A l’instar des machines utilisées dans l’industrie, les infrastructures et les ouvrages de Génie Civil (bâtiments, monuments, ponts, réseaux, barrages, digues, tunnels…) sont l’objet d’un programme de maintenance, afin de garantir la sécurité des usagers, préserver le patrimoine le plus longtemps possible et éviter la perte économique due à une indisponibilité fortuite de l’ouvrage.
La plupart des politiques de maintenance des structures reposent sur la mise en place d’une surveillance adaptée. On peut aussi parler de « Surveillance de santé structurale », qui est la traduction du terme anglo-saxon « Structural Health Monitoring » (SHM) et aussi le nom d’un projet national de recherche en France (Projet national S3 2012). Pour le maître d’ouvrage, la démarche générale consiste à se doter d’un système d’information dont les données sont ensuite utilisées pour réaliser un diagnostic, puis un pronostic et éventuellement un programme de maintenance. Ce système repose sur des chaines de mesures plus ou moins sophistiquées, installées à demeure sur l’ouvrage ou mises en place lors de campagne d’inspection. Dans tous les cas, il est fondamental de maîtriser les incertitudes des mesures et des modèles qui servent à interpréter les données notamment vis-à-vis de critères réglementaires, pour aider le propriétaire de l’ouvrage à bâtir son programme de maintenance.
Les centrales nucléaires sont constituées de nombreux ouvrages en béton, et leurs exploitants appliquent bien évidemment des programmes de maintenance pour préserver leur patrimoine industriel. Cependant, dans ce cas particulier, la principale préoccupation demeure la maitrise de la sûreté nucléaire , sachant que certaines structures de génie civil y participent de façon déterminante. C’est le cas de l’enceinte de confinement, qui constitue la 3ème barrière de protection de l’environnement en cas d’accident. L’aptitude à remplir les fonctions de sûreté assignées doit être démontrée tout au long de la vie de l’ouvrage, depuis la conception jusqu’au démantèlement, et notamment lors des réexamens décennaux. Les opérations de maintenance visent alors essentiellement à garantir que le niveau de sûreté est conforme aux exigences en vigueur, qui sont régulièrement ré-évaluées par l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) (Rambach 2011). Dans ce contexte, une bonne connaissance de l’état des installations est une aide précieuse à la prise de décision pour justifier, préparer et planifier les travaux.
Les concepteurs des enceintes de confinement du parc de réacteurs qu’exploite EDF en France ont opté pour une structure épaisse d’un mètre environ, en béton précontraint. Lors du dimensionnement, la baisse de tension dans les câbles de précontrainte induite par le retrait et le fluage du béton a été prise en compte, afin de s’assurer que la compression du béton sera suffisante pour résister à l’accident de référence pendant toute la durée d’exploitation. Compte tenu de la fonction de sûreté des enceintes, ce phénomène de décompression progressive du béton est particulièrement suivi. En se basant sur son expérience acquise dans la surveillance des grands barrages, EDF a mis au point un système dit « d’auscultation » (Alexis Courtois et al. 2011) qui permet de suivre les déformations de la structure et d’en déduire les pertes de précontrainte. Des modèles permettent ensuite d’extrapoler ces pertes et d’estimer l’état de précontrainte en fin de vie (Abrishami et al. 2015; Chauvel, Touret, and Barré 2006; Boucher 2016). Ce pronostic sur les déformations différées fait partie intégrante des démonstrations de sûreté présentées à l’ASN et guide l’exploitant dans ces choix de maintenance des enceintes. Il est donc important pour EDF qu’il soit suffisamment précis et fiable.
Les mesures in situ produites par le système d’auscultation permettent de recaler les modèles de comportement de béton afin de prédire l’état mécanique de l’ouvrage en fin d’exploitation. Néanmoins, si ces modèles ont démontré leur pertinence à l’échelle (centimétrique) du laboratoire, leur pouvoir prédictif peut être remis en cause quand il s’agit de décrire le comportement à long terme à l’échelle (métrique) des structures plus massives. A cela, plusieurs raisons parmi lesquelles :
• L’hétérogénéité des propriétés mécaniques de la structure réelle, dont les essais en laboratoire ne rendent pas toujours compte.
• La représentativité ou la calibration des paramètres qui régissent le changement d’échelle dans les modèles utilisés pour le pronostic.
• La qualité et représentativité des mesures de déformation et de déplacement.
Une façon de réduire les incertitudes sur la prédiction de déformations différées d’une enceinte de confinement est d’accumuler les mesures de déformations différées en attendant que le temps passe, tout simplement. Néanmoins, afin de gérer au mieux des investissements significatifs et de mieux appréhender d’éventuels risques à venir en lien avec la sûreté nucléaire, il y a un réel intérêt à améliorer la qualité des prédictions de retrait et de fluage.
Le béton, un matériau poreux et visqueux
Généralités sur le béton et l’eau qu’il contient
Le béton est un matériau composite constitué d’un liant, souvent une pâte de ciment durcie, qui agglomère plusieurs types de granulats (gravillons et sable). Ces derniers constituent le squelette rigide du béton (60 à 75% du volume dans un mètre cube de béton). Le liant nécessite de l’eau pour faire sa prise, ce qui fait qu’un béton est constitué d’environ 10 à 20% d’eau en volume. Pour obtenir ou améliorer certaines propriétés rhéologiques, mécaniques ou hydrauliques, des adjuvants ou additions peuvent être ajoutés au mélange.
L’eau intervient à toutes les étapes de la vie d’un matériau cimentaire. Elle joue un rôle fondamental dans la fabrication du béton, en conférant à celui-ci les propriétés rhéologiques d’un liquide (permettant sa mise en œuvre dans les coffrages). Une fois le béton fabriqué, l’eau n’ayant pas été employée dans la réaction d’hydratation va se retrouver en excès dans les pores du matériau. A plus long terme, cette eau va être impliquée dans le vieillissement du matériau via les phénomènes de retrait, fluage, réaction au gel-dégel, pénétration d’agents agressifs, etc.
(Baroghel-Bouny 1994) distingue quatre types de liaison entre l’eau et la pâte de ciment hydratée :
• L’eau chimiquement liée : celle qui rentre dans la composition des hydrates.
• L’eau adsorbée : elle se fixe aux surfaces solides, sous l’action des forces de liaisons de type Van Der Walls ou électrostatique.
• L’eau capillaire : elle remplit le volume poreux au-delà des couches d’eau adsorbée et est séparée de la phase gazeuse par des ménisques. Elle obéit aux lois de la capillarité (Jurin, Kelvin-Laplace, etc.).
• L’eau libre : elle se trouve dans les macropores et n’est pas soumise aux forces d’attraction des surfaces solides et n’est plus influencée par les forces superficielles. Elle peut être assimilée à un cas particulier de l’eau capillaire et est la première à migrer lors du séchage.
Dans ce mémoire, nous emploierons les termes « teneur en eau », « humidité » ou «saturation » pour désigner la quantité d’eau présente dans le béton (voir le glossaire)
Le séchage du béton en condition quasi isotherme
Dans cette section, nous allons aborder une description très succincte des phénomènes impliqués dans la dessiccation des matériaux cimentaires, en mettant en avant le modèle simplifié que nous utiliserons par la suite. Des développements plus complets sont disponibles dans (Mainguy 1999; Bažant 2001; Benboudjema 2002; Sellier and BuffoLacarrière 2009; Hilaire 2014). Le séchage du béton, c’est-à-dire la perte progressive d’eau du matériau créée par un déséquilibre thermodynamique avec son environnement, est un phénomène complexe qui a une influence prédominante sur les déformations différées. Cette complexité est due en grande partie à l’étendue de la distribution des tailles de pore dans la pâte cimentaire et au fait qu’il s’agit d’un matériau non saturé en eau. Ce caractère multiphasique et cette disparité dans les formes et dans les volumes de vide vont se traduire par différents mécanismes de transport et d’interactions entre l’eau, le gaz et la phase solide. Généralement, l’eau se présente dans la pâte de ciment à la fois sous forme liquide et gazeuse. Le transport de l’eau au sein des pores du béton va dépendre du transport convectif (par perméabilité), de la diffusion, de l’adsorption-désorption (des molécules d’eau sur les grains solides) et de l’évaporation-condensation .
L’affinité de l’eau avec la matrice solide et les propriétés du réseau poreux d’un béton font que le séchage est un phénomène très lent. Ainsi, compte tenu de son épaisseur, une paroi d’enceinte de confinement mettrait sans doute plusieurs siècles pour atteindre l’équilibre avec son environnement et « sécher à cœur ».
La littérature abonde en modèles de séchage pour milieux poreux (Verdier 2001). Dans le cadre de notre travail, suivant des choix guidés par la simplicité et la robustesse, nous optons pour une modélisation simplifiée du séchage, suffisante dès lors qu’on s’intéresse à la perte de masse ou à l’évolution de teneur en eau. En faisant l’hypothèse que le transport n’est influencé ni par la déformation, ni par la fissuration, on peut se ramener à une unique équation de diffusion non linéaire de la teneur en eau libre (Granger 1995).
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Table des matières
Introduction
les enjeux liés au vieillissement des enceintes en béton précontraint des réacteurs nucléaires français
1 Etat de l’art sur les déformations différées du béton, la surveillance des enceintes à EDF et la mesure in situ de teneur en eau du béton
Le béton, un matériau poreux et visqueux
Généralités sur le béton et l’eau qu’il contient
Le séchage du béton en condition quasi isotherme
Le retrait et le fluage du béton
La surveillance des enceintes, objets et méthodes
Définition de l’enceinte de confinement, fonction de sûreté et critères de surveillance
Capteurs et systèmes d’acquisition utilisés par EDF
Gestion et exploitation de la mesure
Aperçu d’autres approches prédictives supervisées
Quelques tentatives pour suivre la teneur en eau d’ouvrages en béton sur de longues périodes
Panorama des grandeurs mesurées pour estimer la teneur en eau du béton38
Les premières expérimentations d’EDF (1980-2000)
Les expériences scandinaves
La mesure de perméabilité in-situ comme indicateur de saturation en eau
La mesure de permittivité diélectrique par réflectométrie dans les domaines temporel ou fréquentiel
Conclusion sur l’état de l’art
2 Estimation approchée de l’information apportée par la mesure de teneur en eau
Dans quel but mesurer la teneur en eau sur un ouvrage déjà ausculté ?
Fondements de la méthode
Calcul de la matrice de covariance des paramètres d’un modèle recalé sur des mesures
Lois simplifiées de retrait et de fluage
Sensibilités du modèle simplifié et incertitude de la prédiction en fin d’exploitation de l’ouvrage
Sensibilités du modèle simplifié
Estimation de l’information apportée par la mesure de perte de masse et de l’incertitude associée
Evaluation de la perte de masse par des capteurs disséminés dans la structure
Modélisation numérique du séchage du béton par différences finies
Sensibilités de la perte de masse et de la teneur en eau locale aux paramètres du modèle de séchage
Incertitudes sur la prédiction de la perte de masse d’une section d’ouvrage selon la distribution spatiale des mesures de teneur en eau
Bilan de l’approche simplifiée d’estimation de l’incertitude-cible pour la teneur en eau
3 Proposition d’un modèle dédié à la surveillance de la teneur en eau des enceintes de confinement
Principe de la démarche
Bref aperçu de la maquette VeRCoRs et capteurs retenus pour l’étude
Objectifs de la maquette
Description de la maquette et de son dispositif de surveillance
Capteurs retenus pour l’étude
Sélection des variables explicatives
Traitements préalables
Classification Hiérarchique Ascendante (CAH)
Analyse par Composantes Principales (ACP)
Comparaison des séries chronologiques
Modélisation des déformations par régression multilinéaire
Critères de l’analyse
Modélisation de P1_ET et P3_EV avec les variables retenues
Capacité à prédire les déformations
Apport d’un terme complémentaire en logarithme du temps
Proposition d’une loi Teneur en Eau – Temps (TET)
Bilan : un modèle Teneur en eau – Temps – Température (TETT) adapté à la surveillance des enceintes
4 Détermination d’une incertitude-cible de mesure de teneur en eau dans le cadre de la surveillance des enceintes
Présentation de la démarche
Définition d’un critère pour choisir l’incertitude cible et principales étapes de traitement
Maquette digitale de référence
Rappels sur la méthode de Monte Carlo appliquée à l’estimation et à la propagation des incertitudes
Méthodes d’inversion des modèles utilisés
Résumé de la démarche
Propagations d’incertitudes dans les différents modèles
Propagation des incertitudes dans le modèle de séchage
Propagation des incertitudes dans les modèles mécaniques
Conclusion sur la propagation de l’incertitude de teneur en eau dans le modèle de surveillance d’enceinte
Etudes complémentaires de l’influence de la teneur en eau sur le recalage des modèles
Impact d’un modèle non physique de séchage sur la déformation finale
Influences relatives des termes de fluage propre et de dessiccation de la loi TETT
Conclusion sur l’incertitude cible pour une mesure de teneur en eau
5 Conclusion et perspectives
Récapitulatif des travaux réalisés
Conclusion
Perspectives
6 Références