’association des noms accentue la relation entre le monde aquatique et le monde terrestre dans ces étendues. Cependant, l’Amazonie dépasse le seul bassin de l’Amazone; les 7 584 421 km2 sont dominés par une forêt exubérante, surnommée poumon du monde, enfer vert, ou, plus récemment, jardin de l’humanité. Cette forêt amazonienne (Figure 1.1) recouvre une portion du territoire des sept pays du bassin versant de l’Amazone (Brésil, Venezuela, Colombie, Equateur, Pérou, Bolivie et Guyana) et de deux autres pays qui n’en font pas partie (Surinam et le Département français, la Guyane).
Le développement de ces pays et le besoin conjoint d’énergie ont conduit à l’exploitation des ressources naturelles de l’Amazonie. Au début des années 70, avec la crise du pétrole, l’énergie hydroélectrique offrait aux pays qui l’utilisaient, outre l’autonomie de production, l’avantage d’être moins onéreuse que d’autres sources d’énergie (MINFRA, 1990b). Prenant en compte ces données, les gouvernements des pays amazoniens ont investi dans la production hydroélectrique (en 1989, l’hydroélectricité correspondait à 70% de toute l’énergie primaire offerte au Brésil contre 19,2% en 1974 (MINFRA, 1990a)). Leur attention s’est vite tournée vers la région possédant le plus grand potentiel hydroélectrique: l’Amazonie . Actuellement, huit grands barrages hydroélectriques sont installés dans cette région (1 au Venezuela, 1 au Surinam, 1 en Guyane Française et. 5 au Brésil) , totalisant environ une surface inondée de 11 800 km² (Figure 1.1). D’autres barrages sont prévus jusqu’à l’an 2000 (3 au Brésil et environ 3 au Venezuela), ajoutant une surface inondée de 7 575km² (CONICIT, 1977; MINFRA, 1990b). L’Amazonie est dans son ensemble une plaine et cette topographie plate implique, pour les barrages, des retenues de grande superficie qui ont un volume suffisant pour la production d’énergie. Les dimensions importantes des retenues et le fort développement de la production hydroélectrique dans cette région imposent des études plus approfondies de ces systèmes et des impacts des barrages sur l’environnement.
Les effets de l’immersion de la végétation terrestre
La surface inondée, l’un des paramètres les plus discutés par les environnementalistes, est particulièrement importante en Amazonie; en raison d’une part de la formation de retenues de grande portée et d’autre part de l’immersion de la végétation. Cette immersion, souvent nécessitée par les fortes contraintes techniques, l’est également en ce qui concerne la faisabilité économique . Les impacts négatifs majeurs de la construction d’un barrage sont fortement associés à l’immersion de la végétation et aux conséquences de sa dégradation sur l’environnement.
La transformation du milieu aquatique lors de la mise en eau de la retenue provoque des changements de l’hydrodynamique du système qui passe d’une condition d’eau courante à une condition d’eau stagnante. La circulation de l’eau dans ce nouveau système peut être associée à son temps de renouvellement et à la stabilité de la colonne d’eau. Ces deux facteurs, résultants d’un ensemble de conditions extérieures et intérieures à la retenue, sont en relation avec le fonctionnement biologique de celle-ci. Ainsi, l’immersion de la végétation terrestre a provoqué des conséquences graves dans certaines retenues alors que ses effets étaient beaucoup moins ressentis dans d’autres.
La retenue de Brokopondo (1579 km2 , Surinam), mise en eau en 1964, a connu une stratification prolongée, l’oxygène dissous des couches hypolimniques s’est rapidement épuisé en raison de la dégradation de la matière organique immergée. Le faible taux de renouvellement de l’eau (3,3 ans) n’assurait pas un apport suffisant d’oxygène par les affluents; le dégagement de sels dissous et la formation de H2S a été très important. Les modifications physico-chimiques et biologiques (phytoplancton, macrophytes etc.) ont provoqué des dommages pour le fonctionnement de l’usine hydroélectrique et sur l’environnement (Paiva, 1977; Heide, 1982). Lorsque nous comparons les conséquences du barrage de Brokopondo à celles de CuruáUna (102 km2 , Brésil), de Tucurui (2 430 km2 , Brésil), et de Guri (4 250 km2 , Venezuela), nous pouvons constater que l’environnement aquatique a réagi de façon différente et qu’une condition d’équilibre pénalisant moins l’environnement en amont et en aval du barrage a été plus rapidement atteinte. Il y eut toutefois des conséquences négatives, comme l’anoxie des couches du fond, le dégagement de sels minéraux et de H2S, l’augmentation de la population de macrophytes, la mortalité de poissons (Junk et ai, 1981; Darwich, 1982; Revilla, 1984; CET, 1989; CET, 1987b; CET, 1987a); cependant, l’intensité de ces dégâts fut moindre. La diminution du temps de renouvellement des eaux, liée à de plus forts débits d’entrée dans ces retenues, ainsi que la déstratification périodique de la colonne d’eau ont joué un rôle important dans la diminution des effets négatifs de l’immersion de la végétation terrestre.
Dégradation de la matière organique
L’étude de l’évolution de la qualité de l’eau dans les retenues amazoniennes est liée à la compréhension des processus de dégradation de la matière organique, ainsi que nous l’avons indiqué précédemment dans l’introduction. L’un des objectifs de notre travail étant la description de cette évolution à l’aide de la modélisation mathématique, nous nous sommes dirigés vers une analyse holistique des processus de dégradation et de leur relation avec le milieu aquatique. En raison de l’importante charge en matière organique allochtone d’origine terrestre dans toutes les eaux amazoniennes, la description qui suit se focalise principalement sur la dégradation aquatique de cette matière organique. Les processus communs à d’autres types de matière organique seront généralisés. Nous inclurons dans la matière organique d’origine terrestre la végétation de grande envergure (angiospermes) immergée lors de la mise en eau des retenues. La dégradation de la matière organique d’origine terrestre est assez particulière en raison de sa complexité chimique et structurelle (différences entre les troncs, Pecoree, les branches et les feuilles). Il existe une action mécanique et une action biologique. L’action mécanique concerne l’immersion de la végétation, le lessivage des produits lysés dans l’eau ou bien lysés par l’action des pluies sur la partie aérienne de la végétation semi-immergée, la chute des feuilles, des branches et des troncs de cette partie aérienne (Annexe A), et la fragmentation physique. L’action biologique est concomitante de l’action mécanique; en raison de la composition de la matière organique, l’action biologique passe par différentes étapes menées par plusieurs types de décomposeurs. En effet, nombreux sont les organismes en milieu aquatique qui agissent directement sur la matière organique. Les insectes, les nematodes et certains vertébrés peuvent incorporer la matière organique d’origine terrestre dans leur habitudes alimentaires et effectuer, par digestion et excrétion, une étape de la dégradation. La fragmentation mécanique de la surface du bois par les insectes représente une étape de la décomposition et agit indirectement sur la dégradation de la matière organique à l’intérieur du bois qui est alors disponible pour la colonisation de bactéries, ce qui accélère sa dégradation (Aumen et ai, 1983). Les champignons, qui ont un rôle prédominant dans la dégradation à l’air libre, gardent un rôle important dans les milieux aquatiques (Kaushik & Hynes, 1971). Ils sont les premiers à coloniser la matière organique et à la décomposer en particules plus fines, ce qui facilite l’attaque bactérienne. Ils minéralisent également la matière organique et sont très efficaces dans la dégradation aérobie et anaérobie de la cellulose et de la lignine (Kaushik h Hynes, 1971) (Kirk k Shimada, 1985).
La dégradation est donc un processus continu d’actions de plusieurs types d’organismes sur la matière organique, formant une chaîne où les processus interagissent, se succèdent, ou se remplacent. Dans cet ensemble, les bactéries ont un rôle prépondérant (Gunnison et ai, 1985) car la multiplicité des espèces leur permet de dégrader la matière organique dans divers milieux, notamment en anaérobiose, qui est peu supportée par les autres organismes (Ruel & Barnoud, 1985) (Saunders, 1976). La dégradation de la matière organique est alors mené à terme principalement par l’action bactérienne. Pour cette raison, la description de la plupart des processus de dégradation se concentre sur l’action bactérienne, comme nous le verrons dans la suite de notre étude bibliographique.
L’autolyse et le lessivage
L’autolyse, également appelée respiration endogène, est un processus de lyse des composants cellulaires qui permet une production d’énergie et d’éléments pour la synthèse d’autres composants; elle se reproduit constamment dans les cellules par l’action des enzymes (hydrolyse et désamination, par exemple). Après la mort de l’organisme les enzymes demeurent en activité pendant quelques heures, et une partie du matériel cellulaire est ainsi décomposée. Ce matériel cellulaire, composants chimiques de faible poids moléculaire, est facilement dégagé après la mort des cellules, au moment où la paroi cellulaire ne présente plus de résistance à la sortie des composants capables de la traverser. Cela se fait plus facilement lorsqu’il existe une circulation d’eau; l’eau se transforme en agent physique du transfert des composants cellulaires vers le milieu. Ce transfert mené par l’eau est appelé lessivage. Ensemble, l’autolyse et le lessivage, sont responsables de la perte d’environ 30% de la matière organique particulaire (par rapport au poids sec) dans les premiers jours de décomposition. Les différences entre les résultats présentés dépendent des types de feuilles et des méthodes employées. Kaushik et Hynes (Kaushik & Hynes, 1971) ont utilisé l’eau douce, courante, en laboratoire; Lush et Hynes (Lush & Hynes, 1973) ont effectué une agitation mécanique pour accélérer le lessivage et n’ont pas stérilisé l’échantillon de feuilles permettant ainsi l’action conjuguée des bactéries; Harrison et Mann (Harrison h Mann, 1975) ont stérilisé l’échantillon, n’ont pas utilisé l’agitation, mais se sont servis de feuilles sèches; Polunin (Polunin, 1982) n’a pas présenté de précisions sur sa méthode.
|
Table des matières
1 Introduction
1.1 Les retenues en Amazonie
1.2 Les effets de l’immersion de la végétation terrestre
1.3 Les objectifs de la thèse
2 Dégradation de la matièr e organique
2.1 L’autolyse et le lessivage
2.2 Les processus de dégradation
2.3 Le milieu et les limitations
2.4 Les vitesses des processus
2.4.1 Les vitesses de dégradation de la matière organique
3 Site de l’étude: la retenue de Tucurui
3.1 La description du site
3.1.1 Le climat
3.1.2 La végétation
3.1.3 L’hydrologie
3.1.4 La morphologie
3.2 La qualité de l’eau
3.2.1 L’eau d’entrée
3.2.2 Les variations temporelles et spatiales dans la retenue
3.2.3 Les variations journalières
3.2.4 La production primaire
3.2.5 L’analyse des principaux flux
4 Modélisation de la dégradation de la matière organique
4.1 Les modèles de dégradation de la matière organique
4.2 Le modèle pour Tucurui
4.2.1 Les variables d’état
4.2.2 La conceptualisation du système
4.2.3 Le modèle mathématique
4.2.4 La station et l’année de calage
4.2.5 Les conditions initiales et limites
5 Modélisatio n d e la retenu e
5.1 Le bilan thermique
5.2 La dispersion verticale
5.3 Les dimensions de la retenue
5.4 Le modèle unirnensionnel d’intrusion du flux
5.5 Le modèle de qualité de l’intrusion
5.6 Le modèle trois boîtes
5.7 Le flux de sortie
5.8 Les différences dans la. représentation des modèles
5.9 Le calage des modèles
5.9.1 Modèle thermique
5.9.2 Modèle de dégradation
5.10 Les résultats
5.10.1 Température
5.10.2 Oxygène dissous
5.10.3 Ammonium et DCO
5.10.4 Coefficients de dispersion
5.10.5 Les difficultés
5.11 La validation du modèle
5.12 Les résultats d’autres modèles appliqués à Tucurui
5.12.1 Le modèle WQR.RS
5.12.2 Le modèle WQ-ARM
6 Le modèl e et l’écologie d u système
0.1 Le modèle et la stratification
6.1.1 Le cycle aérobie-anaérobie
6.1.2 Le statut trophique
6.2 Les flux chimiques dans la retenue
6.2.1 La matière organique et l’oxygène
6.2.2 La matière organique et l’ammonium
6.3 Jouons avec le modèle
6.3.1 La quantité de végétation immergée
6.3.2 L’impact de la végétation immergée
6.3.3 Les sources de nutriments
6.3.4 La production des gaz
6.4 La portabilité du modele
7 Conclusions générales
ANNEXES
Télécharger le rapport complet