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Le champ de la clean beauty : vers un nouvel hygiénisme ?
Tous ces signifiés créent un univers visuel qui transmet les valeurs de la clean beauty :
-! La mise en avant d’un seul ingrédient naturel dit d’une part la simplicité et le minimalisme du produit.
-! Le blanc dit la pureté et la propreté du « clean » : des formules propres sans ingrédients nocifs.
-! Les typographies irrégulières disent l’authenticité et le savoir-faire authentique du passé.
-! Le respect de l’environnement : En effet, l’injonction « please recycle » ainsi que le logo
« clean to skin, clean to planet » de la marque Ren Skincare illustre cette volonté de protéger l’environnement.
-! Le naturel semble être l’une des valeurs fondamentales de cette « propreté » du produit.
Les notions de propreté et d’hygiène se retrouvent dans le blanc des packagings. Couleur auparavant associée aux médicaments et à l’univers pharmaceutiques, la clean beauty s’inspire donc de cet imaginaire de l’asepsie pour proposer son propre hygiénisme.
Pour comprendre cela, nous allons faire un détour par l’histoire de la propreté grâce à l’ouvrage de Georges Vigarello intitulé Le propre et le sale36. La naissance de la propreté remonte au XVIIIème siècle, époque pendant laquelle les bains se sont multipliés ainsi que les ablutions partielles. Ces dernières renvoient à un régime de la propreté qui est double : celui de la santé qui atteint la peau (le fait de nettoyer sa peau) et celui de l’apparence du vêtement (le fait d’avoir un vêtement propre).
Au début du XIXème siècle, la notion d’hygiène commence à exister (auparavant on parlait d’ « entretien » ou de « conservation » de la santé). En grec, hygeinos signifie ce qui est sain et un glissement s’opère alors au XIXème siècle : ce terme ne définit alors plus la santé mais les dispositifs qui permettent d’entretenir sa santé. L’hygiène devient alors une discipline savante appartenant à la médecine et assimilée à une idée de rigueur. Cela s’explique par le fait qu’au XVIIIème siècle, la médecine et la politique se sont retrouvées liées à travers l’aménagement des villes et l’hygiène a envahi le quotidien : de nouvelles institutions liées à la santé ont été créées ainsi qu’une chaire et de nombreux textes, notamment sur le savon. Le cosmétique devient alors un « outil de santé », il n’est plus lié à la coquetterie mais à la chimie. Le bain sert désormais à nettoyer la transpiration, l’eau doit être tiède et la chaleur n’est plus associée à l’amollissement. Après 1830, la peau acquiert une fonction respiratoire et par conséquent la crasse peut obstruer les pores et l’empêcher de respirer : la peau est alors comparée aux poumons. En avril et mai 1832, des fontaines sont créées dans Paris, les rues sont arrosées, parfois de chlore, de nouveaux canaux d’eau sont créés… En 1840, l’évolution de la notion aboutit à une « moralisation de la propreté », c’est-à-dire au fait que la propreté des rues passe à celle des corps pour transformer les mœurs. La propreté est alors associée à la pureté des mœurs. Cela s’accompagne en effet à partir de 1845 de livres qui promeuvent des conseils pour renforcer son hygiène. L’abondance de ces ouvrages participe à une généralisation de la notion, en effet l’école et les manuels scolaires en expliquent les principes et cet enseignement est rattaché à celui de la morale et de l’éducation religieuse. Il y a donc une assimilation entre la propreté et l’ordre moral.
Glissement du « clean » au « naturel » : qu’est-ce qu’être propre vis-à-vis de la nature ?
Ainsi, la formule, au sens de la formule d’Alice Krieg-Planque, est créée, mise en circulation, figée et performative. C’est également un référent social dans la mesure où le signifiant existe dans l’espace public mais le signifié est discutable car il peut diverger d’un individu à l’autre et par conséquent la formule devient polémique. Dans le cas de la clean beauty, les signifiés peuvent diverger.
En effet, si les formules doivent être « nettoyées » des ingrédients nocifs pour la santé, ces derniers sont remplacés par un ingrédient naturel (eau du glacier du Mont-Blanc, raisin, avocat, jojoba) et glissent donc vers les cosmétiques naturels. En effet, la clean beauty n’ayant pas de définition propre ni de logo, la liste d’ingrédients retirés dans les formule de produits varie d’une marque à l’autre et l’absence de labels diminue la potentialité de rassurance et de garantie. Il semblerait qu’il s’opère un glissement entre le « clean » et le naturel. En effet comme nous l’avons vu plus haut, les marques se saisissent des imaginaires de la nature et du bio. La présence du vert, des feuilles, des ingrédients naturels, du label bio fait référence à l’imaginaire de la nature qui semble appartenir au concept de la « clean beauty ». Nous allons désormais voir comment ce glissement se produit à l’aide du carré sémiotique de Greimas.
…et renforcent la dichotomie nature et culture
La dichotomie entre la nature et la culture existe dans l’imaginaire collectif depuis plusieurs si§cles. Philippe Descola, titulaire de la chaire d’Anthropologie de la nature au Collège de France et directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale (ENS/EHESS), explique dans le chapitre « Paysage romain, forêt hercynienne, nature romantique » de son ouvrage Par-delà nature et culture38, la manière dont l’image occidentale de la nature évolue depuis plusieurs siècles. En effet, au lendemain de la République romaine, les animaux sauvages mettent en péril les cultures et sont éliminés. La ville devient alors ce qui organise le paysage rural et la forêt est un obstacle à ces cultures. Lors de l’Empire, la forêt est sacrée et représente l’extérieur de Rome au sens de « ce qui n’est pas du ressort de l’État » : c’est une « terre informe », sauvage, qui n’est pas désirable. Cette opposition de valeurs donne alors naissance à l’opposition occidentale entre le sauvage et le domestique. Cependant, au Moyen-Âge, les civilisations romaines et germaniques fusionnent progressivement et la différence entre les zones cultivées et celles non-cultivées s’amenuise. En effet, pour les germaniques, l’espace non-agricole appartient au village pour l’exploitation.
Parallèlement, de nombreux textes sont écrits sur l’unité de la nature, s’appuyant sur les œuvres d’Aristote, redécouvertes au XIIème siècle, ainsi que sur le récit de la Création de la Bible, faisant de la nature une création harmonieuse divine. La nature est alors le témoignage de la création divine. La nature, si elle se sépare de son lien divin, revient au XIXème siècle avec le mythe d’une nature romantique sauvage. Les philosophes du courant wilderness incitent à chercher dans une nature sauvage une vie plus authentique que celle de l’Europe du XIXème. A l’époque de l’industrialisation, un désenchantement naît chez les auteurs qui subliment cette nature « rédemptrice et menacée ». Ce mythe d’une nature bonne pour l’homme participe donc à l’imaginaire de la clean beauty par le glissement qui s’opère entre les deux concepts de propreté et celui de naturalité.
En réalité, la dichotomie entre nature et culture est inexistante selon Philippe Descola. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France du 29 mars 2001, intitulée « Anthropologie de la nature », il explique que depuis plusieurs siècles en Occident, la nature se caractérise par l’absence de l’homme, et l’homme par ce qu’il a su surmonter de naturel en lui. A ses yeux, cette dichotomie entre nature et culture n’est qu’une « manière parmi d’autres de classer les entités du monde en fonction des propriétés que l’on choisit de leur attribuer, et non comme l’étalon absolu par rapport duquel doivent être mesurées les variations culturelles. »39 En effet, l’Occident a construit cette dichotomie qui à ses yeux ne devrait pas exister car elle va « à l’encontre de ce que les sciences de l’évolution et de la vie nous ont appris ». Cette dichotomie n’existe pas comme telle et rejeter le chimique et le remplacer par du naturel constitue un renforcement de cette dichotomie occidentale entre nature et culture. Tous les produits chimiques ne sont pas nécessairement mauvais et cette quête de naturalité participe à un retour à ce mythe de la nature harmonieuse et bonne pour l’homme qui est de l’ordre du mythe et non pas du réel.
Si l’univers visuel de la clean beauty semble être spécifique, l’utilisation de signifiants renvoyant au signifié de « nature » créé une similitude entre la clean beauty et l’imaginaire d’une nature bonne pour l’homme dans la mesure où les ingrédients chimiques seraient nocifs pour lui. La propreté a donc deux acceptions : celle d’une propreté médicale et scientifique comme le montrent notamment les packagings blancs et celle, par glissement sémiotique, d’une propreté au sens d’un retour à la nature, c’est-à-dire une nature qui ne serait pas modifiée par la main de l’homme. Cela confirme donc l’hypothèse selon laquelle la clean beauty serait une formule au sens où si c’est un référent social dans le milieu du marché des cosmétiques, c’est une formule néanmoins polémique car ses signifiants renvoient à des signifiés différents, l’idée de nature ou la propreté.
Notre première hypothèse est donc que la propreté et la nature soit assimilées, au sens où un retour à la nature serait propre et donc une transformation de la part de la main de l’homme « sale ». Il semblerait donc qu’il y ait un jugement ou une critique de ce qui n’est pas « naturel » et donc « sale ». Cependant, il est étonnant de voir ce glissement sémantique dès lors que la définition n’en a pas été établie. Cette notion ne semble donc pas circonscrite dès lors que des glissements se produisent. Nous pouvons donc nous demander si cette notion de clean beauty est circonscrite et si oui de quelle manière ?
Les lieux de distribution et les logos comme nouveaux moyens de définition du « clean » ?
Ainsi, la formule « clean beauty » est polarisée autour de la propreté dans le sens de l’hygiène d’une part et de la nature d’autre part. Cette formule n’ayant pas de définition théorique concrète, de nombreux éléments vont apparaître et participer à un contrôle de ce qui est « clean » ou non. Tout d’abord, les lieux de vente et les circuits de distribution peuvent agir comme moyens de contrôle de la propreté des produits. En effet, certains produits comme ceux de la marque Caudalie sont vendus en pharmacie, ce qui peut rassurer le consommateur puisque ce lieu de vente agit comme garantie d’un produit bon pour la santé du fait de sa promiscuité avec les médicaments. En effet, la pharmacie bénéficie d’un imaginaire de propreté, d’hygiène et surtout de guérison pour le consommateur. Pour être vendu en pharmacie, un produit doit répondre à de nombreux critères de sécurité et d’hygiène qui garantissent sa « propreté ». Mais la pharmacie n’a plus le monopole de la vente des produits « clean » et sains : aujourd’hui beaucoup sont vendus dans des magasins spécialisés dans la clean beauty ou des corners spécialisés. Enfin, de nombreux lieux de vente comme le Bon Marché ou le Printemps mettent en place un espace dédié à la clean beauty, respectivement « La Petite Épicerie de la Beauté » et le « Green market ». Ils sont repérables par la décoration, souvent verte, avec des feuilles rappelant la nature ce qui permet de créer un réflexe mental pour le consommateur qui va se diriger vers ces lieux en assimilant la clean beauty à ce qui est naturel. D’ailleurs, le nom du corner, « Green market » atteste de cela alors même que les produits ne sont pas « naturels » mais « clean » selon leur propre charte.
Le magasin est aujourd’hui saturé de signes visuels et par conséquent, la mise en place de corners spécialisés ou de lieux de vente particuliers permet de capter l’attention du consommateur. Ces lieux de distribution peuvent être envisagés comme des marques au sens que Benoît Heilbrunn leur donne dans son ouvrage La marque : ils ont une fonction de « garantie » de la propreté du produit, une fonction « repère », ils permettent de « diminuer le niveau de risque », c’est un lieu « pourvoyeur d’expériences » et « un compagnon symbolique qui rassure ».40
Des sites internet se sont spécialisés dans la vente de produits exclusivement clean afin de les différencier des produits naturels ou des produits bio, comme le Detox Market aux Etats-Unis, qui repose sur un « safety pledge », c’est-à-dire la vente de produits sans parabène, parfum synthétique et PEG. En France, le site Botimyst sélectionne 800 produits en fonction de sa propre charte du clean. Pour la fondatrice Carole Ballerini dans un article de presse récent, « un produit « propre » est un juste équilibre entre molécules synthétiques et naturelles, pour obtenir un cosmétique efficace, sensoriel et sans concession sur le respect de la planète ».41
De nombreux lieux de distribution en ligne cherchent à procéder à ce cautionnement et à cette fonction de garantie du « clean » des produits. Par exemple, Sephora a créé le label « Clean at Sephora », ayant pour slogan « The Beauty you want, minus the ingredients you might not. ». Cela rappelle donc la valeur de minimalisme et de simplicité que nous avons étudiée plus haut. Sephora, qui est un lieu de vente de cosmétiques agit à la fois comme un lieu de distribution, un label et une marque. Enfin, le logo EWG Verified est de plus en plus utilisé et crée deux choses : une grille d’analyse et de notation des ingrédients présents dans la formule.
L’émergence de Yuka : une nouvelle grille de notation du produit
L’application Yuka se définit comme étant « l’application mobile qui scanne votre alimentation »42 et qui « décrypte les étiquettes de vos produits alimentaires et cosmétiques et analyse leur impact sur la santé. »43 Selon le Trésor de la langue française, le terme « décrypter » signifie « transcrire en langage clair »44 ce qui reviendrait à dire que le consommateur évoluerait dans un environnement opaque. Yuka se présente comme n’ayant « aucune influence des marques », «pas de publicité » et ayant un « financement sain », champ lexical qui renforce cet imaginaire de la transparence. En effet, une fois téléchargée sur IOS ou Android, cette application permet au consommateur lors de ses achats au supermarché ou dans une épicerie, de scanner le code-barres du produit qu’il achète, afin de voir sa note (de 0 à 100/100). Créé en 2017, Yuka a désormais conquis plus de 17 millions d’utilisateurs et en février 2019, l’application annonce une moyenne de 45 scans/secondes par jour – et des pics de 100 scans/secondes.
L’application Yuka a mené une étude certifiée par un cabinet indépendant, Kimso45, afin de mesurer son impact sur ses utilisateurs. L’étude a été menée par un questionnaire en ligne, collecté par mail du 25 au 28 avril 2019 sur 229 005 répondants. Les données sont déclaratives et le mode d’évaluation du changement est une analyse a posteriori. La limite de cette étude est qu’elle a été réalisée sans groupe témoin et qu’elle comporte un biais d’auto-sélection : en effet, les individus proches de la marque ont plus facilement répondu à cette enquête.
Vers un « Marketing de la peur »46 ?
Aujourd’hui de nombreux imaginaires et discours circulent sur l’alimentation et les cosmétiques. Ces discours ont été projetés comme des « tendances » par les marques qui sont nées pour répondre à ces projections d’attente du consommateur. Nous allons donc étudier les projections d’attentes du consommateur qui ont participé à la création de l’application Yuka en 2017.
Tout d’abord, la projection d’une attente du consommateur qu’a fait Yuka est une crise de confiance à l’égard des entreprises. Selon une étude Protéines-Worldview menée en 2014, pour 81,6% des interviewés, les entreprises cherchent à gagner de l’argent sans se préoccuper de l’intérêt collectif47. Il y aurait donc un soupçon à l’égard des entreprises qui seraient préoccupées par la quête du profit.
Ensuite, la seconde « tendance », au sens d’une projection d’attentes du consommateur par la marque, serait la volonté de sécurité et de transparence quant à l’origine des produits. Cette tendance est d’abord née dans le secteur de l’alimentation. En effet, en 2018, une étude menée par Kantar TNS révèle que 9 Français sur 10 ont un besoin de transparence vis-à-vis de l’industrie agro-alimentaire.48 En effet, la transformation des aliments et les divers scandales liés à l’opacité de cette transformation ont accru cette volonté de transparence. Aujourd’hui, il est inacceptable qu’une entreprise fasse courir un risque à ses consommateurs. C’est là la différence dont parle Serge Michels dans son ouvrage : celle entre le risque subi et le risque choisi. A ses yeux, l’homme n’accepte de prendre un risque que dans la mesure où il est capable de maîtriser ce risque et avant tout de le choisir. Le consommateur n’admettrait donc pas qu’une entreprise lui fasse courir un risque et encore moins dans son alimentation. Les chiffres qui attestent de cela sont ceux liés au développement du bio : en 2017, le bio représente 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires et marque une croissance de 16% par rapport à 201649. Ce retour à une nature non transformée par l’homme ou du moins cultivée grâce à une agriculture biologique est né dans l’alimentation avant de se déployer dans les cosmétiques.
Enfin, selon une étude réalisée en 2018 par le Ministère de la Transition Écologique et Solidaire, 81% des Français considèrent qu’une grande partie de nos activités modernes nuit à l’environnement50. L’urgence climatique et la dégénérescence de la nature auraient alimenté la crise de confiance du consommateur à l’égard des entreprises qui auraient produit pendant des années, sans considération pour l’environnement. La croissance de la population mondiale, les émissions de CO2, le manque d’eau, la fonte des glaciers, les incendies en Australie, les vagues de chaleur, la disparition annoncée de certaines villes ou de certaines espèces animales ou végétales… Ces catastrophes naturelles ont renforcé cette défiance à l’égard des entreprises.
Yuka : une grille de notation et de contrôle du « clean »
La grille de notation utilisée par Yuka consiste, selon le dossier de presse de l’application en la répartition suivante : 60% de la note provient de la qualité nutritionnelle, basée elle-même sur le Nutri-score, 30% sur la présence d’additifs et 10% sur l’aspect bio ou non du produit. Yuka instaure donc un système de valeurs qui lui est propre et fait un choix arbitraire d’évaluation, que l’utilisateur peut ne pas connaître. Lorsque l’utilisateur a scanné le produit, il reçoit une fiche-résumé du produit, construite à l’image d’une carte d’identité : photographie du produit, sa note sur 100, la pastille de couleur qui dit si le produit est bon, mauvais ou médiocre selon ce système de notation, ses qualités puis sa composition. Chaque ingrédient de la composition a sa propre pastille de couleur et son niveau de risque. L’application fait donc le choix de classer les ingrédients par niveau de risque, le plus élevé en premier et le moins en dernier.
Nous avons cherché à analyser de manière sémiologique comment Yuka établit cette grille de notation et de contrôle de ce qui est « clean » ou non afin d’en circonscrire le champ et d’établir sa propre définition du concept. La méthodologie utilisée est celle de Roland Barthes dans son article
« La Rhétorique de l’image » afin de voir les sens et significations qui se dégagent de l’application et la manière dont la sémiotisation indique si un produit est clean ou non.
Le mythe d’une nature bonne pour l’homme
La carotte est le logo de l’application Yuka53. Si elle rappelle l’origine de la création de l’application – analyser la composition des aliments – elle véhicule l’imaginaire de la nature et du potager. En effet, la carotte est un aliment qui sort à l’état brut de la terre et qui est souvent caractéristique de l’image d’un potager. Ainsi, ses récurrences (en bas à gauche pour consulter son historique de recherche, personnifiée pour présenter la synthèse de l’alimentation de l’utilisateur et enfin sur le logo de l’application, dit cette symbolique d’un retour à la nature, une nature non transformée par l’homme, à l’état brut. On pourrait voir d’une certaine manière une promesse faite par Yuka : celle d’une plus grande authenticité.
L’imaginaire d’entreprises opaques et trompeuses
Le choix du champ lexical de Yuka peut renforcer cette crise de confiance à l’égard des entreprises qui produisent ces cosmétiques : le champ lexical employé (« risques », « médiocre ») et le système de qualification du pire au meilleure (du rouge au vert) renforcent cette idée de défiance et de condamnation à l’égard des entreprises. Un astérisque en gris en bas indique néanmoins que le terme « médiocre » ne qualifie pas le produit mais fait référence à une opinion et au système de notation de Yuka. Cependant, le choix du champ lexical fait par l’application renforce cette défiance
à l’égard des entreprises et véhicule l’idée selon laquelle les entreprises dissimuleraient la composition de leurs produits.
L’imaginaire d’un empowerment de l’utilisateur
Le design de l’application est simple, blanc et gris. La couleur blanche peut renvoyer au côté scientifique et technique et donne du sérieux, une forme de crédibilité à l’application. Le côté scientifique de l’application est renforcé par la classification que Yuka effectue. L’application classe les produits par niveau de « risque » : ce niveau de risque comprend en premier les perturbateurs endocriniens, en deuxième les allergènes et en troisième les cancérogènes. C’est donc un choix arbitraire ou du moins scientifique qui est de classer le réel selon sa propre grille de notation. Enfin, la composition du produit, c’est-à-dire sa liste INCI, peut être détaillée : en cliquant sur les ingrédients, l’utilisateur peut voir les effets sur sa santé, le détail des ingrédients et les sources scientifiques ainsi que leurs liens internet. Cela agit comme garantie de la crédibilité de l’application et renforce l’imaginaire d’un empowerment de l’utilisateur. En effet en vulgarisant la liste d’ingrédients, Yuka permet à son utilisateur d’accéder à la connaissance et donc lui donne une forme de pouvoir sur sa consommation.
C’est ce qu’Yves Jeanneret développe dans son ouvrage Penser la trivialité sur l’imaginaire de la diffusion du savoir démocratique des Lumières : l’accès au savoir ne fait pas des gens qui savent. C’est là l’illusion qui avait été celle de l’Encyclopédie créée au XVIIIème siècle par les Lumières et dont parle Brigitte Juanals dans son article « L’Encyclopédie, des Lumières au numérique : migration d’une utopie »54 : l’accès au savoir rejoint « le fantasme d’une maîtrise complète des savoirs par l’esprit humain ». Avoir accès au savoir à travers cette Encyclopédie ne fait pas des gens qui possèdent l’Encyclopédie chez eux des gens qui en connaissent le contenu. Cette promesse de transparence dans la mesure où l’utilisateur peut connaître le nom et la fonction des ingrédients participe donc à l’imaginaire de l’empowerment du consommateur qui a accès à l’information.
L’imaginaire d’une meilleure hygiène de vie grâce à un choix d’aliments plus verts
Ivan Illich, dans une tribune du Monde diplomatique intitulée « L’obsession de la santé parfaite »55 explique l’histoire du diagnostic médical. Pendant des années, la rencontre était verbale et jusqu’au début du XVIIIème siècle, « la visite médicale était une conversation ». Pour le patient, expliquer ses symptômes avait des vertus thérapeutiques. Aujourd’hui, « la sécurité du savoir déclasse la vérité ». En effet, le diagnostic est devenu une accumulation de probabilités « organisées en profil ». Il s’agit d’un « froid calcul » où « chaque observation (…) indique une éventualité sans pouvoir désigner le sujet. » Il ne s’agit plus pour le médecin de choisir ce qui est bon pour un patient mais de procéder à de multiples examens sans donner son opinion. L’auteur cite le cas d’un docteur condamné par la Cour Suprême en 1997 à dédommager à vie un enfant malformé car il n’avait pas chiffré le risque de probabilité que cet enfant soit malade mais simplement dit à la mère que la probabilité de cette anomalie était faible. Il s’agit donc pour le médecin de faire « l’inventaire des dangers » et de ne rien exclure. Cela a pour conséquence pour le patient de s’identifier à une probabilité. La santé est donc conçue comme « l’optimisation d’un risque ». En ce sens, il y a donc une volonté de contrôle : il s’agit d’éradiquer le risque. Or dans le fonctionnement de Yuka, si l’ingrédient est mauvais (même en faible quantité), il est jugé « médiocre » par précaution. Ce principe de précaution médicale s’applique donc dans la grille de notation de l’application.
La notation en quatre couleurs ressort de prime abord aux yeux de l’utilisateur. Le fond blanc renforce le fait que les pastilles de couleurs sont l’élément visuel le plus éloquent et attirant pour des yeux. Cela crée un stimulus dans l’esprit du consommateur : vert c’est bon, rouge c’est interdit. En effet, selon l’étude menée par la marque, 92% des utilisateurs reposent les produits lorsqu’ils sont notés rouges sur l’application.56
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Table des matières
PROBLEMATIQUE
HYPOTHESES
METHODOLOGIE
HYPOTHESE 1 : LES PROJECTIONS DES MARQUES SUR LES ATTENTES DU CONSOMMATEUR CREENT UNE BEAUTE « CLEAN » AU SENS D’UNE PROPRETE
HYGIENISTE : L’ABSENCE DE DEFINITION DE LA FORMULE ENTRAINE UN GLISSEMENT SEMANTIQUE VERS UN RETOUR A LA NATURE ET UNE MULTIPLICATION DES MOYENS DE LA CIRCONSCRIRE.
I. L’ABSENCE DE DEFINITION DE LA FORMULE « CLEAN BEAUTY »
1. LE « DESTIN FORMULAIRE D’UNE SEQUENCE VERBALE » : L’UNIVERS VISUEL DE LA CLEAN BEAUTY
1.1 LE ROLE DU PACKAGING
1.2 ANALYSE SEMIOTIQUE DES PACKAGINGS
1.2 LE CHAMP DE LA CLEAN BEAUTY : VERS UN NOUVEL HYGIENISME ?
2. GLISSEMENT DU « CLEAN » AU « NATUREL » : QU’EST-CE QU’ETRE PROPRE VIS-A-VIS DE LA NATURE ?
2.1 QUAND PROPRETE ET NATURALITE SE CONFONDENT
2.2 …ET RENFORCENT LA DICHOTOMIE NATURE ET CULTURE
3. LES LIEUX DE DISTRIBUTION ET LES LOGOS COMME NOUVEAUX MOYENS DE DEFINITION DU « CLEAN » ?
HYPOTHESE 2 : LES NOUVEAUX OUTILS DU NUMERIQUE ET LES MARQUES ENTRENT EN CONCURRENCE AFIN DE LEGITIMER LEUR PROPRE DEFINITION DU CLEAN : LA RELATIVITE D’UNE GRILLE DE NOTATION DONT LA SEMIOTISATION CIRCONSCRIT ET DEFINIT CE QUI EST « CLEAN »
I. L’EMERGENCE DE YUKA : UNE NOUVELLE GRILLE DE NOTATION DU PRODUIT
1. LA PROJECTION D’UNE CRISE DE CONFIANCE A L’EGARD DES ENTREPRISES
1.1 VERS UN « MARKETING DE LA PEUR » ?
1.2 LA NOTION DE TRIVIALITE : MISE EN CIRCULATION CES DISCOURS
2. YUKA : UNE GRILLE DE NOTATION ET DE CONTROLE DU « CLEAN »
2.1 LE MYTHE D’UNE NATURE BONNE POUR L’HOMME
2.2 L’IMAGINAIRE D’ENTREPRISES OPAQUES ET TROMPEUSES
2.3 L’IMAGINAIRE D’UN EMPOWERMENT DE L’UTILISATEUR
2.4 L’IMAGINAIRE D’UNE MEILLEURE HYGIENE DE VIE GRACE A UN CHOIX D’ALIMENTS PLUS VERTS
3. L’UTILISATEUR-TYPE CONSTRUIT PAR L’APPLICATION
4. LES USAGES INDUITS PAR LA PRATIQUE DE YUKA
4.1 LES PRATIQUES INDUITES PAR YUKA
4.2 L’ACCES A L’INFORMATION ET LE SUIVI DE LA PROGRESSION : LA CREATION D’UN NOUVEAU REFLEXE ?
4.3 LA RELATIVITE DES GRILLES DE NOTATION
HYPOTHESE 3 : « ETRE CLEAN » AU SENS D’UNE PROPRETE SANS TACHE : LA PROPRETE DANS LE DISCOURS DES MARQUES ERIGERAIT-ELLE LA TRANSPARENCE EN NORME ?
III- DE LA PROPRETE A LA TRANSPARENCE
1. VERS UNE PROPRETE ABSOLUE DES MARQUES : L’IDEAL DE LA TRANSPARENCE
2. CONSTRUCTION D’UN DISCOURS DE LA DISTINCTION : L’EXEMPLE DE TYPOLOGY
3. LA BEAUTE PROPRE SELON SEASONLY
3.1 UN DISCOURS DE LA DISTINCTION SIMILAIRE A CELUI DE TYPOLOGY
3.2 QUELLE DEFINITION DE LA BEAUTE PROPRE ?
3.3 LA PROPRETE COMME NOUVEAU MODE DE VIE ?
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE & ALPHABETIQUE
OUVRAGES ET ARTICLES UNIVERSITAIRES
MEMOIRE OU THESES CONSULTES
OUVRAGES ET ARTICLES PROFESSIONNELS
CONFERENCES
ANNEXES
ANNEXE 1 : ANALYSE SEMIOLOGIQUE DE L’APPLICATION YUKA
ANNEXE 2 : MESURE D’IMPACT YUKA – ETUDE MENEE PAR KIMSO POUR YUKA
ANNEXE 3 : ANALYSE SEMIOLOGIQUE DE SEASONLY
ANNEXE 4 : ANALYSE DES NOTATIONS ET COMMENTAIRES DE SIX FILTRES UV / APPLICATIONS INCI
RESUME DU MEMOIRE
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