En février 2013, dans la région nantaise, un homme se perche en haut d’une grue pour protester contre un jugement qui le prive depuis deux ans du droit de voir son petit garçon. Il voulait assumer la garde de l’enfant. Soutenu par un collectif de pères en colère, il sera rejoint quelques heures plus tard par un autre père dont les droits ont été également bafoués. Au-delà du drame personnel vécu par ces pères, ce fait divers nous dit qu’aujourd’hui, des hommes sont prêts à se battre pour faire valoir leurs droits de père et prendre pleinement part à l’éducation et au soin de leurs enfants. Cependant la nécessité dans laquelle ils se trouvent, de devoir recourir à des voies spectaculaires pour se faire entendre, est étonnante, du moins si l’on s’en tient au registre du droit. Tout d’abord parce que les droits des pères sont garantis par la loi. La loi française affirme l’égalité du droit des parents dans l’exercice de l’autorité parentale (loi du 4 mars 2002) et notamment en cas de séparation ; dans son article 371-4, le Code Civil dispose : « l’enfant a le droit d’entretenir des relations personnelles avec ses ascendants ». Ensuite, ce droit des pères est loin d’être récent – ce qui aurait pu expliquer qu’il soit mal appliqué. Historiquement, la loi française était plutôt favorable au père. Ce n’est qu’en 1970 que la loi française substitue à la puissance paternelle instaurée par le Code Napoléon la notion d’autorité parentale partagée par les parents. Il semble donc que nous soyons passés en moins de 50 ans de la domination du père à sa quasi éviction.
Le déséquilibre que dénoncent ces pères entre les deux parents est de plus à priori surprenant dans une France qui a été la première à affirmer en 1789 le principe de l’égalité des droits entre les citoyens – même si à l’époque les citoyennes ne sont pas concernées. Dans un contexte plus récent, lorsque des inégalités homme femme sont dénoncées, elles concernent une inégalité en faveur des hommes plutôt qu’à leur détriment : inégalité salariale, discrimination à l’embauche, plafond de verre, etc. Au sein du foyer, la maltraitance conjugale, signe de la domination d’un conjoint sur l’autre, touche essentiellement les femmes, même si une minorité d’homme peut en être victime. Comment donc expliquer que dans ce cas précis, ce sont les hommes qui apparaissent comme discriminés ? C’est qu’il s’agit en l’occurrence non pas de l’homme, représentant du genre masculin, mais du père et du rôle paternel. Et si les deux notions sont étroitement liées, elles sont loin de s’inscrire dans le même registre.
Pour mieux comprendre ce qui se joue lorsqu’un homme s’isole en haut d’une grue et y déploie une bannière réclamant le droit de revoir son fils, il nous faut donc investiguer la notion de paternité. Et le faire dans le contexte de la société française actuelle, régie par ses lois – comme celle qui proclame l’égalité des parents dans l’exercice de l’autorité parentale mais aussi par ses coutumes, notamment la tendance des juges aux affaires familiales à confier nettement plus souvent l’enfant aux soins de la mère de manière exclusive ou majoritaire. Il nous faut donc quitter le seul terrain juridique et nous intéresser aux mentalités, telles qu’elles sont investiguées par l’anthropologie et la sociologie notamment. Etre père s’inscrit dans deux registres différents et complémentaires : une dimension biologique, celle du géniteur, et une autre dimension plus éducative, qui concerne la protection et la socialisation. Or toutes deux ont largement évolué au cours des dernières années et méritent d’être analysées de manière approfondie pour mieux comprendre l’enjeu de ces revendications paternelles.
La dimension biologique permet d’établir la filiation. La filiation est un élément structurant dans une société de droit fondée sur la propriété puisqu’elle permet la transmission d’une génération à l’autre d’un patrimoine. Le père romain affirmait sa paternité – et donc la filiation de l’enfant – en élevant l’enfant à bout de bras et en le présentant à la foule (De Singly, 2000). La loi française protège la progéniture, les enfants biologiques ne peuvent être totalement spoliés dans l’héritage. Mais l’on peut être père d’un enfant sans en être le géniteur, grâce à l’adoption, simple ou plénière. L’adoption n’est pas une pratique récente, elle était déjà largement pratiquée à Rome où la citoyenneté romaine, statut hautement enviable, se transmettait de père en fils. La question de la filiation a par ailleurs été profondément complexifiée par les apports récents de la science : il est désormais beaucoup plus facile d’établir une filiation (test ADN par exemple) et en même temps, il est devenu plus facile d’engendrer un enfant sans permettre sa filiation (don anonyme de sperme, ou d’ovocytes dans le cas des mères).
Elaboration de la Problématique
Ce rapide parcours à travers l’histoire et l’anthropologie nous permet donc de proposer une première ébauche de la formulation de la problématique qui sous-tend ce travail doctoral. Nous allons nous interroger sur ce que peut vouloir dire aujourd’hui, au début du XXIème siècle et dans la société française, être le père d’un enfant, et les enjeux identitaires de la construction du rôle paternel à travers la consommation. Parce qu’être père implique une dimension biologique – être le géniteur, élément plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord – mais aussi d’assumer un certain nombre de fonctions, nourricières, affectives et d’éducation. Ces fonctions peuvent être exercées en complémentarité ou en opposition à celles de l’autre membre du couple parental, ou être transférées à des institutions en dehors du foyer, parmi lesquelles le marché. Dès lors, la question doit être posée en termes de rôle, dans la mesure où être père engendre un certain nombre d’attentes sociales. Etre père met également en jeu une dimension de genre, ce qui l’inscrit dans une problématique d’identité. Le genre se définit lui aussi bien souvent dans une logique de complémentarité et d’opposition entre le masculin et le féminin. Il apparaît dès lors souhaitable, pour progresser dans la définition de notre problématique de faire intervenir la question de la femme (identité) et de la mère (rôle). Il est temps de replacer nos pères dans la famille.
La France compte en 2012 plus de 27,8 millions de ménages, dont plus de 7 millions comprenaient au moins un enfant de moins de 18 ans (INED, 2013). Pour l’INED, une famille est la partie d’un ménage comprenant au moins deux personnes et constituée soit d’un couple (formé de deux personnes mariées ou non), avec le cas échéant son ou ses enfant(s) appartenant au même ménage, soit d’un adulte avec son ou ses enfant (s) appartenant au même ménage et formant ainsi une famille monoparentale. Ces chiffres sont relativement stables au cours des 30 dernières années et la France apparaît comme un pays moins touché que ses voisins européens par la baisse de la natalité. L’une des premières conséquences de cette forte natalité relative (2,01 enfant par femme en France en 2015, contre seulement 1,5 en Allemagne ou 1,32 en Espagne) est de rendre le couple sans enfant plus marginal, voire suspect. En termes de mentalités, le statut de père ou de mère apparaît comme un statut « naturel », que l’individu doit connaître dès lors qu’il s’inscrit dans un couple. Inversement, le choix de ne pas avoir d’enfant apparaît comme très minoritaire en France (6,3% des hommes et 4,3 % des femmes selon l’étude FECOND de l’INED de 2010). De la même manière, 95% des français interrogés en 2006 déclaraient qu’ils voulaient avoir des enfants. L’infécondité définitive – être sans enfant à la fin de sa vie féconde – est et reste faible en France : elle ne touche que 13,5% des femmes nées entre 1961 et 1965 et 21% de leurs homologues masculins. En d’autres termes, même s’il y a plus de « nonpères » que de « non-mères » (notamment chez les célibataires), le fait d’être parent s’impose dans la société française comme la situation très largement majoritaire. Si la famille avec enfant reste la norme en France, cela ne signifie pas pour autant que la structure familiale elle-même ne s’est pas modifiée. On connaît les principales évolutions de la démographie familiale au cours des dernières décennies : diminution du nombre de familles nombreuses (19,3% de familles de 3 enfants et plus en 1990 contre 16,4% en 2012), importance des familles recomposées (11% des enfants vivent dans une famille recomposée en 2011) ou encore montée des familles monoparentales (10% des familles en 1980, 20% en 2005). Un enfant sur cinq (entendu comme un moins de 25 ans vivant au foyer parental) vit dans une famille monoparentale en 2012. Cette approche démographique ne suffit bien sûr pas à épuiser le sujet de la famille : la famille reste l’une des structures de base de la société, particulièrement dans la société française dont la politique nataliste (via notamment le quotient familial ou les allocations familiales) est connue. Mais surtout, loin d’être contestée et considérée comme oppressante comme dans les années 60 et 70, elle apparaît comme un lieu d’épanouissement pour les individus (De Singly, 2000).
Dans les années 60, la théorie fonctionnaliste de Parsons avait donné pour fonctions à la famille d’être le lieu d’éducation du jeune enfant et de l’épanouissement des membres adultes. De Singly (2000), s’inscrivant dans l’approche micro-sociologique (Kellerhals & Montandon, 1985) ne dit pas fondamentalement autre chose à l’aube des années 2000 et approfondit le propos en mettant en évidence la manière dont la famille permet à ses différents membres de se construire comme individu. En particulier, il identifie la manière dont les membres d’un couple peuvent permettre à leur conjoint de révéler et d’épanouir leur personnalité latente, à travers les diverses variantes de la figure de Pygmalion. Il aborde également la question du père et même des « nouveaux pères » ceux qui, à la fin des années 90 se promènent dans la rue en poussant le landau ou le bébé accroché sur le ventre et qui se veulent proches de leurs enfants. Son chapitre « une autre façon d’être père » explore la déconstruction du rôle de père traditionnel (pourvoyeur de revenus et détenteur de l’autorité) qui conduit à de nouvelles postures du père au sein de la famille : plus proche mais moins présent que la mère, faisant le lien entre le foyer et le monde extérieur, et garant de l’unité familiale (De Singly, 2000). Le rôle est alors entendu de manière classique comme un ensemble d’attentes et de normes sociales qui non seulement influencent mais aussi expliquent le comportement des individus (Bergeron & Bloin, 1995). Néanmoins, l’approche adoptée est exclusivement sociologique et fondée sur des entretiens avec des pères, des mères et des adolescents souvent centrés sur l’éducation des enfants. Rien n’est dit sur le quotidien de la consommation de ces familles, la manière dont elles organisent leurs achats ainsi que leur mode de consommation.
Quels sont les enjeux de la construction de la parentalité à travers la consommation chez un père isolé ?
A partir de cette problématique principale, découlent trois questions de recherche qui concernent chacun des différents aspects de notre problématique principale. Nous présentons ces trois questions de recherche comme suit :
– QR1 : Comment un père isolé se sert-il de la consommation pour (re)construire son rôle parental ?
– QR2 : Quelles sont les stratégies mises en place par les pères isolés afin de faire face à leur situation de rôle ?
– QR3 : Comment les pères isolés assurent-ils les tâches domestiques traditionnellement perçues comme féminines ?
Après avoir présenté notre problématique et nos questions de recherche principales, nous vous présentons les enjeux théoriques, méthodologiques et managériaux de notre recherche.
Enjeux Théoriques, Méthodologiques et Managériaux
Enjeux Théoriques
A travers notre recherche, nous souhaitons comprendre le comportement de consommation des pères isolés face à la consommation familiale. Nous étudions ainsi les enjeux de la (re)construction de deux concepts : celui de l’identité du genre du père isolé et celui de son identité de rôle. Le premier concept concerne l’identité masculine du père isolé. Nous cherchons ainsi à comprendre comment un père isolé vit-il en tant que homme l’accomplissement des tâches traditionnellement perçues comme féminines, et quelle seraient les influences identitaires de sa situation sur son comportement de consommation. Le deuxième concept se penche plus sur le rôle parental du père isolé. Etant donné que ces « pères solos » sont en situation de cumul de rôles, nous nous intéressons non seulement à étudier le rôle paternel mais aussi le rôle maternel que le père seul est amené à endosser.
Enjeux Méthodologiques
Le premier enjeu méthodologique concerne la délicatesse du sujet. En effet, tous les pères que nous avons interviewés sont des pères divorcés qui ont vécu des moments plus ou moins difficiles au niveau de leur vie conjugale. Alors que certains pères ont pu dépasser les difficultés du divorce, d’autres ont très mal vécu leur divorce et n’ont pas parvenu à dépasser ses difficultés. Bien que nous avons recruté des pères isolés qui ont tous été divorcé depuis au moins un an, afin d’éviter des pères qui vivent encore la crise post-divorce, nous avons tout de même été confrontés à des pères qui vivaient encore très mal leur divorce. Face à ces pères, certains moments durant les entretiens n’étaient pas faciles à gérer, car ils étaient assez chargés d’émotions. Notre second enjeu méthodologique concerne les analyses de nos données. Suite au positionnement théorique de notre recherche expliqué dans les parties précédentes, l’enjeu méthodologique qui y est lié, est de parvenir à atteindre plusieurs niveaux de compréhension du phénomène de consommation étudié dans le cadre de ce type de familles monoparentales. En effet, l’enjeu est de parvenir à analyser les mêmes données à des niveaux différents : un niveau individuel, concernant le père isolé seul, à un niveau familial, en tenant compte des spécificités de ce type de familles monoparentales, ainsi qu’au niveau parental, en prenant en considération les enjeux relationnels entre le père isolé et ces enfants.
Enjeux Managériaux
Ce dernier point permet de mieux cerner les enjeux managériaux de cette recherche. Comprendre le comportement de consommation des familles monoparentales dirigées par un homme, structure en forte émergence, est un enjeu stratégique et managérial de grande importance pour les enseignes, d’autant plus que les secteurs concernés ne se limitent pas aux secteurs alimentaires et vestimentaires, mais toute sorte de catégories de produits ou de services est concernée. Certaines enseignes commencent à prendre en compte l’émergence de ce type de familles dans leurs publicités, comme c’est le cas de P&G avec la publicité des couches Pampers où des pères isolés sont représentés et valorisés, mais il serait judicieux de ne pas se limiter à la seule communication. L’enjeu pour les enseignes est d’adapter non seulement le contenu du message communiqué, mais surtout l’offre de leurs produits et services. Notre recherche doit permettre d’analyser les défis auxquels sont confrontés les pères isolés dans leur accomplissement des achats familiaux, et de permettre aux enseignes de mieux comprendre les attentes de cette cible, et de contribuer à simplifier les tâches quotidiennes qu’ils sont amenés à assurer seuls.
L’enjeu managérial de notre recherche est également de déceler et d’expliquer les attentes des pères isolés vis-à-vis du marché. Comme nous l’avons souligné précédemment, ce type de famille monoparentale est en forte émergence non seulement en France mais dans la majorité des pays occidentaux. Il s’agit donc d’une cible à tenir de plus en plus en compte dans la stratégie des enseignes. A travers nos résultats, nous cherchons à expliquer aux enseignes comment elles peuvent jouer un rôle dans l’acculturation de ces pères isolés à la sphère domestique et à des domaines de consommation traditionnellement perçus comme féminins. Ces enjeux ne concernent pas que les pères isolés mais tous les pères qui entrent ces domaines de consommation auxquels ils ne sont pas encore très familiarisés.
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Table des matières
Introduction Générale
1. Elaboration de la Problématique
2. Enjeux Théoriques, Méthodologiques et Managériaux
3. Plan de la Thèse
PREMIERE PARTIE : IDENTITE MASCULINE, ROLE PATERNEL & CONSOMMATION FAMILIALE
Chapitre I Théories du Genre : de la Domination Masculine aux Gender Studies
Section 1 : Les Fondements Théoriques du concept du Genre
Section 2 : Genre et Normes Sociales
Synthèse du Chapitre I :
Chapitre II L’Identité Masculine : Construction, Défis & Tensions
Section 1 : De la masculinité hégémonique à la métro-sexualité
Section 2 : La Consommation Masculine
Synthèse du Chapitre II :
Chapitre III Consommation Familiale & Construction du Rôle Paternel
Section 1 : La Construction du Rôle Parental par la Consommation
Section 2 : La Consommation familiale une tâche genrée
Synthèse du Chapitre III
Chapitre IV Cadre Théorique & Emergence de la Problématique
Section 1 : Mise en Perspective des Champs Théoriques
Section 2 : Emergence de la Problématique et des Questions de Recherche
SECONDE PARTIE : CONTEXTE DE LA RECHERCHE ET METHODOLOGIE
Chapitre V : Le Contexte de la Recherche.
Section 1 : La Famille, une Entité en Métamorphose
Section 2 : La Famille Monoparentale dirigée par un Père Isolé en pleine Evolution
Chapitre VI : Choix Epistémologiques et Méthodologiques
Section 1 : Le choix d’un Positionnement Epistémologique Interprétatif
Section 2 : Une Méthodologie Phénoménologique et Projective
Chapitre VII : La Collecte des Données et la Méthode d’Analyse
Section 1 : Des Méthodes Qualitatives
Section 2 : La Démarche de Collecte des Données
Section 3 : La Méthode d’Analyse des Données
TROISIEME PARTIE RESULTATS DE LA RECHERCHE
Chapitre VIII : Les Pères et la Gestion du Foyer et de la Consommation Familiale
Section 1 : Les Pères Résilients
Section 2 : Les Pères Bricoleurs
Section 3 : Les Pères Démissionnaires
Chapitre IX : La Reconstruction du Rôle Parental
Section 1 : Le Sentiment de Dépassement
Section 2 : La Délégation au Marché
Section 3 : Les Ressources Féminines
Chapitre X : La Reconstruction de l’Identité du Rôle Paternel par la Consommation
Section 1 : Le Sacrifice et L’Abnégation
Section 2 : La Consommation Familiale pour un Nouveau Père
Section 3 : Multiples Masculinités, Multiples Paternités
Conclusion Générale : Contributions, Limites et Voies de Recherche
Section 1 : Contributions Théoriques
Section 2 : Contributions Méthodologiques
Section 3 : Contributions Managériales
Section 4 : Limites et Voies de Recherche
Conclusion Générale
BIBLIOGRAPHIE
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