Contraintes patriarcales dans la migration

Pour les enfants, je crois que c’est une super bonne expérience s’ils restent ici à long terme (en France). Ils peuvent apprendre beaucoup de choses, c’est précieux. Mais moi, j’ai hâte de rentrer au Japon, à tout moment. Je n’ai jamais pensé que « ben je n’ai pas envie de rentrer ». (Naomi, cheffe rédactrice en arrêt de travail, 45 ans) .

Je crois bien que la vie ici en France plaît à mon épouse aussi. Je pense. (Kazuo, haut fonctionnaire du gouvernement japonais, 30 ans) .

Ma vie ici ? Je n’ai rien à dire, je suis simplement hikikomori ici en France… (Tomoko, épouse de Kazuo, sans profession, 29 ans) .

J’ai allaité mon fils aîné jusqu’à ce qu’il ait 2 ans et 10 mois. Quand je dis ça aux Français, ils sont tous stupéfaits, ils me disent « mais pourquoi ? ». Leur réaction est même amusante pour moi. Pour mon deuxième enfant, j’ai arrêté de l’allaiter au bout d’un moment. Franchement, je ne savais pas que le lait bébé en poudre était aussi pratique.

(Nanako, femme au foyer, 42 ans)

Même si tu ne le penses pas vraiment, des fois, il faut dire à ton mari « je t’aime » ou « le plus important, c’est toi » ou quelque chose comme ça, même si dans ta tête le plus important, c’est évidemment tes enfants. Il est Français. Elles sont pauvres, les Françaises ! Elles doivent travailler, élever les enfants, et rester femme aussi ! L’amour est ce qu’il y a de plus important ici en France. (Sakura, femme au foyer, mariée à un Français, 41 ans)

Ces quelques phrases sont toutes tirées des transcriptions d’entretien qui ont été réalisées pendant ma recherche de terrain, auprès des migrants/expatriés japonais en France. Certains s’y étaient installés depuis de longues années pour un projet professionnel ou suite à une union avec un conjoint français, européen, ou japonais. Il y avait également ceux qui y étaient venus après avoir reçu un ordre de mutation de leur employeur japonais, pour une durée déterminée ou indéterminée. Tandis que pour certains d’entre eux le déplacement faisait partie de leur aspiration professionnelle, pour certain d’autres, la migration/expatriation était un évènement inattendu, ils attendaient impatiemment le jour où ils pourraient enfin retourner au Japon, ou simplement, sortir de la France. Chaque enquêté avait des motifs migratoires différents, avec leurs propres projets ou pas, qui rendaient leur expérience migratoire unique et distinct l’un à l’autre.

Pour Naomi, le déplacement vers la France suite à la mutation de conjoint japonais travaillant dans une grande entreprise japonaise était synonyme de la perte de l’identité professionnelle, voire un déracinement total. Diplômée d’une prestigieuse université et travaillant en tant que cheffe rédactrice d’une maison d’édition, elle menait une vie heureuse à Tokyo, même si elle était extrêmement occupée pour la charge de « the second shift (la double journée) » (Hochschild 1989), car elle devait assumer l’intégralité des tâches domestiques toute seule. Sa vie tournait autour de la passion pour son métier et le temps consacré au soin et à l’éducation de ses deux enfants. Ceci était également le cas pour Tomoko, qui travaillait au Japon comme chercheuse dans un laboratoire chimique, qui a dû abandonner son travail afin de suivre son conjoint auquel elle venait d’être mariée. Son mari Kazuo, de son côté, ignorait complètement la souffrance de son épouse : il croyait qu’elle menait une vie pleine de découvertes et de joies dans leur nouvelle vie en France, exactement comme lui-même. Pour eux, l’asymétrie genrée dans le motif migratoire a eu un impact important sur leur vie en France.

Pour Nanako, l’expérience migratoire présente avant tout une dimension « émancipatoire ». Vivant à Paris dans un quartier chic et entourée de « vraies parisiennes », cette mère de famille de deux enfants est agréablement surprise de constater que les charges maternelles ne sont pas aussi « lourdes » que celles au Japon, où l’assignation à la domesticité des femmes et le dévouement maternel sont considérés comme allant de soi (Honda 2008 : Ōhinata 2002 ; Shinada 2004). Elle observe minutieusement les pratiques des femmes françaises et conclut que celles ci ont plus de liberté que les Japonaises, qui leur permet de s’épanouir tout en étant mères de famille. Emerveillée, elle rédige et publie des récits sur sa vie parisienne sur son blog, tenu régulièrement jusqu’aux derniers jours de son séjour.

Recherches préliminaires

Statistiques sur la population nippone en France

Les travaux traitant la migration japonaise comme thème de recherche ne sont pas nombreux, et ceux qui portent sur les ressortissants japonais en France sont encore plus limités (Dubuc 2013, 2019 ; Komatsu 2014 ; Temple 2005 ; Yano 2016, 2017 ; Yatabe 1993, 1994, 2007). Dans la phase préliminaire de recherches, je me suis naturellement dirigée vers les études officielles publiées par chaque gouvernement, la France et le Japon, afin d’avoir un aperçu global des migrants/expatriés japonais qui résident sur le sol français. En ce qui concerne les statistiques françaises, l’Institut national de la statistique et les études économiques (INSEE) publie les données sur les immigrés et les étrangers tous les 5 ans, effectuées dans le cadre du recensement de la population. Selon les résultats parus en 2020, on dénombre 17 900 étrangers de la nationalité japonaise, et 18 300 immigrés d’origine japonaise en 2017 (INSEE 2020). On constate que ces derniers sont légèrement plus nombreux que les premiers, l’ordre de quelques centaines d’effectifs. En effet, puisque le recensement de la population de l’INSEE établit des 47 définitions précises pour chaque concept utilisé dans l’enquête, la définition de « l’immigré » prend compte seulement du pays de naissance des personnes recensées. Quelle que soit la nationalité, ceux qui sont nés dans un pays étranger – y compris les Français nés à l’étranger – sont donc classés systématiquement dans la catégorie « immigré ». Par conséquent, outre les Japonais nés au Japon et détenteurs de la nationalité japonaise, les Japonais qui ont acquis la nationalité française et perdu la nationalité japonaise sont également inclus dans cette catégorie d’immigré  . La définition de « l’immigré » s’avère donc plus large. Les résultats des années passées (en 2012 et 2007) montrent une même tendance, on peut dégager une estimation approximative de 18 000 de « Japonais » – soit par nationalité ou soit par lieu de naissance – sur le sol français. Or, l’enquête publiée par le Ministère des affaires étrangères japonais présente un schéma totalement différent. Selon une étude intitulée « kaigai zairyū hōjin sū chōsa tōkei (Statistics on the Japanese National Residing Overseas) », on dénombre 42 712 ressortissants japonais en France pour la même année que celle du recensement en France, soit 8 362 résidents permanents et 34 350 résidents à long terme. La raison de cet écart des résultats dans deux pays n’est pas claire, pourtant, l’hypothèse la plus probable serait le traitement différencié de la collecte des données. Tandis que le recensement de l’INSEE n’est pas exhaustif et repose sur un certain échantillonnage de la population en fonction de la taille de ville  l’enquête du MOFA s’appuie sur l’ensemble des inscriptions de ressortissants japonais effectuées pour le registre consulaire en France. La loi sur le passeport (ryoken hō 旅券法) obligeant à tous les ressortissants japonais à s’inscrire au registre des Japonais établis hors de Japon lorsque ceux-ci résident dans un pays étranger au-delà de 3 mois (l’inscription intitulée comme « zairyū todoke 在留届 » , le résultat de cette étude aurait montré un nombre plus élevé, qui n’apparaissait pas dans le sondage français.

En effet, cette étude annuelle du MOFA présente des données statistiques extrêmement détaillées sur les Japonais en dehors du Japon. En les classant dans deux catégories, soit comme « résident permanent », soit comme « résident à long terme », tous les ressortissants japonais sont regroupés par les lieux de résidence. Ainsi, on peut tout de suite savoir le nombre exact des Japonais ville par ville, village par village dans chaque pays. Par exemple, en jetant juste un coup d’œil sur une page du document statistique en l’année 2018, on se rend compte qu’il y a 1 215 ressortissants japonais qui habitent à Boulogne-Billancourt, dont 543 hommes et 672 femmes, 142 résidents permanents (dont 58 hommes et 85 femmes), et 1072 résidents à long terme (dont 485 hommes et 587 femmes). Outre ces détails établis par chaque commune, les statistiques par circonscription consulaire (Paris, Lyon, Strasbourg, Marseille) présentent des données encore plus détaillées, mentionnant cette fois les nombres de ceux et celles classés dans chaque catégorie de profession (employé dans le privé, journaliste, profession libérale, étudiant chercheur-enseignant, fonctionnaire, et autre), tranche d’âge, et statut familial (chef de famille ou membre de la famille accompagnateur) . Ainsi, cette étude nous donne l’impression que l’on peut établir un aperçu extrêmement complet sur les Japonais en France.

Or, quoique ces statistiques fournissant une base de données importante semblaient prometteuses comme cadre d’analyse sur la population japonaise en France, on s’aperçoit tout de même que ces données recueillies sont en réalité limitées et insuffisantes afin de mener une enquête sur leur vie de famille dans la migration pour des facteurs suivants. Premièrement, on peut noter un problème sur la construction des données, l’échantillon n’est pas suffisant. Quoique la loi sur le passeport oblige officiellement les ressortissants japonais à s’inscrire au registre consulaire, dans la pratique, on voit que la consigne n’est pas toujours respectée. Dans le cas où ils vivent dans une ville éloignée du Consulat ou l’Ambassade du Japon, il n’est pas étonnant qu’ils ne se déplacent pas tous pour remplir une simple formalité. En effet, d’après une étude réalisée par le Ministère des affaires intérieures et des communications (2017), sur la totalité des ressortissants japonais à l’étranger, on constate que seul 77 % sont enregistrés. En comprenant compte du fait que la plupart des ressortissants japonais qui vivent en France sont classés dans la catégorie « étudiant-chercheur-enseignant » qui ne sont pas forcément officiellement rattachés à un établissement d’enseignement supérieur et que de nombreux jeunes âgés moins de 30 ans se rendent en France avec le visa vacances-travail dont le délai est fixé à un an au grand maximum, on peut établir une raisonnable hypothèse que le nombre réel dépasse largement celui officiellement enregistré sur ce registre.

Deuxièmement, ce registre des Japonais à l’étranger ne prend pas compte de leur statut marital ou familial. Si l’étude précise le nombre de chefs de famille et celui de membres de famille accompagnateurs par chaque sexe, elle ne permet cependant pas nous informer s’ils sont célibataires, mariés, et/ou viennent en solo en France en laissant leur famille au Japon ou ailleurs, ou ont des enfants à charge. La nationalité de conjoints n’est également pas mentionnée, on ne peut pas savoir si ces Japonais inscrits au registre consulaire sont mariés ou pacsés avec un conjoint français ou une épouse française. En outre, le système de l’inscription au registre consulaire présente un autre enjeu important. La déclaration de « résident permanent » et « résident à long terme » étant constituée sur la base du volontariat qui n’exige aucun document officiel pour prouver leur volonté, la temporalité de leur séjour en France reste floue, on n’a pas le moyen de savoir s’ils sont installés définitivement dans le pays ou ils ont l’intention de retourner un jour au Japon, accompagnés de leurs membres de famille japonais, français, ou d’une autre nationalité. Ainsi, quoique les statistiques du gouvernement japonais fournissent des données abondantes, elles restent néanmoins limitées, dans le sens où l’on ne peut pas établir un schéma « général » sur la vie de famille des migrants/expatriés japonais en France.

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Table des matières

Introduction générale
Construire un objet de recherche à partir des expériences fragmentées
Migration comme « route à l’émancipation » des mœurs
« Expatriation », le synonyme du retour à la féminité traditionnelle
Particularités des contraintes genrées chez les Japonais
Plan de la thèse
Chapitre I. Enquêter un terrain proche dans un pays étranger : méthodologie d’enquête et réflexivité
Introduction
I-1. Recherches préliminaires
I-1-1. Statistiques sur la population nippone en France
I-1-2. « Migrant » ou « expatrié » ? L’usage contesté des termes
I-2. Entretiens individuels
I-2-1. Recrutement des informateurs
I-2-1-1. Universités et écoles de langues
I-2-1-2. Epiceries, salons de coiffure, entreprises japonaises
I-2-2. La méthode de la boule de neige
I-2-3. Conduire les entretiens
I-3. Observations participantes
I-3-1. Caractéristiques d’« X-city »
I-3-1-1. Un véritable site d’interconnaissance
I-3-1-2. Immersion dans un cercle d’homosociabilité
I-3-2. Choix du terrain « inattendu » et « improvisé »
I-4. Réflexivité autour du terrain
I-4-1. Mise en doute de la légitimité de la recherche
I-4-2. Avantages de native anthropologiste
I-4-3. Altérisation du « familier », familiarisation de « l’altérité »
Conclusion
Chapitre II. Métamorphoses et continuités dans la famille japonaise, au prisme du genre
Introduction
II-1 Vieillissement de la population
II-1-1 Rétrécissement du pays
II-1-2. Absence de la politique d’immigration
II-1-3. La baisse du taux de natalité
II-1-3-1. Spécificités de « l’Etat-providence à la japonaise »
II-1-3-2. Le manque de modes de garde
II-1-3-3. Stigmatisation de la naissance hors mariage
II-2 Mariage
II-2-1. Mariage en recul
II-2-2. Motifs de la diminution des mariages : changement des préférences ou présence des obstacles ?
II-2-3. Attentes genrées sur le mariage
II-2-3-1. Stabilité financière des hommes
II-2-3-2. Aggravation de la situation financière chez les jeunes
II-3 Travail féminin
II-3-1. Evolution de la participation des femmes
II-3-1-1. Arrivée des femmes suite à la consolidation du modèle familial japonais
II-3-1-2. Incitation à la domesticité
II-3-2. Réconciliation travail-famille en tension
II-3-2-1. Marginalisation des femmes dans l’espace public
II-3-2-2. Répartition inégalitaire du travail reproductif
II-3-2-3. Division sexuelle de « l’affection »
Conclusion
Chapitre III. Les Japonais en dehors du Japon
Introduction
III -1. Les mouvements migratoires des Japonais dans le monde
III-1-1. Trois mouvements migratoires
III-1-1-1. Migrations d’avant-guerre
III-1-1-2. Naissance des expatriés « kaigai chūzai 海外駐在 »
III-1-1-3. Généralisation de la mobilité internationale chez les Japonais
III-1-2. Saisir le genre dans la migration/expatriation des Japonais
III-1-2-1. Sous-représentation des aspects intimes
III-1-2-2. Désintérêt général pour le genre dans la migration privilégiée
III-1-2-3. Regard porté sur les ressortissants japonais à l’étranger
Le modèle de famille « standardisé » dans l’expatriation japonaise
Le portrait de « chūzuma 駐妻 (épouse d’expatrié) », symbole de la deuxième vague migratoire
III -2. La diaspora japonaise en France
III -2-1. Evolution de la migration nippone
III-2-2. Démocratisation des séjours en France
III -2-2-1. Les migrants « studieux »
Faible proportion des étudiants inscrits dans un cursus universitaire
Etudes ou stages dans des domaines spécialisés
III -2-2-2. Les vies « ordinaires » des expatriés/migrants
Cas de Nanako, « une étrange cohabitation des classes »
La prise en charge partielle des frais de scolarité
III -2-2-3. Caractère « flou » du séjour en France : le syndrome de Paris
Conclusion
Chapitre IV. Les couples face à différence des normes familiales : les expériences genrées et asymétriques sur le processus migratoire et le travail féminin
Introduction
IV-1. Inégalité sur la décision migratoire au sein de couples
IV-1-1. Les couples internationaux
IV-1-1-1. Asymétrie genrée chez les résidents permanents japonais
IV-1-1-2. Motifs migratoires non-partagés
IV-1-2. Les couples non-mixtes
IV-1-2-1. La décision « inattendue » de la migration
Faible marge de manœuvre sur la décision migratoire
IV-1-2-2. Migration « imposée » chez les expatriés
La non-mise en cause de la décision migratoire par les épouses d’expatrié
Entreprendre un travail émotionnel
IV-1-2-3. La décision migratoire des recrutés locaux
Devenir une trailing spouse dans une migration « volontaire »
Intégration de la femme et les enfants, l’exclusion du conjoint dans la communauté locale
IV-2. Travail féminin dans la migration
IV-2-1. Retour à la sphère domestique : les cas des couples non-mixtes
IV-2-1-1. Intériorisation de la responsabilité familiale
Le cas de Masako, la réticence d’une trailing spouse
Le cas de Sayaka, la détermination de la plus qualifiée
IV-2-1-2. La dévaluation du travail féminin : réappropriation de l’ordre genré
IV-2-2. Les problématiques associés au travail féminin
IV-2-2-1. Attentes différenciées dans les normes conjugales chez les couples mixtes
Sollicitation pour le travail
L’effet de la classe sociale et le capital culturel
IV-2-2-2. Obstacles à l’insertion professionnelle : l’intersection de la classe sociale et la barrière linguistique
Inconvertibilité des qualifications : réalité paradoxale du « col blanc »
S’orienter vers les métiers destinés aux natifs
Conclusion
Conclusion générale

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