Le texte est un objet empirique complexe et a donné lieu à des théories différentes offrant ipso facto des analyses différentes. C’est à l’évidence un objet multidimensionnel et nous souhaitons, dans ces présents travaux, identifier puis étudier une de ces dimensions qui jusqu’ici n’a sans doute pas reçu une attention suffisante alors qu’elle est probablement l’une des plus importantes.
Les sciences du texte et les niveaux linguistiques
S’il est une question forcément partagée par la linguistique et toute science du texte, notamment parce qu’elle est déterminante dans la délimitation des objets d’étude, des méthodes et parce que toute science du texte doit faire preuve de cohérence globale dans l’ensemble de sa démarche et de ses objectifs donnés, c’est bien celle de « niveau linguistique », tant il est vrai que les approches les plus holistes reposent et supposent toujours une définition des niveaux les plus élémentaires et inversement : il n’y a pas de théorie du texte sans théorie (fut-elle implicite) des signes, voir des sèmes, comme il n’y a pas, par exemple, de théorie de l’emploi des signes qui n’impliquent de situer ceux-ci par rapport à l’énonciation ou au discours.
Pour autant, définir un niveau d’analyse ne va pas de soi et les sciences du langage ont, comme nous le verrons, beaucoup évolué depuis cinquante ans. C’est essentiellement à cette question que nous allons consacrer ce premier chapitre, dès lors que nous allons considérer tout au long de ce travail que toute théorisation d’objet textuel est inséparable d’une délimitation des niveaux linguistiques.
La vision classique des niveaux linguistiques
Nous avons conscience que de nombreux travaux ont étayé au départ la question des niveaux linguistiques. Dans la vision classique, il est possible d’identifier typiquement quatre niveaux interprétatifs : celui des morphèmes (depuis Baudoin de Courtenay, 1898), celui des lexèmes (ou des mots), celui des phrases et celui des textes considérés comme un ensemble de phrases. La linguistique, à l’époque, peine à décliner pour chacun de ces niveaux un système de contraintes spécifiques, des lois propres, ce qui explique qu’elle en est venue simplement à privilégier le niveau phrastique. Pour Benveniste (1966), par exemple, la phrase est l’unité linguistique supérieure : elle ne pourrait intégrer aucune unité linguistique plus haute.
Ainsi, la linguistique oscille-t-elle entre l’idée que la formation des mots à partir de morphèmes et la formation de phrases à partir de mots relèvent d’un unique ensemble de mécanismes obligatoires (Saussure, 1916 ; Chomsky, 1957), la syntaxe et la reconnaissance d’une certaine autonomie des mécanismes morphologiques (Chomsky, 1970 ; Aronoff, 1976) vis-à-vis de la syntaxe. C’est pourquoi la linguistique des années soixante dix a-t-elle eu du mal à penser le niveau supérieur à celui de la phrase autrement qu’en termes de grammaire de conversation ou de grammaire de texte, autrement dit en essayant de transposer la notion de grammaticalité à ces niveaux, tentant de faire par exemple des notions de cohésion ou de cohérence les mécanismes pertinents pour rendre compte de la formation des textes. En parallèle de cela, la notion de texte elle-même peut devenir un simple échelon dans une représentation encore élargie qui définit l’ensemble des textes (chez Foucault par exemple) où le champ littéraire est considéré comme un espace dans lequel chaque texte se situe (et/ou reçoit une valeur différentielle). La linguistique d’aujourd’hui est une discipline scientifique beaucoup moins parce qu’elle a constitué un fonds immuable de connaissances à partir desquelles on peut espérer en trouver d’autres, que parce qu’elle a remarquablement progressé dans la constitution d’un système d’élaboration et de vérification d’hypothèses, grâce auquel elle peut se remettre en cause et se renouveler. Ce qui sera intéressant alors dans le travail que nous entreprendrons, sera de mettre au jour la structuration textuelle sous l’éclairage de la question des niveaux linguistiques en élaborant un certain nombre d’hypothèses qui ne demanderont qu’à être vérifiée sur un corpus empirique de plus en plus large. En effet, la structure textuelle, qui reste une structure linguistique et qui est en fait l’objet même de nos recherches, comporte une succession de niveaux linguistiques de complexité croissante. Parce que ces niveaux linguistiques correspondent tout d’abord à des modes de description grammaticale performants et ce proportionnellement à la taille de l’unité que constitue l’objet d’étude, nous commencerons par la démarche (théorique) que Noam Chomsky a développée dans Structures syntaxiques (1969) et selon laquelle il souhaite montrer qu’une théorie linguistique doit au moins contenir différents niveaux linguistiques présumés :
La notion centrale de la théorie linguistique est celle de « niveau linguistique ». Un niveau linguistique tel que la phonologie, la morphologie ou la syntagmatique, est essentiellement un ensemble de mécanismes descriptifs valables pour la construction de grammaire ; il constitue une certaine méthode de représentation des énoncés. Nous pouvons déterminer l’adéquation d’une théorie linguistique en développant d’une manière rigoureuse et précise la forme de grammaire qui correspond à l’ensemble des niveaux inclus dans cette théorie, et en recherchant ensuite la possibilité de construire pour les langues naturelles, des grammaires de cette forme qui soient simples et révélatrices. Nous étudierons de cette manière différentes conceptions de la structure linguistique, en considérant une succession de niveaux linguistiques de complexité croissante, correspondant à des modes de description grammaticale de plus en plus puissants ; et nous essaierons de montrer que la théorie linguistique doit au moins contenir ces niveaux s’il s’agit, en particulier, de fournir une grammaire satisfaisante de l’anglais. Enfin, nous verrons que cette recherche purement formelle sur la structure de la langue comporte certaines implications intéressantes pour les études sémantiques .
Contraintes et niveaux linguistiques
En linguistique, s’interroger sur la question des niveaux revient à l’heure actuelle à admettre qu’à chaque niveau doivent correspondre des contraintes. Notre postulat méthodologique exige alors qu’à chaque fois que nous évoquerons des niveaux, ce sera parce que nous pouvons identifier des contraintes spécifiques à ce même niveau. Le travail du linguiste réside alors en ce qu’il doit identifier les contraintes qui pèsent sur l’interprétation et nous pouvons considérer que les morphèmes, par exemple, imposent des contraintes sur l’interprétation. Si ce n’était pas le cas alors les morphèmes ne seraient pas propres à un niveau d’analyse. Les linguistes peuvent être d’accord pour dire qu’il y a des phonèmes, des morphèmes, des phrases et des textes. Mais quand il s’agit d’analyser des textes, les choses se compliquent et les linguistes semblent désarmés.
La vision moderne des niveaux linguistiques
Nous sommes par la suite entrés dans une ère où la linguistique au sens large s’orientait petit-à-petit vers une redéfinition des niveaux pertinents d’analyse. Sans rentrer ici dans tous les aspects de la question (Nemo, 2001 pour une discussion approfondie de celleci), la vision qui a émergé depuis le début des années quatre vingt est assez différente par rapport à ce que nous venons d’évoquer, en lien avec les progrès de la sémantique et de la pragmatique linguistique. Elle repose avant tout, si on laisse de côté l’identification du niveau constructionnel, sur trois avancées, à savoir la distinction entre phrase et énoncé d’une part (Nemo, 1999 ; Levinson, 2001), la distinction entre micro-syntaxe et macro-syntaxe et l’étude systématique des enchaînements discursifs d’autre part.
La remise en cause de la notion de phrase comme niveau pertinent va déplacer le débat qui avait eu lieu jusqu’alors. Les premières discussions ont lieu autour de la distinction phrase/énoncé. C’est celle-ci qui aura le plus de conséquences dans la suite des recherches qui auront été entreprises à cet égard. À partir des années quatre-vingt, les sémanticiens et les pragmaticiens commencent à travailler sur la notion d’énoncé et constatent l’efficacité de déplacer le débat puisque les analyses interprétatives des énoncés dépassent largement le cadre de la phrase tel qu’il était défini jusqu’alors. Aucun d’entre eux pourtant ne précisera véritablement un quelconque niveau supérieur. Or, nous pouvons dire avec le recul que les recherches ont montré qu’il était nécessaire de modifier la nature du niveau concerné pour ces nouvelles analyses parce qu’il n’y a toujours pas vraiment de niveau. Pour ce qui concerne l’analyse de l’objet-texte, nous nous emploierons modestement à effectuer cette tâche.
Par ailleurs, c’est encore pour casser véritablement la notion de phrase que se diviseront micro-syntaxe et macro-syntaxe. Et nous verrons petit-à-petit se profiler la nécessité d’observer des unités supérieures à la phrase mais inférieures au texte parce qu’à l’évidence, pour ces disciplines (et plus particulièrement pour la macro syntaxe), un niveau supérieur à la phrase et inférieur au texte existe sans que jamais cette intuition se confirme scientifiquement ; c’est pourquoi nous verrons naître des dits niveaux de « période » ou de « séquence » sans qu’une attention toute particulière leur soit consacrée quant à leur circonscription. Une première classe d’objets micro-textuels est alors déterminée mais sans aller au-delà d’un niveau micro-textuel et sans le définir, c’est-à-dire sans lui associer véritablement des contraintes.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 Prolégomènes : la question des niveaux linguistiques
1.1 Les sciences du texte et les niveaux linguistiques
1.1.1 La vision classique des niveaux linguistiques
1.1.2 Contraintes et niveaux linguistiques
1.1.3 La vision moderne des niveaux linguistiques
1.2. Texte, discours, conversation
1.2.1 Linguistique du texte de re et linguistique du texte de dicto
1.2.2 Le débat texte-discours : un débat aporétique
1.2.3 Texte, contribution, complétude
Chapitre 2 De la notion d’énoncé à la notion de contribution
2.1 Notions préliminaires
2.1.1. La phrase comme niveau linguistique ?
2.1.2. Apparition et définitions de l’énoncé
2.1.2.1 Distinction énoncé/énonciation
2.1.2.2. La phrase comme niveau maximal ou l’énoncé comme phrase énoncée
2.2. La phrase comme énoncé maximal
2.2.1 Distinction Énoncé/Phrase
2.2.2 De la phrase à l’énoncé
2.2.3 Illustration d’une tentative d’application du modèle phrastique au texte : la tagmémique
2.2.4 La notion d’enchaînement
2.2.5 Sens de la phrase vs sens de l’énoncé
2.3. L’énoncé comme phrase minimale ?
2.3.1 De la phrase au texte
2.3.2. Distinction énoncé / texte
2.3.3. Distinction énoncé / contribution
2.4. Morphologie d’une contribution
2.5. Contraintes contributionnelles
2.6. Bilan sur la définition de l’énoncé
Chapitre 3 La contribution et la linguistique contributionnelle
3.1 Une unité linguistique à reconnaître en tant que telle, la « contribution »
3.1.1. Rappel de la théorie de Grice
3.1.2. La contribution comme objet d’étude de la linguistique du texte
3.2. Contribution, attention et pacte communicationnel
3.2.1 « L’attention », un concept phare du pacte communicationnel
3.2.1.1 L’attention phatique et le pacte communicationnel
3.2.1.2 La caractérisation attentionnelle de la nature de la contribution
3.2.2 Le pacte littéraire
3.2.3 Le pacte littéraire et la notion de contribution
3.3. Contribution et coopération
3.3.1 La conception du texte en sémiotique de la coopération textuelle
3.3.2 L’auteur et le lecteur sont liés par le texte
3.3.3 Le pacte tacite sous-jacent à la communication littéraire
3.3.4. L’importance de la notion de contribution dans le pacte littéraire
3.4 Sémiotique de la coopération textuelle et linguistique contributionnelle
3.4.1 Linguistique contributionnelle et sémiotique textuelle
3.4.2. La compétence contributionnelle
3.4.3. Auteur-Modèle et Lecteur-Modèle
3.4.4 Le concept de topic et analyse sémiotique de la coopération textuelle
3.4.4.1 Le topic comme hypothèse de lecture
3.4.4.2 Topic et isotopie
3.5 Contribution et analyse textuelle
Conclusion
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