Successions des vecteurs
Les tableaux des successions vectorielles démontrent que les paires de vecteurs dominants, spécifiques à l’harmonie tonale, sont largement majoritaires par rapport aux paires de vecteurs sous-dominants dans la fantaisie (voir annexe 2.2). La succession de la paire vectorielle de quartes ascendantes (+4+4) est la plus usitée, en deuxième rang vient la paire +4+2 puis la paire +2+4. Ces deux dernières successions correspondent aux paires utilisées dans la cadence tonale paradigmatique I, IV, V, I :elle utilise une fois la paire +4+2 (I, IV) et une fois la paire +2+4, ce qui explique leur importance. Le nombre signifiant de successions +4+4 s’explique de deux façons. Il relève d’une part de progressions non modulantes : V, I, IV. D’autre part, et c’est le cas majoritaire, il implique une modulation dans le cadre de cycles des quintes : I,IV,V/IV etc.
En effet, la caractéristique la plus évidente de l’harmonie de Reger dans l’œuvre qui fait l’objet de l’analyse, c’est la distance considérable parcourue dans le cycle des quintes par la ligne de basse fondamentale. Si les différentes sections sont généralement conclues par des cadences aux tons voisins de domineur, le compositeur a recours à des tonalités extrêmement éloignées au sein de ces sections, comme on le verra par la suite. Il est très intéressant de réaliser que l’exploration des tonalités à bémols et à dièses se fait progressivement au cours de la pièce (voir annexe 2.3). En un premier temps, une modulation au ton de la dominante intervient dès la seconde mesure, tonalité qui seraglobalement maintenue jusqu’à la mesure 6.
Puis, c’est le côté des bémols dans le cycle de quintes qui est exploré progressivement : on note des modulations par paliers vers domineur (1/2 cadence mes. 7), vers Famajeur (cadence parfaite mes. 10), vers Sibmajeur (cadence plagale mes. 11). Par la suite, leton de domineur est de nouveau atteint à la mesure 15 et globalement maintenu jusqu’à la mesure 22, à partir de laquelle s’effectue une nouvelle modulation vers les bémols. Puis, ce sont les régions tonales du côté des dièses dans le cycle dequintes qui sont explorées à partir de la mesure 27 après laquelle la tonalité se stabilise de nouveau en domineur. La fin de la pièce, à partir de la mesure 36, est particulièrement intéressante : on peut y voir une succession d’un vecteur +2 puis de quatre vecteurs -2 permettant une transition de Simajeur (mes. 36) à Fab majeur (mes. 37) – il y sera revenu par la suite. La pièce conclut par une cadence plagale en do mineur.
L’élargissement de la tonalité, particulière à cette œuvre, s’explique par trois caractéristiques du langage harmonique employé par le compositeur. Le degré napolitain prend une importance particulière dans le langage harmonique de Reger , y compris dans cette œuvre, comme en témoigne particulièrement le passage aux mesures 14-16 (voir annexe 2.3). Aux mesures 35-36, la modulation au ton napolitain se trouve imbriquée dans une marche harmonique irrégulière. Grâce à la représentation graphique des vecteurs (voir annexe 2.3), on décèle aisément la reproduction à la quinte supérieure de la progression vectorielle : +4+2-3 (sol, do, réb, sib). Le début de cette progression est transposé à laquinte supérieure : ré-sol-lab. Seule la fin en diffère puisque la marche n’est pas poursuivie.
Les marches harmoniques modulantes comptent parmi les autres procédés d’écriture permettant à Reger d’intégrer à son langage harmonique des régions tonales fortement éloignées de la tonique locale. Comme il a été décrit au chapitre 1.2.1, l’utilisation systématique de procédés séquentiels est, selon Sievers, une caractéristique du langage harmonique de Reger. De nombreux exemples peuvent en être décelés dans la fantaisie (voir annexe 2.3 mes. 11, 16, 18, 19, 22, 33). Les deux marches harmoniques des mesures 18, 19 sont particulièrement perceptibles à l’écoute. Ainsi que le montre l’exemple 1, il s’agit dans les deux cas de marches harmoniques modulantes constituées deux fois de vecteurs +4 traversant le cycle des quintes de Doà Lab (voir page suivante et annexe 2.3.). Pour voiler la répétition mécanique des progressions, Reger accélère le rythme harmonique dans la 2 nde marche, mesure 19 : alors que le rythme harmonique était à la ± dans la première marche, il est à la ⊗ dans la seconde. Ce type de marche, telle qu’elle est utilisée dans le passage, ressemble d’un point de vue stylistique aux marchesharmoniques employées à l’époque baroque . Il ne s’agit donc pas là d’une technique de composition novatrice, mais d’une référence au passé et à l’héritage musical. Si les procédés séquentiels sont récurrents dans le langage harmonique de Reger, comme l’affirme Sievers, les enchaînements restent néanmoins parfaitement tonals dans l’exemple cité.
Contrairement aux enchaînements dans les marches harmoniques, la progression vectorielle aux mesures 36 – 37 (voir annexe 2.3) se démarque du langage tonal en ce sens, qu’elle implique, à l’exception de la première progression, des vecteurs sous-dominants -2 : il s’agit d’une progression de basse fondamentale en secondes parcourant si – do – sib – lab – solb – fab . La basse réelle y effectue une descente chromatiquement de mib 2à ré 1. Dans ce passage, les enchaînements harmoniques n’obéissent pas à une logique tonale (tous les enchaînements, à l’exception du premier sont sous-dominants), mais résultent d’une ligne chromatique descendante à la pédale. Il vient se greffer, sur cette descente chromatique à la basse, une marche mélodique irrégulière par tiercesascendantes à la voix supérieure. Ce type d’écriture correspond au principe de composition sur lequel Sievers fonde sa thèse.
Néanmoins, ces progressions représentent une exception absolue dans la fantaisie, la technique d’écriture n’étant absolument pas représentative du langage harmonique de cette œuvre. En conséquence, il est impossible de tirer des conclusions générales à partir de ce cas isolé. Comme les statistique le démontrent, les enchaînements sous-dominants sont largement minoritaires, ils apparaissent localement et de façon regroupée comme aux mesures 36-37. Ici, la progression est encadrée par des vecteurs dominants +4 réaffirmant la tonalité.
On peut réaffirmer, en conclusion, que le langage harmonique du jeune Reger, manifestement encore sous l’influence de Riemann, reste fortement tonal dans l’op. 29. Il s’inscrit, par le choix des progressions harmoniques et par l’utilisation de procédés d’écriture des 17 e et 18e siècles, dans un héritage musical. Cet enracinement dans la tradition musicale sera davantage explicité au chapitre suivant.
Comparaison de la Fantaisieop. 29 avec la FantaisieBWV 542 de J.S.Bach
Le rapport entre la Fantaisieop. 29 et la Fantaisieen solmineur BWV 542 est manifeste : on retrouve, d’un point de vue stylistique, des analogies flagrantes entre ces œuvres. Les traits et figurations, utilisés dans les deux fantaisies, s’inscrivent clairement dans la tradition de l’école d’orgue d’Allemagne des 17 e et 18 e siècles représentée principalement par Dietrich Buxtehude, Nicolaus Bruhns et Vincent Lübeck . En effet, le style quasi recitativoau début des deux œuvres, les mouvements cadentiels à la pédale solo, le découpage en plusieurs sections isolées contrastantes et le style improvisé, sont spécifiques au stylus phantasticus. Il y a double influence par l’esthétique des maîtres de l’école d’orgue d’Allemagne du Nord, par la référence directe à Jean Sébastien Bach et à la FantaisieBWV 542. On en trouve en effet une citation presque textuelle dans l’œuvre de Reger : comme le montrent les exemples 2.1 et 2.2, le thème secondaire en imitation des mesures 9-10 de la FantaisieBWV 542 correspond aux mesures 13-14 de la Fantaisieop. 29
« Der wilde Reger » Les Fantaisies et Fuguesop. 46 et 59
Le langage harmonique des deux Fantaisiesop. 46 et op. 57, comme le langage harmonique des deux fugues op. 46 et op. 57, montrent des similitudes en ce qui concerne la répartition des vecteurs. Pour des questions de méthode, les deux parties des deux diptyques seront examinées séparément en un premier temps, puis comparées par la suite.
Rapport et hiérarchie des vecteurs dans les Fantaisies op. 46 et 57
L’analyse vectorielle de la Fantaisieop. 46 (annexes 3.1.1 et 3.1.2) et de la Fantaisie op. 57 (annexe 4.1.1 et 4.1.2) montre que le rapport de vecteurs dominants et sous-dominants a fortement évolué par rapport à l’analyse vectorielle de la Fantaisie et Fugue op. 29. Si, dans la Fantaisieop. 46, les vecteurs dominants s’élevant à 56,34%,restent encore majoritaires, l’écart par rapport aux vecteurs sous-dominants a fortement diminué. Ceux-ci représentent plus d’un tiers de toutes les progressions, soit 38,63%, alors qu’ils constituaient moins d’un quart des progressions dans la Fantaisie op. 29 (voir chapitre 2.1). Puisque ces progressions sont moins importantes dans l’op. 29 que dans l’op.46, les chiffres ne peuvent en aucun cas s’expliquer par le pourcentage des progressions a-b-a, ayant pour effet de minimiser l’écart entre les vecteurs dominants et sous-dominants.
La même tendance, quoique moins affirmée, se vérifie dans la Fantaisieop. 57. Les vecteurs dominants y représentent 61,30% des enchaînements et sont beaucoup plus faibles en nombre que dans l’op. 29. À l’opposé, comme dans lafantaisie de l’op. 47, les vecteurs sousdominants marquent une hausse d’environ 10% par rapport à la Fantaisieop. 29 et s’élèvent à 34,48%. Comme dans la Fantaisieop. 47, la réduction de l’écart entre le pourcentage des vecteurs dominants et sous-dominants ne peut s’expliquer par le nombre de successions a-b-a, puisque celles-ci ne s’élèvent qu’à 8,94%, soit presque deux fois moins que dans l’op. 29.
On peut retenir, dès à présent, que le langage harmonique adopté par Reger dans les Fantaisiesop. 46 et 57 comporte, sur le plan de la répartition des vecteurs dominants et sousdominants, de nombreuses différences avec l’harmonie de la Fantaisieop. 29. Le compositeur a toujours majoritairement recours aux vecteurs dominants, correspondant à des progressions harmoniques tonales, dans ces œuvres. Néanmoins, Reger y emploie, davantage que dans la Fantaisieop. 29, des vecteurs sous-dominants correspondant à des enchaînements modaux.
Le détail des vecteurs dominants et sous-dominantsdans les deux fantaisies est très révélateur quant au langage harmonique adopté dans ces œuvres. On remarque que la répartition des vecteurs ne correspond plus à l’ordre hiérarchique caractéristique de l’harmonie tonale. Le pourcentage du vecteur +4, respectivement 21,73% dans la Fantaisie op. 46 et 23,88% dans l’op. 57, reste encore supérieur aux vecteurs dominants de substitution (voir annexes 3.1.1 et 4.1.1). On note cependant que l’écart important séparant ce vecteur des autres vecteurs dominants, dans le cas d’une harmonie plus tonale (voir chapitre 2.1.1), s’est fortement amoindri dans les deux fantaisies. Ainsi l’écart entre les vecteurs +4 et +2 ne comporte plus que 6,44% dans la fantaisie de l’op. 46 et 7,28% dans la fantaisie de l’op. 57, alors qu’il s’élevait à 17,63% dans la première fantaisie du corpus, soit plus du double. La tendance se vérifie également au sein des vecteurs sous-dominants. L’évolution, révélatrice d’un fonctionnement harmonique se distançant d’une harmonie fortement tonale, a de fortes répercussions stylistiques : le vecteur +4 qui affirme la tonalité perd de l’importance au profit des vecteurs de substitution plus instables. Il en résulte l’absence d’attraction tonale, l’instabilité, mais aussi la fluidité harmonique qui est propre à ces deux fantaisies. Il y sera revenu par la suite.
On remarque que le pourcentage des vecteurs -3, s’élevant à 19,32% dans la Fantaisie op. 46 et à 20,82% dans la Fantaisieop. 57, a fortement augmenté par rapport à la Fantaisie op. 29. Dans les deux cas, ces vecteurs viennent désormais en deuxième position après la progression principale voir annexes 3.1.2 et 4.1.2). L’examen plus attentif de la nature de la tierce du vecteur révèle que ce ne sont pas les vecteurs -3 de tierce mineure qui ont augmenté significativement par rapport à la Fantaisieop. 29, mais les vecteurs -3 de tierce majeure (voir annexes 3.1.1 et 4.1.1). Toutes les fantaisies analysées jusqu’à présent étant en mineur, l’utilisation relativement fréquente des vecteurs -3maj., dans les op. 46 et 47 ne peut s’expliquer par le mode mineur des pièces, impliquant des substitutions du i par le VI et du V par le III à distance de tierce majeure. L’utilisation accrue des vecteurs de tierce se vérifie également au sein des vecteurs sous-dominants des deux fantaisies. Le vecteur +3, ne s’élevant qu’à 4,49% dans la fantaisie de l’op. 29,représente 11,47% de la totalité des enchaînements dans la Fantaisieop. 46. Dans la Fantaisieop. 57, le vecteur +3, représentant 12,39% des enchaînements, est même le vecteur le plus important des vecteurs sous dominants.
On peut déduire de l’analyse des vecteurs détaillésque le langage harmonique des Fantaisiesop. 46 et 57 est davantage basé sur les enchaînements de tierces que celui de la Fantaisieop. 29. Le fonctionnement harmonique de ces deux œuvres se rapproche dans certains cas de la romantische Terzverwandschaft, c’est-à-dire de l’utilisation accrue de substitutions à distance de tierce, afin d’enrichirla couleur harmonique .Dans d’autres cas très fréquents, les progressions à distance de tierces majeures qui correspondent à des rapports de médiantes, ne peuvent plus s’expliquer en tant que simple substitution aux fonctions principales. Comme on le verra dans le chapitre suivant, elles ne suivent plus une logique harmonique basée sur des enchaînements à distance de quinte, comme dans la théorie des fonctions, mais ont pour fondement un autre fonctionnement harmonique.
Succession des vecteurs dans les Fantaisiesop. 46 et op. 57
Le langage harmonique des Fantaisiesop. 46 et op. 57 est extrêmement complexe. Les limites fixées à ce mémoire ne permettant pas d’analyser l’intégralité des paires vectorielles, seule l’étude des successions les plus importantes du point de vue hiérarchique pourra être entreprise ici, afin d’expliquer le fonctionnement harmonique de ces œuvres. Avant de procéder à l’analyse des successions des vecteurs àproprement parler, il est important d’insister sur le fait que la Fantaisieop. 47 ainsi que la Fantaisieop. 57 ont pour principal moteur le travail motivique. Ainsi, la Fantaisieop. 47 a pour fondement le motif de quatre notes B.A.C.H (correspondant à sib, la, do, si) qui sera présenté plus de 130 fois dans toute l’œuvre selon de multiples façons : il sera transposé (mes. 1-2), renversé et rétrogradé (mes.21-22, 50-51) , augmenté (mes. 25) et diminué (mes. 4) (voir annexe 4.7). Si l’emploi d’un seul motif est moins systématique dans la Fantaisieop. 57, on y décèle également, aux mesures 11-12, une cellule motivique de 4 notes à la main gauche : do, si, fa#, fa (voir annexe 4.7). Ces motifs influent aussi bien sur la dimension linéaire, horizontale que sur la dimension harmonique, verticale, comme il sera démontré par la suite.
L’ordre des successions vectorielles a fortement évolué par rapport à la Fantaisieop. 29 dans les deux œuvres. Ce n’est plus la paire +4+4 qui est la plus importante en nombre, mais la paire -3+4 utilisée 31 fois dans la Fantaisieop. 46 et la paire +4-3 utilisée 56 fois dans la Fantaisieop. 57 (voir annexes 3.2 et 4.2). Les successions harmoniques -3+4 et +4-3 sont toutes deux tonales. Il s’agit dans les deux cas d’une progression dominante de substitution(+2) atteinte par un vecteur -3 et une progression principale (+4).
Dans la Fantaisieop. 46, la paire -3+4 apparaît majoritairement pour harmoniser le motif B-A-C-H ce qui explique sa grande fréquence. On retrouve deux cas de figure principaux (voir annexe 3.3). À la mesure 37, la paire -3+4 est utilisée dans le cadre d’une marche harmonique. Les deux premières et les deux dernières notes du sujet transposé (lab-sol etsib-la)sont harmonisées par le vecteur -3 (ce qui correspond à une succession des accords Sib-Sol et Do-La), le vecteur +4 harmonisant les notes 2 et 3 (solet sib). Un exemple de l’autre cas de figure le plus fréquent se trouveà la mesure 40, où les deux premières notes du sujet à la basse (sol-fa#) sont harmonisées par un vecteur +4 qui précède lapaire -3+4.
Cette fois-ci, le vecteur -3, (correspondant aux basses fondamentales ré-si) harmonise les notes 2 et 3 et le vecteur +4 les notes 3 et 4 du sujet. Contrairement au premier cas de figure, le vecteur -3 harmonise bien le saut de tierce ascendant fa#-la du sujet.
Ces exemples ont été choisis pour deux raisons. D’une part, ils expliquent la fréquence de la paire -3+4 et ses deux utilisations principales dans la Fantaisieop. 46, d’autre part, ils sont révélateurs du fonctionnement de l’harmonie dans cette fantaisie. Ils contribuent à démontrer que les accords ne sont plus choisis selon une logique fonctionnelle, mais selon leur affinité avec le motif. Ce fonctionnement harmonique, qui sera illustré par d’autres exemples, rejoint la thèse de Sievers : tous les accords peuvent être utilisés pour harmoniser une note, pourvue que cette note soit incluse dans l’accord.
L’harmonisation initiale du motif est représentative de cette technique : à la mesure 1, le sujet est harmonisé par des accords de Lab, Fa, Do, Mi . Les notes du sujet sont respectivement la neuvième, la tierce, la fondamentale et la quinte des accords (voir annexe 3.3). La progression est immédiatement transposée àla seconde supérieure dans la même mesure. L’analyse harmonique, particulièrement de l’accord de Mi, est extrêmement ambiguë du point de vue fonctionnel. Il ne sera pas tenté ici d’expliquer cet enchaînement par la théorie de Riemann . Comme le souligne Reinhold Brinkmann, cette succession est « davantage dynamique (dans le sens d’un éclaircissement subi et inattendu) que constitutive sur le point de vue harmonique-fonctionnel » . Elle ne correspond pas à un langage harmonique fonctionnel tonal selon Brinkmann, mais davantage àla technique d’harmonisation sur laquelle Sievers fonde sa thèse. L’analyse vectorielle confirme cette hypothèse : la succession des accords est composée d’une progression dominante de substitution (-3), suivie de deux vecteurs sous-dominants (-4 et +3).
Si les progressions de tierces sont davantage usitées que dans l’op. 29, les progressions de quartes restent tout de même présentes. Dans lesdeux fantaisies, la paire +4+4 arrive directement en 3e position hiérarchique, après les progressions -3+4et +4-3 décrites plus haut.
L’utilisation des progressions principales dominantes et sous-dominantes est particulièrement intéressante dans la Fantaisie op. 46. On y décèle non seulement des cycles de quintes descendants mais aussi, à deux reprises, des cyclesde quintes ascendants. Ces progressions sont extrêmement rares dans le répertoire tonal. Elles n’apparaîtront que deux fois dans le corpus, aux mesures 18-19 et 38-39 de la fantaisie op. L’exemple 3 (voir page suivante) montre que le cycle de quintes ascendant se trouve à distance d’une seule mesure d’un cycle de quintes descendant. La proximité entre ces deux cycles incomplets soulève la question, à savoir, si la confrontation des deux principes opposés (l’un résultant de progressions principales dominantes, l’autre de progressions principales sous-dominantes) n’est pas faite sciemment par Reger. Il a déjà été constaté, lors de l’analyse de l’op. 29, que les vecteurs sous-dominants paraissaient souvent de façon regroupée et localisée. Ce regroupement a un côté encore plus systématique, organisé et volontaire ici. Il s’agit d’une juxtaposition flagrante de progressions tonales et modales, partant dans des directions diamétralement opposées, à partir du même axe symétrique : l’une, part du répour aboutir par enchaînements de quintes à mib, l’autre, part du répour aboutir par quintes ascendantes à fa#.Il ne pourra pas être répondu avec certitude à la question, si le compositeur a réellement conscience de cette structure en miroir, on peut néanmoins formuler deux affirmations.
Rapport et hiérarchie des vecteurs dans les Fuguesop. 46 et 57
On retrouve, dans les fugues des op. 46 et 57, une répartition des vecteurs se rapprochant de celle rencontrée dans l’op. 29. Le rapport des vecteurs dominants et sousdominants est quasiment identique dans les deux œuvres qui font l’objet de l’analyse (voir annexes 3.4.1 et 4.4.1). Le pourcentage des vecteurs dominants s’élève à 75,99% dans la Fugueop. 46 et à 74,56% dans la Fugueop. 57, alors que les vecteurs sous-dominants constituent 23,49% dans les deux œuvres ; le langage harmonique que le compositeur utilise reste ainsi fortement tonal.
La comparaison de la répartition vectorielle montre que la fugue de l’op. 46 est plus tonale que la fugue de l’op. 57. Ceci non seulementen raison du pourcentage plus important de vecteurs dominants dans l’op. 46, mais aussi en raison de la présence de vecteurs -4 aug. dans l’op. 57 qui ne correspondent plus à une harmonie tonale, comme il sera démontré au chapitre 2.4.3. L’examen des autres vecteurs détaillés semble confirmer cette hypothèse. De manière générale, la répartition vectorielle spécifique à l’harmonie tonale est respectée dans les deux œuvres (voir annexes 3.4.2 et 4.4.2). La progression principale dominante +4 constitue la grande majorité des enchaînements dansles Fuguesop. 46 et op. 57 (respectivement 43,52% et 36,30%), alors que les progressions par substitution sont nettement inférieures. Toutefois, on remarque que les vecteurs de substitution (-3, +2) sont moins usités dans la fugue de l’op. 46 que dans la fugue de l’op. 57. La tonalité est finalement davantage affirmée dans l’op. 46, puisque Reger a davantage recours aux progressions principales dans cette œuvre, alors que l’harmonie est plus fluide et moins stable dans l’op. 57.
Succession des vecteurs dans les Fuguesop. 46 et op. 57
Les successions les plus importantes dans la Fugueop. 46 et la Fugueop. 57 comportent toujours au moins un vecteur +4 (voir annexes 3.5 et 4.5). Par ailleurs, l’ordre des paires est analogue à la répartition détaillée des vecteurs dominants : la paire +4+4 est la plus usitée, lui succèdent les paires +2+4 et +4+2 , puis arrivent en 3e position les paires +4-3 et -3+4. Les successions, composées uniquement de vecteurs de substitution, sont moins fréquentes dans les deux œuvres. Cependant, on notel’importance relative de la paire vectorielle +2+2 représentée 47 fois dans l’op. 57,alors que la même paire, utilisée 11 fois dans l’op. 46 y est bien plus rare. En ce qui concerne les paires comportant au moins un vecteur sous-dominants, elles sont minoritaires et seront traitées lors de l’examen de la progression +4+4.
La paire +4+4 est de loin la plus importante. Elle est révélatrice d’une harmonie fondée majoritairement sur des progressions principales. Quand cette succession est répétée plusieurs fois, elle implique un cycle de quintes. Ces progressions sont spécifiques au fonctionnement harmonique de la Fugueop. 57. On en relève non seulement dans les divertissements, mais aussi dans l’exposition de lafugue, comme le montre l’examen approfondi de la réponse du sujet aux mesures 3-6.
L’harmonisation de la réponse, telle qu’elle se présente ici , repose majoritairement sur des paires vectorielles +4+4. Après la premièrecellule, deuxième cellule motivique est harmonisée par les basses fondamentales mi, la, ré, fa, sol, do, fa sib. Hormis l’ accord de fa, pouvant être considéré comme une substitution à distance de tierce de l’accord de ré, toute la tête de la réponse est bien harmonisée par une succession de vecteurs +4. Puis suivent l’enchaînement vectoriel -2 (sib-la), harmonisant le saut de 7e diminuée (voir chapitre précédent), ainsi que l’enchaînement +2 des basses fondamentales (la, si). On obtient, par cette paire vectorielle -2+2, une progression qui ne correspond pas à une simple succession ab-a, puisque le 1 er accord se trouve en relation chromatique avec le 3 e : sib, la, si∃. Il est particulièrement surprenant que cette rupture harmonique et mélodique, se manifestant entre la 3e et 4 e cellule motivique, ait une dimension structurelle : elle sépare les deux premières cellules de la réponse des deux dernières. Celles-ci sont également harmonisées par la paire vectorielle +4+4.
En comparant l’harmonisation de la réponse (mesures3-6 décrites plus haut) avec celle des mesures 10-13, dans la Fugueop. 57 (voir annexe 4.6), on réalise que les harmonisations diffèrent radicalement. Ce fait se vérifie également pour les différentes harmonisations du sujet dans l’op. 46. Reger utilise des sujets équivoques et polysémiques d’un point de vue tonal, afin de les soumettre à différentes harmonisations dans les deux fugues qui font l’objet de l’analyse. Cette caractéristique est également notée par Emmanuel Gatscher : en insistant sur la « polysémie harmonique » , il affirme que « l’indétermination tonale du sujet de fugue [de l’op. 47] est décisivepuisqu’elle permet de nombreuses [harmonisations] différentes».Les paires vectorielles +2+4 et +4+2 viennent respectivement en 2e et 3e rang hiérarchique dans la Fugueop. 57. Si, dans la fugue de l’op. 46, la paire +2+4 occupe également le 2 e rang, la paire +4+2 est moins fréquemment représentée . Il sera revenu sur ce fait lors de l’analyse des paires +4-3 et -3+4 à lapage suivante. La combinaison des paires +4+2 et +2+4 résume, a elle seule, de nombreuses tournures cadentielles quand les vecteurs +2 sont majeurs, ce qui est le cas à plus de 90% : I, IV, V, I (+4+2+4), I, ii, V, I (+2+4+4) ou I, V/V, V, I (+2+4+4) . On peut en déduire que le langage harmonique des deux fugues repose en grande majorité sur des progressions tonales, telles qu’elles pourraient figurer dans la cadence paradigmatique.
Il est intéressant de remarquer qu’à la fin des œuvres, la paire +2+4 (IV,V,I) se trouve imbriquée dans différents enchaînements. Ils ont pour effet de rallonger la cadence conclusive, mais aussi d’en dissimuler sa progression caractéristique. Il en résulte que la cadence finale est voilée par des interpolations larendant moins perceptible à l’écoute, comme le montre l’exemple 6.
Comparaison de la Fantaisie op. 46 avec le Prélude sur B-A-C-Hde Liszt
Le recours au nom de notes afin de traduire un nomou mot en musique est fort répandu, surtout dans la sphère germanique. En ce qui concerne le nom de Bach, correspondant aux notes sib, la, do sidans la notation allemande, cet usage remonte, selon Michael Kube à Nicolaus Bach (1667 1753) . J.S. Bach fit usage de cette signature musicale dans de nombreuses œuvres, comme par exemple dans l’Art de la fugue. Par la suite, cette tradition fut perpétuée par de nombreux compositeurs préromantiques et romantiques rendant hommage au cantorde Leipzig par des œuvres de très haut niveau compositionnel et technique. On peut citer à titre d’exemple la fugueen sol mineur de Johann Georg Albrechtsberger, les Six Fugues sur B-A-C-H op. 60pour orgue ou piano à pédalier de Robert Schumann (1845) ou encore le Prélude sur B-A-C-Hde Franz Liszt (S 260, R 381) pour orgue (1855, rév. 1870) . Il est particulièrement important d’insister sur le fait que Reger avait connaissance de ces œuvres, notamment des Fugues sur B-A-C-Hop. 60 de Robert Schumann qu’il jugeait être « le meilleur pour l’orgue depuis J.S. Bach» . Dès la conception de la partition, Reger avait déjà en vue cette tradition comme en témoigne l’extrait d’une lettre à Cäsar Hochstetter du 25 janvier 1900 : «[…] j’espère bientôt écrire une Fantaisie et Fugue sur B-A-C-H pour orgue, ce devra être une œuvre de style très élevé et de grande envergure ! ».
En ce sens, la Fantaisie et Fugue sur BACH op. 46 de Reger s’inscrit dans une tradition de la littérature pour orgue, tradition dont le compositeur est fortement conscient.
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Table des matières
1. INTRODUCTION
1.1 La question posée et la méthode analytique qui tente d’y répondre
1.1.1 Exposition de la problématique
1 1.2 Définition et justification du corpus
1.1.3 La théorie des vecteurs harmoniques
1.1.4 Application de la théorie au corpus
1.2 Considérations analytiques sur l’harmonie de Reger
1.2.1 Une harmonie fonctionnelle en accord avec lespréceptes de Riemann ?
1.2.2 Une harmonie modale ou atonale en rupture avec le passé ?
1.3 La thèse de Sievers : une harmonie suscitée parune ligne chromatique
1.3.1 Résumé de la thèse de Sievers
1.3.2 Considérations critiques des méthodes analytiques employées par Sievers
1.3.3 Les problèmes analytiques auxquels l’auteur se heurte
2. ANALYSE VECTORIELLE
2.1 La Fantaise et Fugue op. 29 et l’influence de J.S. Bach
2.1.1 Rapport et hiérarchie des vecteurs
2.1.2 Successions des vecteurs
2.1.3 Comparaison de la Fantaisieop. 29 avec la FantaisieBWV 542 de J.S.Bach
2.2 « Der wilde Reger » Les Fantaisies et Fuguesop. 46 et 59
2.2.1 Rapport et hiérarchie des vecteurs dans les Fantaisies op. 46 et 57
2.2.2 Succession des vecteurs dans les Fantaisiesop. 46 et op. 57
2.2.3 Rapport et hiérarchie des vecteurs dans les Fuguesop. 46 et 57
2.2.4 Succession des vecteurs dans les Fuguesop. 46 et op. 57
2.2.5 Comparaison de la Fantaisie op. 46 avec le Prélude sur B-A-C-Hde Liszt
2.3 Le style de Jena, la Fantaisie et Fugue op. 135b
2.3.1 Rapport et hiérarchie des vecteurs
2.3.2 Succession des vecteurs dans la Fantaisie
2.3.3 Succession des vecteurs dans la Fugue
2.4 Analyse transversale du corpus
2.4.1 Évolution du rapport des vecteurs dominants et sous-dominants
2.4.2 Évolution des différents vecteurs détaillés
2.4.3 Les vecteurs de quartes augmentées
3. HYPOTHESE DE REPONSE A LA QUESTION POSEE
3.1 Prise de position par rapport à la thèse de Sievers
3.2 Théories riemanniennes et logique harmonique dans le corpus
3.3 Une harmonie tonale, modale ou atonale?
3.4 Un langage harmonique entre tradition et modernité
Bibliographie
Index
Table des annexes
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