Conscience morphologique et lecture
Morphologie et conscience morphologique
Afin de disposer de bases claires pour notre propos, il est indispensable de définir les termes2 qui reviendront fréquemment dans ce mémoire. 1.1.1 Morphologie Casalis et Colé3 donnent la définition suivante de la morphologie: “La morphologie est une discipline linguistique qui s’attache à décrire les unités morphologiques de la langue, appelées morphèmes, qui renvoient aux plus petites unités de signification de la langue, et leurs règles de combinaison. La morphologie dérivationnelle en est un des domaines, qui s’intéresse plus particulièrement à la formation des mots par dérivation, c’est-à-dire par ajout d’un préfixe ou suffixe à une base (ainsi, « joueur » est dérivé de « jouer »). De nombreux mots du lexique d’une langue sont construits par dérivation (p. ex. «googlisable» dérivé de « Google »). Les études menées en psycholinguistique cognitive cherchent à rendre compte de la façon dont l’adulte et l’enfant utilisent l’information morphologique lorsqu’ils doivent comprendre ou produire des mots, connus ou inconnus d’eux.” La morphologie (de morpho- forme et -logie science) fait donc référence aux composantes sémantiques des mots, les morphèmes, qui sont les plus petites unités porteuses de sens. Le morphème, la plus petite unité signifiante, et les règles qui permettent de combiner les morphèmes entre eux sont le sujet d’étude de la morphologie. Le morphème peut être une racine, un préfixe ou un suffixe. Le mot incontrôlable est composé de trois morphèmes: 1) in-, morphème à valeur de préfixe, signifiant le contraire de, 2) -contrôl-, morphème à valeur de racine (aussi appelée base) 3) -able,morphème à valeur de suffixe, signifiant qui est de nature à être contrôlé. Chaque morphème ajoute une unité de sens pour former le sens général du mot. C’est autour du morphème racine que se développent les familles de mots, par exemple. le morphème racine mang- va donner naissance à manger, mangeable, immangeable, mangeoire, etc. 2 voir aussi le glossaire, annexe 9 3 https://www.universalis.fr/encyclopedie/morphologie/#i_6485 5 Certains linguistes utilisent le terme base en lieu et place du terme racine. Nous avons fait le choix de lui préférer le terme de racine. 1.1.2 Conscience morphologique La conscience morphologique est la capacité à distinguer et à manipuler consciemment les morphèmes qui composent les mots et à leur attribuer un sens sémantique correct. Tout comme la conscience phonologique est la capacité à percevoir et à manipuler oralement différents segments ou unités de la chaîne parlée (mot, syllabe, rime, attaque, phonème), la conscience morphologique est la capacité à percevoir et manipuler les différents morphèmes qui composent les mots (racines, préfixes et suffixes et leurs relations). Dans le mot poulette, on trouve deux morphèmes, poul- et -ette, le premier étant une racine, le second ayant valeur de diminutif. Tyler et Nagy (1989)4 distinguent trois connaissances en lien avec la conscience morphologique: la capacité à reconnaître une racine commune, le rôle syntaxique des afffixes, les règles de construction morphologiques. Les règles de construction morphologiques sont complexes et nous devons en être conscients. En effet, on peut former le mot gentillesse avec le suffixe – esse, qui désigne une qualité, mais on ne peut pas former le mot gentité, alors que le suffixe -ité désigne lui aussi une qualité, comme dans le mot capacité. Cependant, nous tenterons de travailler avec nos élèves sur les régularités qui jalonnent la formation des mots. Par exemple, le suffixe -ette désigne quelque chose qui est petit dans le mot poulette, mais on peut aussi le rencontrer dans des mots non dérivés comme alouette où il n’a pas valeur de diminutif. Notre propos n’est pas d’imiter le linguiste averti, mais de travailler la morphologie sur des bases générales. Afin de définir et de cerner le plus exactement possible la conscience morphologique, nous aborderons et commenterons les définitions présentées par plusieurs auteurs et les liens qu’elle entretient avec le vocabulaire, la lecture et l’orthographe que nous allons analyser ensuite. 4 Voir annexe 1 : Tyler et Nagy, connaissances en lien avec la conscience morphologique 6 1.1.3 Développement de la conscience morphologique L’hypothèse que nous avons posée en introduction sur ce triple lien qui unit conscience morphologique, vocabulaire, lecture et écriture nous oblige à analyser en premier lieu la nature de la conscience morphologique. Bien qu’on reconnaisse la conscience morphologique comme une compétence précoce (déjà présente chez certains enfants d’âge préscolaire), elle prend sa fonctionnalité plus tardivement que la conscience phonologique. Selon St-Pierre5 (2016), la conscience phonologique aurait un plateau vers la 3ème année primaire lors de l’apprentissage de la lecture, alors que la conscience morphologique prendrait de l’importance dans la deuxième moitié de la scolarisation primaire. Elle se développe ensuite tout au long de l’apprentissage du français durant la scolarité. Cependant, la conscience morphologique ne se développe pas de manière linéaire chez tous les enfants ni au même rythme et il peut y avoir de grandes différences interindividuelles. Selon Fejzo, Godard et Laplante (2016), une faible conscience morphologique induirait de moins bonnes performances en orthographe, en vocabulaire et en compréhension de lecture. Il existe une différence significative au niveau de la conscience morphologique entre les individus et ce dès la maternelle. Cette différence a des conséquences importantes sur les acquisitions ultérieures. Afin de pallier ces différences interindividuelles, on peut commencer à travailler sur la conscience morphologique dès l’école enfantine. En effet, à cet âge on peut faire classer des familles de mots représentés sur des photos (par ex., ours, ourson, oursin – saut, sauterelle, sauter – jeu, jouet, jouer) en demandant aux élèves de justifier leur classement. Bien qu’elle s’apparente à une activité de conscience phonologique, c’est bien la conscience morphologique qui est travaillée ici par les familles de mots. Par ce travail de manipulation des morphèmes, on développe progressivement la conscience morphologique de l’enfant. En résumé, nous pouvons considérer que la conscience morphologique apparaît précocement et qu’elle s’enrichit tout au long de la vie. Elle est activée chaque fois que l’individu est confronté à un mot nouveau pour donner un sens à ce mot. Cette notion relativement nouvelle fait maintenant l’objet de plusieurs recherches et programmes d’enseignement principalement au Canada francophone. 5 https://parlonsapprentissage.com/la-conscience-morphologique-un-ingredient-actif-danslapprentissage-du-langage-ecrit-deuxieme-partie/, p 5 7 1.1.4 Notions de morphologie dérivationnelle Ayant défini la morphologie6 et la conscience morphologique, il est temps d’exposer les procédés morphologiques qui ont permis de constituer le lexique de la langue française. Seuls 20 à 25% des mots sont des mots de base, le 75 à 80% des mots est obtenu à partir de processus de dérivation: ces mots sont appelés mots complexes. Il est important d’en faire prendre conscience à l’élève et d’utiliser ce procédé linguistique pour mieux lire, orthographier et comprendre. Les dérivations sont des procédés de formation des mots qui portent sur le sens. Ils comprennent des morphèmes préfixes, suffixes et racines ainsi que les mots composés7 . Les dérivations sont peu travaillées en classe en comparaison des flexions qui font l’objet d’un enseignement méthodique, bien que le plan d’études romand (PER) recommande d’étudier le vocabulaire par la morphologie dérivationnelle dès la 5ème HarmoS. Les mots simples sont constitués d’unités linguistiques simples, des morphèmes, impossibles à segmenter en morphèmes plus petits (par ex. la racine fleur). Ces morphèmes simples serviront à former des mots complexes ayant des significations voisines, mais distinctes de la racine (le morphème fleur servira à former le mot fleuriste, le morphème suffixe -iste indiquant un métier). Ces processus sont appelés processus de dérivation. Dans le cadre scolaire, on utilise plus volontiers les termes de racine, préfixe et suffixe. Le linguiste préfère les termes de morphèmes, de base pour la racine et d’affixes qui regroupe les préfixes et les suffixes. Le préfixe s’ajoute à devant la racine, alors que le suffixe s’ajoute après8 . Il est important de sensibiliser les élèves aux mots obtenus par dérivation et de leur faire noter que les mots dérivés changent parfois de catégorie grammaticale (par ex., seul est un adjectif, alors que seulement devient un adverbe).
Le rôle de la conscience morphologique dans l’acquisition du vocabulaire et de la lecture et de l’orthographe
Le développement de la conscience morphologique joue un rôle important dans l’acquisition du vocabulaire et des compétences en lecture et orthographe. Cependant, peu de travaux se sont intéressés simultanément aux trois domaines en rapport avec la conscience morphologique. La conscience morphologique fait partie des capacités métalinguistiques, c’est-à-dire les capacités qui permettent de réfléchir sur la langue et de porter un regard méta sur les mots, leur sens, leur fonctionnement dans la langue: ”La conscience morphologique, qui fait également partie de la conscience linguistique, permet à l’enfant d’attribuer un sens ou une signification à l’information linguistique qui circule autour de lui (Colé, Casalis, & Gombert, 2004; Demont & Gombert, 2004)” (Bousquet, 2014, p.8). 9 La conscience morphologique, c’est-à-dire l’utilisation des diverses connaissances sur la morphologie (Carlisle & Goodwin, 2014, cités par StPierre, 20169 ), peut devenir un levier pour la lecture et l’écriture. Si le lecteur est capable de faire un assemblage morphémique (identifier et reconnaître les morphèmes, comme pour le mot (dé-ménage-ment), la valeur sémantique fournie par les morphèmes dé-, ménage et -ment est bien plus importante que si le mot est lu de manière syllabique (dé-mé-na-ge-ment) ou encore pire par découpage graphémique (d-é-m-é-n-a-g-e-m-ent). La signification qui se dégage des morphèmes peut ainsi faire accéder à la compréhension instantanée et intuitive du sens, alors que ni la lecture syllabique, ni le découpage graphophonémique (écriture lettre à lettre ou phonème après phonème) ne le permettent instantanément. Carlisle (2006), qui a travaillé sur la conscience morphologique en langue anglaise, lui attribue un rôle sémantique et une importance primordiale dans l’apprentissage de l’orthographe: “La conscience morphologique, qui traite la dimension sémantique de la langue, est nécessairement impliquée dans l’apprentissage des représentations orthographiques d’une langue composée de mots morphologiquement complexes (Carlisle, 2006)” (Bousquet, 2014, p. 8). Selon la chercheuse canadienne, Chapleau, qui a mis sur pied un programme de rééducation de l’orthographe chez des élèves dyslexiques par l’utilisation de la morphologie dérivationnelle, le travail sur la morphologie dérivationnelle est efficace pour augmenter la capacité de compréhension et l’orthographe (Chapleau, 2013). La conscience morphologique est bien située au carrefour du développement du vocabulaire, de la lecture et de l’orthographe. Nous allons présenter les différents éléments théoriques qui font lien en morphologie dérivationnelle: – le lien entre la conscience morphologique et le développement du vocabulaire oral (1.3) – le lien entre la conscience morphologique et la lecture (1.4) – le lien entre la conscience morphologique et l’orthographe (1.5) 1.3 La conscience morphologique et l’enrichissement du vocabulaire (constitution d’un réseau sémantique) Bien que les mots lexique et vocabulaire soient généralement considérés comme équivalents, nous définissons le lexique comme l’ensemble des mots 9 https://parlonsapprentissage.com/la-conscience-morphologique-un-ingredient-actif-danslapprentissage-du-langage-ecrit-deuxieme-partie/, p 2 10 de la langue et le vocabulaire comme les mots utilisés par un individu donné. Le vocabulaire est donc forcément inclus dans le lexique10. Régulièrement les enseignants constatent que leurs élèves n’arrivent pas à comprendre les textes proposés car leur vocabulaire est pauvre. Les enseignants n’ont en général pas conscience de la différence entre le vocabulaire de l’élève et les mots proposés dans les manuels scolaires. Ce décalage est pourtant bien réel et nous l’aborderons plus avant. Nous pensons que la morphologie dérivationnelle est efficace pour l’enrichissement du vocabulaire et constitue une porte d’entrée pour son enseignement. Nos arguments font référence à la psychologie cognitiviste. Dans la mémoire à long terme, le vocabulaire est organisé en réseau sémantique (voir Lieury, 2012). Il est intéressant de travailler par la morphologie dérivationnelle pour enrichir le réseau à travers l’activité de catégorisation. Le réseau sémantique se construit petit à petit. Pour ajouter un mot dans la mémoire à long terme, il est nécessaire de l’intégrer dans le réseau sémantique. La deuxième condition pour intégrer un mot nouveau est la répétition, c’est-à-dire présenter le mot nouveau à plusieurs reprises)11. Selon les individus, il est nécessaire que le mot soit présenté plusieurs fois avant qu’il n’entre dans le réseau sémantique, les auteurs s’accordent pour dire qu’il faut de nombreuses présentations du mot nouveau chez les élèves en difficultés12 pour qu’il soit mémorisé. Lieury (2012), psychologue cognitiviste, considère le vocabulaire comme un réseau organisé dans la mémoire à long terme en différentes catégories hiérarchisées. Le stock lexical (le vocabulaire) est arrangé en arborescence. Par exemple, le concept chien comprend les propriétés (il aboie, il a 4 pattes, il a des poils, s’écrit avec les lettres c h i e n, etc.). Chien fait partie de la catégorie des animaux domestiques, qui fait elle-même partie de la catégorie des animaux (bouge tout seul, mange, est représenté dans mon livre d’images).
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE
LA PROBLEMATIQUE
1.1.Morphologie et conscience morphologique
1.1.1 Morphologie
1.1.2 Conscience morphologique
1.1.3 Développement de la conscience morphologique
1.1.4 Notions de morphologie dérivationnelle
1.2 Le rôle de la conscience morphologique dans l’acquisition du vocabulaire et de la lecture et de l’orthographe
1.3 La conscience morphologique et l’enrichissement du vocabulaire
(constitution d’un réseau sémantique)
1.3.1 Développement du vocabulaire et réussite scolaire
1.3.2 Apprentissage du vocabulaire par la morphologie dérivationnelle
1.4 Conscience morphologique et lecture
1.5 Conscience morphologique et orthographe
1.6 Conscience morphologique chez les élèves en difficulté
1.7 Conclusion sur la problématique
1.8 Question de recherche
CHAPITRE LA METHODOLOGIE
2.1 Principes méthodologiques
2.2. Population et contexte
2.3 Prétest
2.3.1 Première partie: conscience morphologique
2.3.2 Seconde partie: lecture
2.3.3 Troisième partie: orthographe et assemblage
2.3.4 Clés de lecture des résultats
2.4 Description des activités choisies pour l’intervention
2.5 Posttest
CHAPITRE L’ ANALYSE DES RESULTATS
3.1 Résultats du prétest
3.2 Résultats du post-test
3.3 Conclusions sur les tests
3.4 Déroulement et analyse des activités menées durant l’intervention
3.4.1 Déroulement et analyse des premières séquences
3.4.1.1 La leçon d’introduction (les mots puzzles)
3.4.1.2 L’activité 1, Jeu des sept familles
3.4.1.3 L’activité 2, Coloriage jeu des sept familles
3.4.1.4 L’activité 3, Les feuilles de Matisse
3.4.1.5 Analyse globale des premières séquences (introduction, activités 1 à 3)
3.4.2 Déroulement et analyse des séquences intermédiaires
3.4.2.1 L’activité 4, Suffixe –ette
3.4.2.2 L’activité 5, Trouve un mot de la famille
3.4.2.3 L’activité 6, Suffixe –tion
3.4.2.4 Analyse globale des séquences intermédiaires (activités 4 à 6)
3.4.3 Déroulement et analyse des dernières séquences
3.4.3.1 L’activité 7, Les intrus
3.4.3.2 L’activité 8, Préfixes dé- et re-
3.4.3.3 Activité 9: Fabrication de l’affiche avec les préfixes dé- et re-
3.4.3.4 Activité 10 : Domino
3.4.3.5 Analyse globale des dernières séquences (activités 7 à 10)
3.5 Synthèses des trois séquences analysées
3.6 Retour de l’enseignante titulaire et des élèves
3.7 Discussion
3.7.1. Les élèves ont-ils progressé en conscience morphologique ?
3.7.2 Les élèves ont-ils progressé en lecture ?
3.7.3 Les élèves ont-ils progressé en orthographe (dictée) ?
3.7.4 Les élèves ont-ils enrichi leur vocabulaire ?
3.7.5 Est-ce que les élèves qui ont le plus progressé en conscience
morphologique avaient au départ des compétences supérieures à leurs camarades ?
3.7.6 Notre dispositif a-t-il été pertinent pour travailler la conscience morphologique ?
3.8 Limite de la recherche
3.8.1 Limites temporelles
3.8.2 Faiblesses de la démarche et des outils choisis
3.8.3 Autoévaluation de la démarche
3.8.4 Pistes possibles
3.9 Conclusion
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES/SITES CONSULTES
ANNEXES
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