CONSTRUCTION SOCIO-HISTORIQUE DE LA CATEGORIE DE « GITANS »
LIEUTENANT-COLONEL
Toi, qui es-tu ?
GITAN
Un Gitan
LIEUTENANT-COLONEL
Et qu‟est-ce qu‟un Gitan ?
GITAN
Ce qu‟on veut
Federico García Lorca, 1992, p. 207.
À la fin du Moyen Age, quelques familles à lřaspect exotique pénètrent en Europe. On les voit en Grèce, en Crète, en Valachie. Au début du XVe siècle, elles parviennent en Hongrie, dans les Pays baltes, en Allemagne ou en Suisse. En 1419, certaines arrivent en Provence et, en 1427, à Paris. En 1425, elles ont franchi les Pyrénées et en 1462, elles entrent dans la ville de Jaén en Andalousie. Elles portent dřétranges vêtements et parlent une langue incompréhensible. Certains membres de ces familles se disent comtes, ducs ou princes, puis dřautres, capitaines. Ils usent des titres nobiliaires locaux (Cf. Vaux de Foletier (de), 1981-1983 et Aguirre, 2006, p. 254). En Espagne, on nomme leurs chefs « don Juan dřÉgypte Mineure », « don Thomas » , comte de Petite-Égypte, etc.
En ces terres dřaccueil, les érudits sřinterrogent : quel territoire ces individus ont-ils quitté et pour quelles raisons ? À quelle époque ont-ils amorcé leur périple ? Quel parcours ont-ils suivi ? Comment les désigner ? Formaient-ils une population homogène ? Quel est ce langage quřils utilisaient et quřils utilisent ? Est-ce une langue, de lřargot, un jargon professionnel ? Dès lors, ils se mettent en quête de la « véritable » origine de cette population et traquent les indices « incontestables » qui aboutissent à la construction de divers paradigmes (Piasere, 1989). Cette recherche sřarticule dès lecommencement par une étude de textes anciens et de lřobservation de leurs mœurs et coutumes qui engendrent un corpus foisonnant de théories parfois contradictoires.
Par les chemins de la science
Terres d’origines et itinéraires présomptifs….
Dès le XVe siècle, de nombreuses interrogations surgissent à propos de la terre dřorigine et des motifs ayant provoqué le départ de la « Tribu prophétique » . On les nomme en France « Égyptiens », « Sarrazins », « Bohémiens », « Gitans », « Tsiganes ». Ailleurs, ils sont des Egyptiers, Egiptanos, Boemios, Zigeuner, Zingani, Taters, Cinganos, Gitanos, Gypsies, etc. Ces termes leur attribuent dřemblée une origine teintée dřextranéité, une terre lointaine située à la frontière de la civilisation.
Le paradigme le plus largement diffusé de nos jours repose sur la théorie de lřorigine indienne. Le premier auteur à lřaffirmer est Cesare Vecellio en 1590. Le XVIe siècle est en effet propice à une telle assertion plusieurs documents et témoignages postulent une origine indienne mais elle sřestompe vite et tombe dans une sorte de semi-oubli. Elle ne sera reprise quřau XIXe siècle. Dřautres théories vont très rapidement la supplanter, en particulier celle postulant une origine égyptienne de ces nomades.
Parmi les premiers groupes tsiganes arrivés en Europe, certains se prétendent en effet comte ou duc dřÉgypte. Ils affirment provenir de ce pays ou, plus précisément, de « Petite-Égypte ». Là, ils auraient été contraints par les Sarrasins dřembrasser la foi des Musulmans. Leurs gens se seraient alors mis en marche afin de faire pénitence. Des documents attestent de leur pèlerinage . Or plusieurs régions étaient qualifiées de « Petite-Égypte » à cette époque. Quelques érudits situent cette région en Grèce, certains en Nubie , Ethiopie, etc. Dřautres leur attribuent dřemblée une ascendance égyptienne. Ainsi, Voltaire par exemple, dans son Essai sur les mœurs et l‟esprit des nations (1756), les considère comme les héritiers des prêtres dřIsis mêlés à ceux de la déesse de Syrie . Cette parenté égyptienne perdurera longtemps dans les textes des écrivains romantiques en particulier dans la littérature picaresque espagnole et dans les représentations populaires .
D’autres en font les héritiers de quelques obscures sectes orientales (Athinganoï) ou localisent leur lieu dřorigine en Bohème. Par ailleurs, dřaprès les premiers écrits dřEnea Silvio Piccolomini, pape de 1458 à 1464 sous le nom de Pie II, lřorigine des Tsiganes se situerait dans une « région côtière de la Mer Noire comprise grosso modo entre les villes actuelles de Novorossijsk et Soci » (Piasere, 1989, p. 107). Parfois, les Tsiganes sont considérés comme les « restes » de populations des steppes asiatiques comme les Tartares installés dans les Balkans ou encore, selon Volaterrano dont les œuvres sont éditées à Rome en 1506, ils descendraient des Phéniciens de Mésopotamie. Selon dřautres auteurs, ils seraient les héritiers des Druides ou des Juifs allemands (Wagensteil, 1697). Dřautres fois, leurs origines semblent provenir de lřAtlantide (Predari, 1841) ou, ils sont présentés comme étant à lřorigine de toutes les grandes civilisations de lřOrient, de lřÉgypte, de la Grèce, de lřItalie et des Gaules (Vaillant, 1857) .
Des ethnonymes marqueurs d’extranéité
Comment les désigner ? Ils se disaient Égyptiens. Ils se disent Roma, Manouches, Gitans ou Kalé. On les disait Égyptiens, Bohémiens, Sarrazins, Athinganoï. On les dit communément Tsiganes, Gitans, Bohémiens, Romanichels, Rabouins, Caraques, etc. Cette multiplicité de noms les désigne de manière générique, souvent de manière dépréciative. Ces noms recoupent des zones géographiques : généralement, le terme Rom désigne de manière générique les Tsiganes installés en Europe orientale. Les Sinté se trouvent en Allemagne et en Italie piémontaise, les Manouches (ou Manuš), en France et les Gitans ou Kalé (Calé dans les textes espagnols) dans le Sud de la France et dans la Péninsule ibérique.
Une autre désignation marque lřhétérogénéité tsigane : elle distingue en fait plusieurs groupes suivant essentiellement le critère de profession (Leblon, 1985). Ainsi, les Kalderasha, Lovara, et Tchurara, sont parfois considérés comme des sous-groupes professionnels roma : traditionnellement, ils sont respectivement chaudronniers, maquignons et fabricants de tamis. Celle-ci est utilisée par les Roma eux-mêmes pour se distinguer les uns des autres .
Ces termes peuvent être catégorisés en « autonymes « et « hétéronymes ». Or, comme lřexplique Williams (1995, pp. 10-11) :
« [L]a distinction Ŗautonymes-hétéronymesŗ, apparemment commode, peut être mise en échec : par exemple, en France, ŖGitansŗ, hétéronyme, désigne la totalité ; autonyme, il désigne un groupe particulier, celui des ŖTsiganesŗ marqués par un séjour en Espagne. Seuls des hétéronymes désignent la totalité. […]. Les autonymes ne désignent pas la totalité mais un groupe particulier. ».
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Table des matières
Introduction
Chapitre I Construction socio-historique de la catégorie de « Gitans »
1. Par les chemins de la science
1.1. Terres dřorigines et itinéraires présomptifs
1.2. Des ethnonymes marqueurs dřextranéité
2. « Pureté de sang » et « races maudites »
3. Traitement administratif des Gitans dřEspagne
Chapitre II Gitans de Morote et de San Juan
1. Une contrée-refuge
2. Histoire des populations de Morote et de San Juan
2.1. « Los serranos » : les montagnards
2.2. Estimations démographiques
3. Construction de la catégorie de Gitans
3.1. Une histoire en marge
3.2. Une démographie gitane
3.3. Une onomastique « à la gitane »
3.3.1. Différentes époques, différents noms
3.3.2. Familles gitanes de San Juan
3.3.3. Généalogie des familles gitanes actuelles de Morote et de San Juan
3.3.4. Processus dřethnicisation de noms castillans
3.4. « De profession Gitan »
3.5. Sur un air nomade
3.6. Niveau économique
3.7. Religiosité
Chapitre III De la générosité comme principe hiérarchique
1. Quelques pistes empruntées à la littérature
2. De la hiérarchie « naturelle »
2.1. Des bêtes et des hommes
2.2. Les raisins de la distinction
2.3. Mâle donne : Une dissymétrie sexuée
2.4. Des catégories marginales : les strates de lřapparence
3. Une répartition sexuée de lřespace
4. Catégories exclues de la vie communautaire
4.1. Anomalies congénitales
4.1.1. Les « Simplets (Tontos) »
4.1.2. Les « Muets (Mudos) »
4.1.3. Les « Nains (Zopos) »
4.2. Autres anomalies
Chapitre IV Entre pairs, point de hiérarchie
1. Entre pairs
2. Les hommes au chapeau, à la moustache et au bâton
2.1. Les contremaîtres
2.2 Les présidents des associations gitanes
Chapitre V Noms sens
1. Une anthroponymie à référence agnatique
1.1. Les patronymes
1.2. Les prénoms
1.3 Les surnoms
2. Vocabulaire de parenté
2.1. Une terminologie gitane ?
2.2. Terminologie de référence
2.3. Parents nourriciers
2.3.1. Père et mère
2.3.2. Des donateurs utérins
2.3.3. De proches alliés
2.4. Consanguinité et affinité : deux vocabulaires distingués
Chapitre VI Résidence et organisation sociale : Entre immobilité et mouvance
1. Intérieurs gitans
2. Mobilités féminines
3. Un air de virilocalité
4. Une note ambilocale
5. Une répartition idéologique
Conclusion