Connaissance et compréhension dans le Ménon 

La solution de l’énigme

Quelle solution Socrate apporte-t-il alors à l’énigme ? Platon le fait répondre ainsi : (…) ne serait-il pas préférable que je sois comme je suis, n’ayant ni leur savoir, ni leur ignorance, plutôt que d’être comme eux à la fois savant et ignorant ? Et, à moi-même, comme à l’Oracle, je répondis qu’il valait mieux être comme je suis. (22e) Mais ce qui constitue sa réponse à l’oracle, cette disposition d’esprit qu’il incarne implicitement au cours de son enquête et qu’il affirme explicitement vouloir incarner au terme de celle-ci, ce type très particulier de connaissance où l’on est ni savant, ni ignorant, comment l’interpréter afin d’en faire apparaître toute la singularité ? Je choisirai pour ma part de la décrire ainsi : Socrate estime maintenant qu’il comprend très probablement mieux en quoi il est le plus sage parmi les hommes, parce qu’il a pris conscience de quelque chose d’important. Il convient de noter que cette prise de conscience ne s’est pas faite sans certains sacrifices. D’abord, comme je l’ai dit plus haut, sous la contrainte de l’énigme que lui adresse la Pythie, il a dû abandonner sa première opinion selon laquelle il existait des personnes plus savantes que lui et dut ainsi faire l’hypothèse pénible que ceux qu’il croyait sages ne l’étaient peut-être pas. Puis, cherchant à vérifier celle-ci en mettant à l’épreuve la connaissance de ces personnes réputées savantes, il s’est attiré « des inimitiés (…) nombreuses » (22e) qui l’ont conduit in fine à être condamné à mort. Enfin, conséquence de sa pratique, Platon lui fait dire qu’il dut vivre sans loisirs, dans une extrême pauvreté et sans temps pour s’occuper des affaires de la cité, ni des siennes (23b). Cette vie passée à la compréhension de la parole oraculaire et la prise de conscience qu’elle eut pour conséquence ne fut possible qu’en faisant de façon répétée et méthodique l’expérience directe de l’ignorance de ses interlocuteurs.

Sagesse et philosophie

Il est temps maintenant de répondre à une dernière question : en quoi Socrate est-il un sage et non un philosophe ? Je veux défendre ici l’idée selon laquelle contrairement au philosophe, Socrate est en possession de la sagesse au sens précis où cette possession ne consiste pas en un certain état de connaissance, mais bien en une activité dont le but n’est pas l’exposition d’une doctrine, c’est-à-dire un corps de vérités organisées discursivement et que l’on pourrait enseigner, mais plutôt la vie vertueuse elle-même, qui est la vérité vécue et bien comprise et qui paradoxalement, consiste en la recherche de celle-ci. Contrairement à Platon, dont on peut affirmer qu’il a œuvré à l’élaboration d’une synthèse des vérités qu’il aurait découvertes, suivant le modèle idéal de ce que deviendront après lui les Eléments d’Euclide, son maître, lui, n’aurait pas cessé de se livrer à l’analyse de l’énigme oraculaire. Sa méthode l’a ainsi conduit à traduire pour lui-même le sens des mots de la Pythie, en multipliant lors de ses mises à l’épreuve les faits que désignent ces mots. Il décomposa pour ainsi dire les pensées de ses interlocuteurs en une succession de parties ordonnées logiquement, de sorte à en recomposer pour lui-même dans l’ordre simultané de la compréhension le sens général à chaque fois précisé et enrichi par des prises de conscience (ou vérifications) successives. Si le philosophe, amoureux qu’il est de la connaissance, cherche à retenir celle-ci jalousement dans les liens du langage , le sage, lui, a conscience que « son expérience se révèle inexprimable »  (Colli, 1975/2004, p.54). Ainsi, si les vérités du philosophe peuvent être enseignées et apprises, « l’objet de la pensée [du sage, lui] n’est pas exprimé par le son des paroles avec certitude » (p.53). Le sage n’enseigne donc pas, il ne transmet pas de connaissance, car il sait que la vérité ne coule pas du savant à l’ignorant comme « l’eau, qui par l’intermédiaire d’un brin de laine, coule de la coupe la plus pleine vers la plus vide » (Banquet, 175d).Ses actes et ses paroles sont exemplaires et constituent des énigmes qu’il soumet aux hommes afin de les inciter à être sages eux-mêmes.

Du général au particulier

Mais les mots de ce vocabulaire épistémique que je me suis permis d’employer tout au long de ce préambule : « connaissance », « conscience », « compréhension », « croyance », « opinion », etc., que signifient-ils précisément ? Pour l’instant, les phrases dans lesquelles ils figurent, n’en constituent en quelque sorte qu’une définition implicite et certainement énigmatique. En d’autres termes, leur compréhension a été laissée au soin du lecteur, qui par le truchement de certaines inférences conscientes ou non a certainement essayé d’en déterminer le sens employé. Il est ainsi parvenu à articuler ces concepts de façon à peu près cohérente dans son esprit. Mais nous allons voir maintenant que l’analyse du Ménon nous permet d’aller un peu plus loin dans la définition de ces termes. Nous allons y découvrir un Socrate dont nous n’avons jusqu’à présent décrit l’activité que de façon abstraite, œuvrant cette fois-ci très concrètement non seulement à l’application de son activité de réfutation, mais également à la définition de certains des concepts qui nous occupent. Nous allons bien entendu en profiter pour analyser leurs articulations de façon plus précise, sans toutefois prétendre ni espérer pouvoir les expliciter entièrement, tant cette prétention et cet espoir reposeraient sur une interprétation erronée de la sagesse socratique et du caractère énigmatique de sa pratique.

Comment prendre conscience que l’on sait pas ?

A quelle condition Ménon fût-il donc capable de prendre conscience qu’il ne savait pas ce qu’était la vertu ? Comme nous l’avons montré plus haut, Socrate prit pour sa part conscience du sens de son ignorance sous la contrainte de cette vérité à ses yeux contradictoire que lui adressa la Pythie : «Socrate est le plus savant». Et si Socrate est un sage, comme nous l’avons dit, c’est qu’il propose lui aussi des énigmes. Or, ainsi que Colli (1975/2004) nous invite à le comprendre, lorsque l’énigme n’est plus celle qu’un dieu adresse aux hommes, « la formulation contradictoire de l’énigme se développe » (p.53). Ce développement a été notamment rendu possible par la dialectique qui désigne « l’art de la discussion, (..) une discussion réelle, entre deux personnes vivantes » (p.69). La charge d’hostilité que comportait l’énigme du dieu ne disparaît toutefois pas complètement. Dans la dialectique, la contradiction devient agonistique, c’est-à-dire une lutte entre deux personnes au terme de laquelle se révélera un vainqueur : A propos d’un contenu cognitif quelconque, un homme met un autre homme au défi de répondre : à partir de la discussion qui suivra la réponse, nous verrons lequel des deux possède la plus grande connaissance (p.71). Cette méthode dont use Socrate consiste donc à énoncer une question sous la forme d’une alternative, «c’est-à-dire qu’il présente les deux termes d’une contradiction» (p.71-72). Le répondant doit alors choisir l’un des deux termes de celle-ci. Or comme Vlastos (1991) le défend avec insistance : la seule contrainte que Socrate impose à ses répondants, si l’on excepte la requête de fournir des réponses courtes et bien ciblées est qu’ils ne doivent dire que ce qu’ils croient vrai (…) (p.54) .Or c’est bien ce que Ménon fait, au début du dialogue. Entre les deux termes de l’alternative consistant à choisir s’il croit savoir ce qu’est la vertu ou s’il ne croit pas le savoir, c’est bien cette première opinion qu’il estime vraie.

La dimension socratique de l’enseignement

Socrate, nous l’avons vu, a pris conscience qu’il ne savait rien d’important. Nous avons montré qu’une pareille prise de conscience impliquait pour lui de mettre à l’épreuve les croyances de ses interlocuteurs en leur soumettant certains problèmes ou énigmes. Ce faisant il faisait apparaître qu’eux non plus ne savaient rien d’important, mais qu’en revanche ils croyaient savoir quelque chose. En ce sens, c’était bien lui le plus savant, comme l’avait dit la Pythie, puisque lui seul savait réellement qu’il ne savait rien. S’il y a bien une dimension socratique dans tout enseignement, si donc la morale de cette histoire pouvait être utile à l’enseignant, c’est bien parce qu’il serait avisé d’avoir conscience lui aussi qu’il ne sait rien d’important. Cette ignorance devrait par ailleurs se manifester dans sa pratique. Et cette dernière devrait également permettre de réunir un certain nombre de conditions sous lesquelles l’élève pourra lui aussi prendre conscience de son ignorance. Afin que cette prise de conscience soit possible, nous avons vu que Socrate exigeait de ses interlocuteurs qu’ils s’engagent dans leurs réponses, qu’il prennent au sérieux la discussion, qu’ils croient ce qu’ils disent, qu’ils mettent en jeu des croyances qu’ils risquent de devoir abandonner et qu’ils s’exposent à perdre la face devant lui et devant ceux qui les écoutent.
Ces idées trouvent-elles un écho favorable aujourd’hui ? L’enseignant peut-il prendre le risque de montrer qu’il sait bien des choses, mais que dans l’absolu il ne sait rien d’important ? Ne court-il pas le danger d’être décrédibilisé dans sa fonction ? Quant à l’élève, peut-on imaginer lui faire perdre la face, le déstabiliser suffisamment dans ses croyances pour qu’il y renonce ou les révise ? Selon Jean Piaget, l’apprentissage survient lorsque, dans une situation donnée, les conditions initiales mobilisées pour appréhender la situation à laquelle le sujet est confronté (comprendre, prédire ou résoudre un problème) ne permettent pas de rendre compte de l’information à laquelle il est confronté (…). Il s’ensuit alors un déséquilibre, une déstabilisation de ces connaissances initiales (ce qu’il appelle un « conflit cognitif »). Le sujet va ainsi tenter de rétablir l’équilibre, soit en essayant d’ajuster l’information perturbante pour la rendre compatible avec les connaissances initiales, soit au contraire, en ajustant (transformant) ses connaissances initiales afin de pouvoir rendre compte de l’information perturbante. Et c’est seulement dans ce dernier cas qu’on pourra parler d’apprentissage. (Bourgeois, 2011, p.33-34).

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Table des matières

Introduction 
Préambule 
Quel genre de maître Socrate peut-il bien être ?
L’énigme
Résoudre l’énigme
La solution de l’énigme
Sagesse et philosophie
Du général au particulier
Connaissance et compréhension dans le Ménon 
Comment prendre conscience que l’on ne sait rien d’important ?
On croit savoir
Comment prendre conscience qu’on ne sait pas ?
Le paradoxe (de la recherche) de la connaissance
Une solution socratique au paradoxe de la connaissance
Une solution platonicienne au paradoxe de la connaissance
Que peut-on enseigner ? 
La dimension socratique de l’enseignement
La dimension platonicienne de l’enseignement
Conclusion 
Bibliographie

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