Accélérations et réseaux
Consolidation des réseaux africains-américains de l’imprimé
Dans son étude sur le Manhattan des années folles, Ann Douglas perçoit l’accélération comme la « marque de fabrique » même de la vie aux États-Unis . Ce phénomène d’accélération caractérise la décennie qui s’ouvre en 1920 et intervient à divers niveaux : celui des médias, de la production industrielle, des transactions économiques, des transports, ou encore de l’offre culturelle. Il découle de plusieurs causes distinctes : l’avènement de la mécanisation, l’optimisation de la production permise par les réorganisations de l’espace et du temps de travail proposées par les théories fordiste et tayloriste, l’intensification des activités industrielles durant la Première Guerre mondiale, ou encore les avancées dans les domaines de radiocommunication et radiodiffusion. Il s’est poursuivi, au moins en partie, dans les années trente et, par la suite, après la Seconde Guerre mondiale. L’idée d’accélération repose sur deux piliers qui ne sont pas mutuellement exclusifs et peuvent fonctionner en synergie, vitesse et ampleur ; accélérer revient à réduire le temps requis à l’accomplissement d’une même tâche ou bien à permettre un accroissement de la distance couverte. Avec l’invention et la démocratisation de la radio, de la télévision, et l’apparition de communications via satellites, une accélération médiatique sans précédent a lieu entre les années vingt et les années soixante-dix. Cette accélération médiatique est coextensive d’une accélération identificatoire – pour large part symbolique mais aussi matérielle – entre les causes africaines-américaines et celle des mouvements de libération et de décolonisation à travers le monde.
Durant l’entre-deux-guerres, la multiplication et la densification des modes et voies de communication, à la fois pour le transport des personnes et la transmission de l’information, ont permis une consolidation accélérée de réseaux sur les plans nationaux et internationaux. Shirley E. Thompson situe l’émergence d’une presse noire d’envergure nationale au cours des années 1910 . Auparavant, les journaux africains-américains étaient majoritairement des initiatives locales avec un cercle de distribution relativement restreint. La Grande Migration eut une relation double aux périodiques africainsaméricains. D’une part, elle fut rendue en partie possible grâce à des journaux tel que le Chicago Defender qui était distribué dans le Sud par l’intermédiaire des AfricainsAméricains qui travaillaient en tant que porteurs pour les diverses compagnies de chemin de fer ; d’autre part, ces périodiques purent solidifier un lectorat toujours plus mobile qui, avide d’informations sur les nouvelles opportunités d’emploi hors du Sud et s’établissant progressivement en différents points du pays, formait un maillage de plus en plus étendu, jusqu’à permettre à ces journaux – dont les noms, Chicago Defender, Pittsburgh Courier, Baltimore Afro American, révèlent la dimension locale initiale – d’atteindre une audience véritablement nationale . Ajoutons à cela l’établissement de The Associated Negro Press (ANP) par Claude Barnett en 1919, service de presse qui fournissait des informations aux différents journaux souscripteurs et qui permit à de petits éditeurs locaux d’avoir accès aux dernières nouvelles en provenance de l’autre bout du pays. Lancé à l’origine dans des conditions structurelles minimalistes, en 1934, l’ANP fournissait suffisamment de dépêches pour remplir vingt-quatre pages de n’importe quel périodique . Ce chiffre montre l’intérêt accru des éditeurs et, de fait, des lecteurs de journaux africains-américains pour ce qui se passait ailleurs aux États-Unis. Ainsi, le Chicago Defender ou le Pittsburgh Courier tissaient les contours d’un réseau national et d’une conscience communautaire en réunissant le temps d’une lecture les membres des différentes communautés africaines-américaines autour d’un même faisceau d’information.
À l’instar des journaux africains-américains qui partirent de localités précises avant d’atteindre une résonance plus vaste et un lectorat national, la radio connut une expansion en plusieurs temps. En effet, avant même d’avoir une station de radio capable d’émettre à l’échelle du territoire états-unien, le phénomène radiophonique était d’ampleur nationale, une nouvelle expérience médiatique portée par une multitude de stations locales. Ces stations propageaient messages, chansons et voix en des cercles concentriques qui croissaient au fur et à mesure des ans. Malgré ces limitations techniques initiales, la radio connut un essor phénoménal, le nombre de stations passant de trente en 1922 à 608 en 1932, puis 923 en 1942. Dans le même temps, le nombre de maisons équipées d’un récepteur passait de 60 000 en 1922 à 16 800 000 en 1932, puis 30 800 000 en 1942 . Ce nouveau médium accélérait la circulation de l’information et disposait d’un avantage notable sur les périodiques : une fois l’équipement de réception acquis, la transmission de l’information depuis l’émetteur – la station – jusqu’au destinataire – l’auditeur – était immédiate, tandis qu’un journal devait toujours régler les questions logistiques afférentes à l’acheminement des exemplaires depuis l’émetteur – la presse – jusqu’au destinataire – le lecteur – avec tous les intermédiaires que ce circuit comportait. L’investissement initial était certes beaucoup plus élevé mais en théorie définitif, tandis que pour lire un journal, l’investissement était infiniment plus modeste mais devait être répété à chaque numéro.
On peut supposer qu’un certain nombre d’Africains-Américains, notamment parmi les classes les plus aisées, purent se procurer ce nouveau médium. Pourtant, la radio devait immanquablement, quoiqu’indirectement, une partie de sa popularité aux AfricainsAméricains de manière générale. À une époque qui précède l’émergence des réseaux de radiodiffusion, les groupes de musique noirs n’étaient que très peu diffusés en dehors de certaines stations locales situées majoritairement dans des centres urbains tels New York ou Chicago. Cependant, une grande partie de la musique populaire qui circulait sur les ondes puisait directement son inspiration dans le jazz ou le blues, l’industrie musicale de la « Tin Pan Alley » encourageant cette appropriation culturelle en faisant reprendre des standards noirs par des chanteurs et des groupes blancs . Par ailleurs, l’émission radio Amos ‘n’ Andy était sans conteste l’une des plus populaires au tournant des années trente . Elle suivait les tribulations de deux personnages africains-américains s’exprimant en dialecte – incarnés par des acteurs blancs issus de la tradition du « minstrel show » – qui quittaient une propriété agricole du Sud pour rejoindre Chicago dans un premier temps puis Harlem et se démenaient pour survivre dans les affres de la Grande Dépression. L’émission reprenait généralement les stéréotypes sur les AfricainsAméricains comme ressorts comiques, subvertissait parfois ces mêmes stéréotypes pour les édulcorer ou, plus rarement, les renversait. Sa popularité, immense chez les auditeurs blancs, était également importante parmi le public noir . Au-delà du cynisme inhérent à toute appropriation culturelle à des fins de profit, ces deux éléments – l’exploitation massive de la musique noire par des artistes blancs et l’énorme popularité d’une émission qui capitalisait principalement sur le fait de tourner les Africains-Américains en dérision – soulignent la question de la représentation dans les pratiques médiatiques, question qui traverse la période de manière prégnante .
Accélérations identificatoires dans un réseau médiatique plus dense
Dans les magazines Freedomways et Soulbook publiés dans les années soixante et soixante-dix, ces processus d’identification se firent encore plus immédiats, et couvrirent un espace de plus en plus large, venant confirmer l’accélération amorcée quelques décennies plus tôt. Alors que la télévision et les communications satellites augmentaient la vitesse de circulation de l’information et élargissaient le périmètre d’ouverture et de couverture médiatique, l’altération de la spatialité et de la temporalité telle qu’on la percevait dans la vie quotidienne fut théorisée à peu près au même moment par Marshall McLuhan, dans l’ouvrage paru en 1964 Pour comprendre les médias. Quelques années plus tard, dans l’introduction qu’il rédigea à l’occasion de la sortie de son anthologie Black Literature in America, Houston A. Baker, Jr. remarqua la justesse de l’analyse de McLuhan, en particulier lorsqu’elle était appliquée au combat que menaient les AfricainsAméricains :
Il faut ici rappeler ce qu’on doit à Marshall McLuhan, car il n’y a peut-être jamais eu de combat plus largement médiatisé que celui du Noir américain au début des années soixante, et l’un des facteurs les plus influents est l’apport (le massage) des médias de masse pour provoquer un changement de tactique à grande échelle dans le combat de l’homme noir en Amérique. Les philosophies et stratégies des leaders noirs devinrent toutes deux plus militantes et la littérature noire Américaine refléta ce militantisme accru.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : Contextes sociaux, économiques et politiques
A. Accélérations et réseaux
1) Consolidation des réseaux africains-américains de l’imprimé
2) Accélérations identificatoires dans un réseau médiatique plus dense
B. Mouvements démographiques, mobilité sociale et identités mouvantes
1) Mobilités individuelles et mouvements démographiques
2) Mobilisation militaire et mobilité sociale
3) Élasticité identitaire
C. Répressions, révoltes et reconnaissances
1) Restriction de mobilité et répression d’aspirations
2) Exprimer le mécontentement, des révoltes politiques aux révoltes sémantiques
3) Quêtes de reconnaissance
Chapitre 2 : Contextes littéraire, universitaire et intellectuel
A. Littérature et université
1) Influence des sciences sociales dans la littérature africaine-américaine
2) Canon national et université
3) Courants et contre-courants critiques
B. La mise en place des départements d’études noires
1) Des premières incursions dans l’espace scolaire et universitaire à
l’institutionnalisation d’un nouveau champ d’étude
2) L’université : source de légitimation ou modèle à éviter ?
3) L’Esthétique Noire, mouvement culturel et universitaire
C. La littérature pour tous ? La question d’une avant-garde
1) Lignes de démarcation
2) Faire de la littérature une activité populaire du quotidien
3) La tension nécessaire entre le populaire et l’élitaire
Chapitre 3 : Contexte éditorial
A. La littérature africaine-américaine et l’âpreté du marché éditorial
1) Une demande globalement très limitée de la part des éditeurs
2) Susciter et maintenir l’intérêt des lecteurs dans un environnement médiatique et inter-médiatique mouvant : contraintes inhérentes
3) L’agentivité retrouvée : numéros spéciaux et surveillance fédérale
B. Reprendre le contrôle
1) La création de presses indépendantes : nouvelles perspectives médiatiques et éditoriales
2) L’indépendance à l’épreuve
3) Étude de cas : l’histoire éditoriale de Black Fire
Chapitre 4 : Seuils de lecture
A. Formats, publics et formes d’autorité
1) Différents formats pour différentes finalités
2) À chaque public sa définition
3) L’autorité en trompe-l’œil : la sélectivité ou l’exhaustivité
B. La fabrique de l’authenticité
1) Le cas des anthologistes blancs
2) Démontrer l’autorité de l’anthologiste : ajout de critères de sélection
Conclusion