La compréhension du rituel de l’élévation est impensable sans l’inscrire préalablement dans les contextes théologiques et cultuels de l’époque où il se déploie. Pour permettre au lecteur d’appréhender les démonstrations subséquentes, ce chapitre laisse temporairement de côté la question de l’élévation pour premièrement aborder le développement du dogme eucharistique et plus spécifiquement celui du discours concernant la présence réelle du Christ dans les espèces consacrées ainsi que l’instant précis de cette transformation. Pour ce faire, furent utilisées des sources de seconde main issues de théologiens, historiens et liturgistes contemporains. La seconde partie présente le déroulement de la messe grégorienne du XIIe au XIVe siècle en s’appuyant sur trois sources liturgiques du XIIIe siècle qui sont représentatives de leur époque. De plus, il s’agit d’offrir des pistes de réflexion sur les interprétations historiques, anthropologiques et théologiques que l’on peut faire d’un certain nombre de moments forts de cette cérémonie.
L’apparition du rituel de l’élévation s’inscrit dans un double débat théologique : celui concernant la présence réelle du Christ dans les espèces consacrées ainsi que celui cherchant à fixer le moment exact de cette transformation. Il importe tout d’abord de présenter ces deux controverses intimement liées.
Conséquences des querelles eucharistiques
Les propos de Lanfranc ne constituent qu’une synthèse des positions qui dominent déjà à son époque et qui sont le résultat des mutations sociales évoquées précédemment. Les réactions provoquées par les travaux de Béranger incitent tout de même les théologiens ainsi que les autorités ecclésiastiques à se lancer dans l’élaboration progressive d’un dogme unifié, cohérent et universel. On trouve les racines de cette entreprise dans la profession de foi qu’on impose à Bérenger en 1079.
Il doit notamment reconnaître que le pain et le vin consacrés sont transformés substantiellement (substantialiter) en la véritable chair (carnem) et le véritable sang du Christ et qu’après la consécration, ils sont le vrai corps (corpus) né de la Vierge, mort sur la croix et siégeant à la droite du Père ainsi que le sang qui a coulé de son côté. De plus, le texte affirme que cette transformation s’opère à la fois substantiellement, mais aussi figurativement par la vertu du sacrement. L’adoption de ce document par un concile convoqué par le pape montre que les notions de transsubstantiation et de présence réelle possèdent déjà une sanction des plus hautes autorités de l’Église, et ce, près de deux cents ans avant le concile de Latran IV qui en fait officiellement un dogme. Elle marque aussi une transformation du discours concernant les trois corps du Christ. Alors que chez Paschase ceux-ci sont égaux et distincts, les XIe et XIIe siècles voient s’amoindrir la dualité entre corps historiques (né de la Vierge) et corps glorieux (ressuscité et monté aux cieux) tandis que le corps mystique semble conceptuellement s’isoler. Dans la profession de foi de Béranger, on relève une pleine adéquation entre ces deux premiers corps permettant aux fidèles de consommer une chair divine et libérée de « tout ce qu’il y a en l’homme de corruptible et de misérable » .
Latran IV
Considérant que le réalisme eucharistique est profondément associé à l’accentuation de la séparation entre les laïcs et les clercs ainsi qu’au renforcement de l’hégémonie culturelle de ces derniers, il est possible de soutenir que l’officialisation du dogme de la transsubstantiation au concile de Latran IV en 1215 marque l’apogée de la puissance de l’Église romaine.
Il est intéressant de noter que la question de l’eucharistie ne bénéficie pas d’un article spécifique, mais se voit plutôt abordée dans le Credo qui ouvre les actes du concile, et ce, sans qu’on y mette la moindre emphase. C’est pour cette raison qu’il ne s’agit pas là d’une proclamation, mais de la formalisation d’un concept qui fait à peu près l’unanimité depuis la profession de foi de Béranger. Comparativement à cette dernière, le texte du concile s’avère d’ailleurs relativement lapidaire et peu détaillé. Il se contente d’affirmer que le corps et le sang du Christ sont vraiment contenus dans les espèces du pain et du vin par l’intermédiaire de la transsubstantiation et que le Christ est, dans le contexte liturgique, à la fois le sacrifice et le prêtre. À savoir duquel des trois corps du Christ se trouve dans l’hostie, le concile n’offre guère de réponse, mais au vu de ce qui a été souligné dans la section précédente, il apparait probable que la fusion entre corps historique et corps glorieux est alors à ce point admise qu’il n’importe pas d’en traiter outre mesure.
Le moment de la transsubstantiation
Au milieu du XIe siècle, l’idée selon laquelle le corps et le sang du Christ sont réellement présents dans les espèces consacrées s’avère à peu près unanimement reconnue, mais au cours de la même période, on assiste à l’émergence d’un débat sous-jacent : à quel moment précis cette transformation s’opère-t-elle? Il s’agit là principalement d’une question de nature rituelle, car il importe de s’assurer d’offrir à l’adoration et à la consommation des fidèles le corps du Christ et non pas un simple morceau de pain dénué de signification qui les mèneraient dans l’idolâtrie.
Le problème est celui de la consécration du vin. En effet, quand le Christ dit « ceci est mon corps » (hoc est corpus meum), affirme-t-il que la totalité de son corps est présente dans le pain? Comme il dit par la suite « ceci est le calice de mon sang » (hic est enim calix sanguinis mei), cela ne signifie-t-il pas que le corps est présent sans son sang et serait donc un cadavre? Mais si la consécration du pain suffit, à quoi sert celle du vin? Vers le milieu du XIIe siècle, trois grands courants de pensée se démarquent à ce propos. Le premier, soutenant les thèses attribuées au chanoine troyen Pierre le Mangeur (1110 1179), considère que « quand tout est dit tout est fait » (quando totum dictum est, totum factum est), car seul Dieu connait le moment exact où le miracle se produit. Il serait donc plus sage d’attendre après la consécration du vin pour élever (ou consommer) l’hostie.
Le second courant, partiellement influencé par Pierre le Mangeur, considère que le « hoc est corpus meum » n’agit réellement qu’après la consécration du vin. Ainsi, il y aurait conversion simultanée des deux espèces après le « hic est enim calix sanguinis mei ». Soutenue notamment par Pierre le Chantre (mort en 1197), chanoine de l’école cathédrale de Paris, et Robert de Courçon (mort en 1218), chancelier de l’Université de Paris, cette posture affirme que le corps du Christ ne peut exister sine sanguine et que son sang ne peut exister sine corpore. Ainsi, l’idée selon laquelle les paroles de consécration du pain sont suffisantes causerait l’inutilité de la consécration du vin et invaliderait les gestes et paroles du Christ décrit par les évangiles .
Le troisième « courant », supporté par la plupart des grands théologiens de la fin du XIIe siècle comme Pierre de Poitiers (mort en 1205), Eudes de Sully (mort en 1208), ou Lothaire de Segni (1160-1216), affirme que la totalité du corps du Christ est présente dans l’hostie après le « Hoc est corpus meum ». Même si la consécration du vin demeure nécessaire, si elle devait être omise pour des raisons exceptionnelles, la transformation se serait tout de même produite. On parle donc d’une transformation distincte s’opérant successivement, mais complètement. Ces penseurs admettent bien que le Christ ne peut exister « sine sanguine » et que seules les paroles « hic est enim calix sanguinis mei » engendrent la transformation de la matière en sang, mais soutiennent qu’après la consécration du pain, on trouve dans celui-ci le sang de façon spirituelle à la manière de l’âme chez l’humain.
Bien que cette dernière tendance soit de facto généralement admise à partir du deuxième quart du XIIIe siècle, on ne trouve aucune prise de position de synodes, de décrétales ou de conciles généraux portant directement sur cette question au cours de la période étudiée. Ce sont en fait les prescriptions concernant l’élévation de l’hostie qui témoignent de l’évolution du débat et qui contribuent certainement à le faire tourner en la faveur des partisans d’une transsubstantiation séparée. Les statuts de Paris de 1208 s’avèrent les premiers à ordonner au prêtre d’effectuer l’élévation immédiatement après le « hoc est corpus meum » et sont rapidement repris, parfois pratiquement mot pour mot, par les liturgistes, les décrétales ainsi que les autres synodes d’Europe occidentale.
Les débats présentés ci-haut contiennent déjà les questionnements qu’on trouvera tout au long de ce mémoire. Tout d’abord, le rejet d’une présence exclusivement symbolique du Christ dans les espèces consacrées montre que, dès la fin du XIIe siècle, l’hostie n’est ni un signe ni une image : il s’agit du corps né de la Vierge, ayant souffert sur la croix, adjoint à celui qui est ressuscité qui monta au ciel et qui est caché derrière les apparences d’un pain qui cesse d’exister. En second lieu, les ordonnances concernant le moment spécifique de l’élévation de l’hostie imposent l’idée selon laquelle ce double corps est complètement présent à la fin du « hoc est corpus meum » et que cet instant précis possède une importance fondamentale du point de vue dévotionnel.
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Table des matières
Introduction
Historiographie
La messe
L’eucharistie
L’élévation
Voir l’hostie
Résumé
Problématique et hypothèse
Corpus de sources
Sources normatives
Sources exemplaires
Sources théologiques
Sources iconographiques
Méthodologie
Analyse de contenu
Analyse structurale du récit
Analyse du discours
Analyse d’image
Plan du mémoire
Chapitre 1 : Contextes théologique et cultuel
1.1 Contexte théologique
1.1.1 Les paroles du Christ
1.1.2 La première querelle eucharistique
1.1.3 La deuxième querelle eucharistique
1.1.4 Conséquences des querelles eucharistiques
1.1.5 Latran IV
1.1.6 Le moment de la transsubstantiation
1.2 La messe au XIIIe siècle
1.2.1 Purification et pénitence : Le rite d’ouverture
1.2.2 L’enseignement : lectures et prône
1.2.3 La profession de foi : le Credo
1.2.4 Les offrandes : l’Offertoire
1.2.5 Le Canon
1.2.6 Pater noster et Agnus Dei
1.2.7 La paix
1.2.8 Communion
1.2.7 Postcommunion et renvoi
Conclusion
Chapitre 2 : Description et nature du rituel
2.1 Origine de l’élévation
2.2 Moment de l’élévation
2.3 Attitude de l’officiant
2.3.1 Prendre l’hostie
2.3.2 Bénir le pain
2.3.3 Tenir l’hostie
2.3.4 Positionnement de l’hostie
2.3.5 Montrer l’hostie ?
2.3.6 Durée de l’élévation
2.4 Attitude des fidèles
2.4.1 Agenouillement
2.4.2 Inclinaison
2.5 Avertissements et signes
2.5.1 Cloches et clochettes
2.5.2 Sources de lumière
2.5.3 L’encens
2.6 Jubés, rideaux et chœur
2.6.1 Qu’est-ce qu’un jubé ?
2.6.2 Des obstacles physiques
2.6.3 Autels secondaires
Conclusion : Une multitude d’obstacles
Chapitre 3 : Voir, désirer voir et regarder Dieu
3.1 Concepts théoriques préalables
3.1.1 Caro et spiritus
3.1.2 Les sens
3.2 Peut-on voir Dieu ?
3.2.1 Choses, signes et sacrements
3.2.2 Voir Dieu corporellement
3.2.3 Spirituellement et intellectuellement
3.3 L’attitude spirituelle du fidèle
3.4 Le regard du prêtre
3.5 Spiritualiser le regard
3.5.1 La pulsion scopique
3.5.2 Superstition, idolâtrie et désir désordonné de voir
3.5.3 Croire sans voir
2.5.4 Un défi : résister à la concupiscence
Conclusion
Chapitre 4 : Perspectives d’interprétation
4.1 Interprétations théologiques
4.2 Marxisme : repenser les catégories
4.2.1 Idéologies et rapports de production
4.2.2 Le marxisme et le féodalisme
4.3 Eucharistie, élévation et économie
4.3.1 Hostie et rapports de production
4.3.2 L’élévation et le tabou de l’exploitation
4.4 Contrôler les pulsions
4.4.1 Jouer avec la culpabilité
4.4.2 Pulsions et rapport de production
4.5 Domination et hégémonie
Conclusion
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