Le 27 mars 2003, une explosion survenue dans une usine d’explosifs du Pas-de-Calais a provoqué la mort de quatre ouvriers de l’usine. Le journal Le Monde, qui relatait l’accident du travail dans son édition du lendemain, titrait ainsi l’article : « Une explosion dans une usine d’explosifs du Pas-de-Calais fait au moins trois morts », suivi du sous-titre suivant : « Il n’y aurait aucune menace chimique ». Plus que le titre, c’est en fait le sous-titre qui sera traité dans l’article. On y apprend le classement « Seveso haut seuil » de l’usine par la DRIRE (direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement), qui confirme qu’ « il n’y a aucune menace chimique, [que] les habitants peuvent vaquer normalement à leurs occupations », et qu’il n’y a « a priori aucune menace sur l’environnement ». Le déplacement de la ministre de l’environnement de l’époque était annoncé dans l’après-midi. Sur l’accident du travail en tant que tel – accident mortel pour quatre des ouvriers de l’usine – l’article citait la phrase prononcée par un élu local : « Dans ce bassin minier déjà frappé par le drame de Metaleurop, c’est un coup du destin une fois de plus ! ». Si la question du risque environnemental est d’importance – et le précédent de l’accident survenu à l’usine AZF de Toulouse le 21 septembre 2001 peut expliquer cette réaction rapide – on ne peut s’empêcher de noter la façon dont la mort des quatre ouvriers reste traitée au second plan, qualifiée de « coup du destin », dans un registre dramatique qui n’interroge en rien les circonstances de survenue de l’accident .
Dans un contexte où l' »insécurité » est un thème largement mis en avant dans les discours politiques, alors que toute personne agressée fait l’objet de colonnes à la une, des centaines de milliers d’accidents du travail en France ne déclenchent pas une seule ligne de la presse écrite , comme si seule une requalification en menace pour la population dite « civile » en faisait un enjeu politique. Comme si le fait de se blesser au travail ou d’y laisser sa vie était en soi quelque chose d’acceptable, voire d’inévitable (le « destin » du travailleur ?). De fait, lorsqu’il est question d' »insécurité » dans le domaine du travail, c’est davantage d’insécurité de l’emploi qu’il s’agit – et les vagues de licenciements sur fond de « délocalisations » qui font aujourd’hui l’actualité viennent renforcer cette forme d' »insécurité sociale » . Pourtant, les chiffres publiés sur les accidents du travail montrent que l' »insécurité » au travail – le risque de s’y blesser, d’en garder un handicap ou d’y perdre la vie – est quantitativement très importante. En France en 2002, pour le champ du régime général de la Sécurité sociale, les statistiques produites par la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) font ainsi état de plus de 1,3 million d’accidents du travail survenus et reconnus, dont 768 234 ont entraîné un arrêt de travail d’au moins un jour, soit plus de 2000 par jour en moyenne. Parmi ceux-ci, près de 48 000 ont donné lieu au versement d’une indemnisation pour des séquelles qui perdurent après l’accident (incapacité partielle permanente reconnue). Cette même année, 692 salariés sont morts dans un accident du travail. Une approche économiste de la question montre que leur coût, globalisé avec celui des maladies professionnelles, s’élèverait à 3% de la richesse nationale, soit « l’équivalent théorique de plus d’une dizaine de jours fériés supplémentaires sur le calendrier » .
L’accident du travail comme objet de recherche
L’accident du travail est un fait social. Sa survenue, son traitement institutionnel, ses implications sont autant de composantes inséparables qui questionnent différentes dimensions de l’organisation sociale. Survenant dans le cadre d’un rapport de subordination entre le salarié accidenté et l’employeur, l’accident questionne les rapports sociaux construits dans le travail, eux-mêmes inscrits dans une organisation sociale du travail et de l’emploi qui dépasse le seul cadre de l’entreprise. Dans la sphère de l’économie, l’accident du travail engendre une perte de salaire et pose par là-même la question de son indemnisation financière. Il questionne le juridique, justement, par l’ouverture d’un droit pour tout salarié à être indemnisé, mais renvoie aussi à des dimensions d’ordre symbolique ou psychologique liées à sa reconnaissance. L’atteinte à la santé renvoie à la sphère du hors-travail en même temps qu’elle pose la question du sens du travail (« perdre sa vie à la gagner ? »). Si « le travail, c’est plus que le travail » , l’accident du travail renvoie à ce « plus que le travail » par toutes ces dimensions.
Pourtant, en sociologie, on dénombre peu de travaux sur les accidents du travail. S’ils ont suscité et suscitent encore de nombreuses recherches dans différentes disciplines – en droit et histoire du droit (dont toute une tradition de recherche à l’Université de Nantes), en médecine, en psychologie, en ergonomie, dans ce que la recherche anglo-saxonne appelle les « relations industrielles » – la consultation du répertoire national des thèses nous apprend que seulement quatre thèses ont été menées en sociologie sur le thème des accidents du travail en France . Sans entrer ici plus avant dans le détail (nous y reviendrons plus longuement au fil du développement), on peut mettre à jour trois grands types d’appréhension de l’objet dans les travaux recensés.
L’accident du travail : une blessure « par le fait ou à l’occasion du travail ». Questionner le lien entre le travail et la santé
Depuis deux décennies, les conditions de travail ont profondément été modifiées, dans un sens qui ne va pas vers l’amélioration pour un grand nombre de salariés. Les enquêtes statistiques réalisées en France et dans l’Union Européenne mettent à jour trois éléments structurels particulièrement caractéristiques de cette transformation du travail. D’une part, le phénomène d’intensification du travail, observé en France depuis le milieu des années 1980, est caractérisé par un cumul entre des contraintes organisationnelles de type industriel (travail « à la chaîne », normes quantitatives de production …) et des contraintes de type « marchand » en augmentation croissante (« satisfaire le client », répondre aux exigences du « public »…). Il se traduit, pour les salariés, par une pression sur les rythmes du travail qui s’intensifie : « le rythme de travail tend à être encadré par des normes, relayé par la hiérarchie et légitimé par les exigences de la clientèle ». D’autre part, le développement de la « flexibilité », définie pour les entreprises comme « une capacité d’adaptation plus rapide (organisation et personnel) à un contexte qui apparaît moins prévisible » a conduit, en externe, à un recours de plus en plus organisé à la sous-traitance et au travail temporaire, et en interne, à une plus grande variation des horaires de travail des salariés ainsi qu’à une « polyvalence » des salariés affectés à différents postes. Enfin, le troisième trait caractéristique de ces évolutions, largement lié au précédent, est la précarisation croissante de l’emploi, engendrée par l’augmentation de contrats à durée déterminée, le recours à l’intérim, le temps partiel subi ou par le développement de « formes particulières d’emploi » (contrats aidés, stages, …). En 1996, dans l’Europe des quinze, seulement 51 % des salariés employés depuis moins de un an l’étaient sur une base fixe (CDI) . En outre, il faut dire que cette précarisation de l’emploi peut également toucher des personnes employées en CDI, du fait d’une « déstabilisation des stables » engendrée par un contexte de fort taux de chômage, où les plans de « restructurations » ou de « délocalisations » menacent tout le monde.
Ces transformations importantes, qui jouent sur le rapport au travail des salariés, s’inscrivent dans une dynamique de changements structurels et de modifications de l’organisation du travail à l’échelle du marché de l’emploi national et mondial . Ces mouvements profonds sont liés entre eux et ont des implications sur une détérioration de la santé des salariés les plus exposés. Sur la base d’une exploitation statistique de la Deuxième Enquête Européenne sur les Conditions de Travail (1996), nous avons notamment montré que, à poste de travail comparable, les salariés employés sous un statut d’emploi précaire étaient davantage exposés que les autres à des conditions de travail plus pénibles . « L’épidémie » de troubles musculo-squelettiques (TMS) observée depuis une dizaine d’années questionne quant à elle directement une forme d’intensification du travail subie. On peut aussi voir la question de la souffrance mentale au travail – largement médiatisée par les problèmes de « harcèlement moral » au travail – comme révélateur non pas seulement d’une « souffrance » au travail, qui conduit à en faire l’analyse sur le plan de l’individu et du psychologique, mais aussi en référence à une dimension collective du travail de plus en plus « éclatée » du fait de nouvelles organisation du travail plus individualisantes.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PARTIE I – QU’EST-CE QU’UN ACCIDENT DU TRAVAIL ? FONDEMENTS HISTORIQUES ET INSTITUTIONNELS DE LA (RE)CONNAISSANCE DES ACCIDENTS DU TRAVAIL ET RETOUR SUR LA POSTURE D’ENQUETE
Chapitre 1 – L’accident du travail institué. Naissance d’une catégorie juridique et bilan critique sur la connaissance institutionnelle produite
1.1 – Aux fondements de la connaissance des accidents du travail : la loi du 9 avril 1898
1.2 – La connaissance statistique des accidents du travail via le système d’indemnisation
1.3 – Les limites liées à la connaissance reflétée par le dispositif d’indemnisation
1.4 – D’autres sources institutionnelles de connaissance statistique sur les accidents du travail : potentialités et limites
Chapitre 2 – Les accidents du travail étudiés sous l’angle de l’expérience des accidentés. Retour sur l’enquête qualitative longitudinale
2.1 – Des accidentés, des accidents. Constitution de la population d’enquête
2.2 – Les temps de l’enquête
2.3 – Eléments de réflexivité sur la situation d’enquête
PARTIE II – LE TEMPS DE L’ACCIDENT DU TRAVAIL. DE LA SURVENUE DES ACCIDENTS DU TRAVAIL A LEUR INSCRIPTION DANS LE DISPOSITIF DE RECONNAISSANCE
Chapitre 3 – Organisation du travail, marges de manœuvre et survenue d’accidents: le « risque professionnel » éprouvé
3.1 – Urgence, intensification, sous-effectif, environnement inadapté : des accidents révélateurs du difficile ajustement entre obligations de résultats et préservation de la santé.
3.2 – Accidents et prise de risques forcée pour de jeunes salariés : « C’était ça ou la porte ».
3.3 – Des accidents associés à un risque identifié dans l’entreprise : les « risques du métier » ?
3.4 – Accidents du travail et organisation du travail : regard statistique
Chapitre 4 – De l’accident survenu à l’accident reconnu. Les logiques en œuvre dans la déclaration et dans la reconnaissance
4.1 – Le circuit de reconnaissance d’un accident du travail
4.2 – Logiques observées autour de la déclaration de l’accident « en accident du travail »
4.3 – La reconnaissance des accidents
4.4 – La reconnaissance de l’altération de la santé : l’enjeu de l’arrêt de travail et de l’indemnisation des séquelles
PARTIE III – LE TEMPS DU DEVENIR. L’INSCRIPTION DES ACCIDENTS DU TRAVAIL DANS LE PARCOURS SANTE–TRAVAIL DES SALARIES ACCIDENTES
Chapitre 5 – Le retour au travail après l’accident : quelles implications de l’accident aux niveaux collectif et individuel dans l’entreprise ?
5.1 – Les conditions du retour du salarié dans l’entreprise
5.2 – Au plan collectif : quels « vecteurs » pour une prise en compte de l’accident en vue de la prévention ?
5.3 – Des non-reprises et des ruptures professionnelles qui font suite à l’accident
Chapitre 6 – Parcours d’accidentés, parcours accidentés ? Regard rétrospectif sur les parcours santé et travail des accidentés et devenir à moyen terme des personnes suivies (1999 – 2002)
6.1 – Regard global sur les parcours santé-travail des personnes rencontrées. Esquisse d’une typologie
6.2 – Devenir professionnel à moyen terme de salariés fragilisés dans leur santé et dans l’emploi (1999 – 2002)
6.3 – Prendre en compte le temps du parcours pour une autre connaissance des accidents du travail et des accidentés. Pistes et propositions
CONCLUSION GENERALE
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE