Conformité, Originalité et Santé au Travail des Chercheurs Scientifiques

« Il faut se concentrer sur les déplacements, suivre le chercheur à la trace en mobilisant les ressources de la psychologie, de l’anthropologie cognitive et de la microsociologie des laboratoires : « le chercheur doit se déplacer, reproduire, capter des images, recueillir et conserver des inscriptions, trouver des emplacements qui permettent au monde de s’étaler à la vue ; il doit améliorer le rendu des traits, silhouetter les graphismes pour que ceux-ci puissent se combiner plus aisément ; il doit conspirer avec les formes qui ressemblent déjà à un texte ou à un schéma. Si on veut comprendre comment il pense il ne faudra pas se concentrer sur la tête (qu’il a dit-on fort grosse) et sur ses idées, mais les suivre dans ses déplacements, regarder ses mains et ses yeux ». (Bruno Latour, 1985, p. 27) .

Le choix de commencer un second travail de thèse ne va pas de soi, notamment après avoir obtenu un emploi de chercheur dans un service de recherche et développement d’une entreprise industrielle et validé un cursus académique complet : classes préparatoires scientifiques, école d’ingénieur, thèse de doctorat en sciences. A l’origine de mon questionnement, s’est imposée la sensation d’un écart dans la perception des situations avec la plupart de mes collègues. Leurs opinions venaient souvent contredire les enseignements que j’avais pu tirer de mes succès comme de mes échecs. Là où je pensais trouver une ouverture dans les discussions, je me voyais confronté à des arguments d’autorité. Les raisonnements qualitatifs étaient disqualifiés, comme tout ce qui pouvait être considéré comme littéraire. Cela était une façon d’éliminer toute controverse, car le débat ne pouvait être structuré qu’autour d’éléments quantifiés, concernant des grandeurs mesurables. Ces chiffres étaient rarement discutés, ils n’avaient pas pour vocation de s’insérer dans un contexte. Ils avaient une valeur de vérité, presque transcendante. La méthodologie utilisée pour obtenir ces données chiffrées était en outre rarement mise en discussion, son domaine de validité n’était jamais interrogé, le respect des règles et protocoles nécessaires pour répondre de la justesse de la méthodologie n’était pas non plus source d’inquiétude. Seul comptait le fait de pouvoir se raccrocher à une méthode quantitative permettant de s’exonérer de toute discussion. Quant aux considérations d’ordre organisationnel, sans parler de la prise en compte des spécificités de toute personne humaine, elles étaient complètement ignorées. Les éléments de psychologie ne faisaient pas partie des discussions scientifiques même lorsque, comme c’est souvent le cas, les éléments dits scientifiques peuvent ne pas être les plus difficiles à résoudre pour la réalisation du projet.

Je me suis alors orienté vers des lectures en sociologie des organisations, ayant trait en particulier à la constitution des zones de pouvoir au sein des organisations et aux stratégies des acteurs pour s’en assurer le contrôle. Pour le responsable d’un projet scientifique, ces aspects sont cruciaux, ils déterminent un ensemble de contraintes qui pèsent sur le travail des chercheurs engagés dans le projet. Ces nouveaux outils d’intelligibilité m’ont permis de mieux cerner les situations de travail, indépendamment des événements manifestes qui pouvaient survenir. En dépit de la richesse de ces apports, mon questionnement n’était pas complètement satisfait : ma propre expérience m’incitait à considérer que les comportements individuels n’étaient pas réductibles à des effets de contraintes de nature sociologique ou systémique. Il me semblait que l’arrivée ou le départ d’une personne dans un collectif de travail pouvait coïncider avec une reconfiguration de la situation de travail. J’étais amené à penser que le travail n’était pas simplement une arène sociale ou même psychologique. Les dynamiques psychiques y étaient largement présentes. Elles apparaissaient dans des échanges disproportionnés et des inimitiés que les divergences d’intérêts et les enjeux du travail, tant matériels que symboliques, ne parvenaient pas, me semble-t-il, à expliquer complètement. Sauf à admettre qu’ils chauffaient au rouge l’âme de ceux qui travaillent. Je me suis donc lancé dans des études de psychologie, pour « voir ».

A l’issue de la première année de licence, j’ai mesuré le bonheur de sillonner de nouveaux champs de connaissance. Après avoir sollicité ma hiérarchie pour construire un projet de reconversion, j’ai été invité à rencontrer un certain nombre de collègues, le réseau des sciences humaines et sociales de mon employeur. De ces rencontres, j’ai retenu deux conseils. Le premier, entreprendre une véritable formation de base : j’ai choisi de terminer ma licence de psychologie et de poursuivre en master. Le second était de solliciter l’avis de spécialistes de l’observation du travail, dont le Professeur Dejours qui m’a proposé d’effectuer un doctorat en psychodynamique du travail. Ce cadre théorique permet de penser à la fois le social et le psychique avec les enjeux du travail : source des richesses permettant l’émancipation et objet de la domination pour la possession de ces richesses. La thématique choisie, le travail de la recherche scientifique, nourrit ma réflexion sur mon parcours.

La thèse est une épreuve de vérité qui demande beaucoup de sacrifices personnels et professionnels : du temps, de la libido, du travail, de l’argent…, des ressources volées à ma famille. En ce qui me concerne, certains de ces sacrifices ont pu être atténués : je bénéficie d’un bon emploi qui me permet de profiter de dispositifs de financement de la formation permanente pendant deux ans, de ne pas mettre en difficulté ma famille. Mais même dans ces conditions relativement confortables, il n’est pas si courant que cela de voir quelqu’un se lancer dans une telle aventure. Bien évidemment, la reconnaissance du monde scientifique ne me laisse pas indifférent. Mais aujourd’hui, après avoir traversé divers contextes institutionnels, après avoir embrassé différentes thématiques et piloté des projets de recherche suffisamment visibles, j’ai eu l’occasion de recevoir à plusieurs reprises des signes de reconnaissance, à la fois sur le versant de l’utilité de mes travaux et sur celui de la conformité aux règles de métier, puis de l’originalité. Certains de ces travaux étaient considérés comme très difficiles à mener ; ils l’ont été, mais ils ont souvent abouti et les résultats ont pu être repris et développés par d’autres… Ce retour, parfois sous forme matérielle, d’autres fois sous forme symbolique, m’a permis de prendre progressivement conscience de l’identité de chercheur que je me suis construite. Mais je sais, aujourd’hui, que j’ai toujours été un chercheur : je me représente assez clairement mon enfance et ses grands épisodes de « recherche ». C’est pourquoi, ayant travaillé en tant qu’ingénieur de recherche au CNRS dont j’ai démissionné, peut-être en partie à cause de dissonances identitaires liées au statut, je pense aujourd’hui être « à l’aise avec moi-même » et la question de la revanche ne me mobilise pas au-delà d’un « supplément » utile. Quel sens donner à ce travail de recherche, qui plus est à propos du travail de la recherche scientifique ? Mon identité de chercheur est constituée, quelles que soient au fond mes professions futures. Alors, pourquoi s’investir dans une thèse quand on est déjà docteur en sciences de l’ingénieur ?

Des motifs d’aller y voir… 

Cette recherche est tout d’abord un moyen au service d’un parcours. Après avoir entrepris des études d’ingénieur, puis effectué des recherches en calcul scientifique, j’ai ressenti le besoin de changer d’environnement de travail. Finalement, je me suis rendu compte que les systèmes d’information que je considérais alors me renvoyaient à un système d’information bien plus vaste et de nature bien différente : l’intelligence collective de ceux qui travaillent ensemble, parfois les uns contre les autres, pour faire œuvre commune. Ce travail financé pour partie, dans le cadre de la formation permanente, par l’AGECIF IEG, est un moyen pour continuer d’arpenter cette intelligence collective et, peut-être, changer de métier. Ce moyen est un véritable travail au sens commun du terme, car il est un moyen de subsistance. C’est aussi un travail source de souffrance, car l’exercice est périlleux. Mais au-delà du péril, cette étude est recherche de plaisir. Le plaisir ressenti lors de mes années de formation en psychologie à l’université Paris 8, dans les rangées de la bibliothèque universitaire. Ma journée de travail terminée, j’y croisais de nombreux chercheurs en sciences de l’esprit, à moins que ce ne soit d’abord des sciences du corps ? C’est également la réactualisation du plaisir de mes années de recherche en calcul scientifique passées à l’ONERA . Ce travail est aussi une réponse pour trouver une place spécifique à mon parcours de vie, puisque la recherche y était inscrite très tôt.

Il est certain qu’un travail de recherche sur le travail de la recherche ne peut manquer d’aborder au moins deux dimensions, à savoir la recherche en tant que métier et la recherche en tant qu’ethos. Il n’est pas du tout certain que tous les chercheurs professionnels aient un ethos de chercheur et réciproquement. La recherche, en tant que métier, renvoie aux règles de métier ainsi qu’à l’activité et à sa prescription : objectiver des connaissances nouvelles. La recherche en tant qu’ethos renvoie au rapport au monde singulier de chacun d’entre nous. Elle débouche sur notre subjectivité. Nous pourrions aussi parler respectivement de dynamique collective et de dynamique individuelle. Ces dynamiques s’opposent elles ? Dans quelles proportions ? Y-a-t-il recouvrement entre ces deux dynamiques ? Le point de rencontre des dynamiques individuelles et collectives est lié à la question de l’autonomie et de l’émancipation. Tout d’abord, l’autonomie économique, car il ne faut pas mépriser les conditions nécessaires de réalisation de l’idéal au profit de l’idéal réalisé (Bourdieu, 1976, p. 104). Mais la question de l’autonomie économique doit être dépassée ; car, bien que nécessaire, elle n’est pas suffisante au sens où le libre arbitre pose aussi la question de l’autonomie morale. Cette dernière n’est pas une donnée, je défends l’hypothèse qu’elle se construit selon un processus d’hominisation, avec pour horizon, une émancipation du Sujet possible, en dépit des déterminismes biologiques, familiaux et sociaux.

L’objectivité et la subjectivité 

Cette tension entre subjectivité et objectivité est aussi au cœur d’une difficulté inhérente aux sciences humaines et sociales, du fait de leur position que Foucault (1966, p.355-398) caractérise comme « hypo-épistémologique » : la confusion entre objet et champ les place en situation de redoublement vis-à-vis des sciences où l’homme est donné comme objet et vis-àvis d’elles-mêmes (1966, p. 365-366). Il devient alors difficile de proposer une approche et des méthodes suffisamment «standardisées » si le champ varie avec l’objet. En psychologie, une difficulté supplémentaire apparaît : le Sujet ! Je discuterai tout d’abord de la tension «objectivité – subjectivité » dans la perspective de la psychodynamique du travail. Cette question, cruciale, est au centre de la théorie, de la pratique et du sujet de cette recherche. La théorie s’appuie sur une théorie du Sujet, issue de la psychanalyse et une théorie du corps issue des travaux de Maine de Biran, d’Henry et de la tradition psychosomatique. La pratique s’appuie sur la connaissance par corps qui est une composante essentielle de tout travail intellectuel (Dejours, 2003, p. 23) et « en psychodynamique du travail, le réel est d’abord appréhendé comme ce qui génère la souffrance, ensuite comme résistance opposée par le monde au Sujet, grâce à quoi celui-ci se sent exister » (Molinier, 2006, p. 76). Mais quel que soit le statut de l’objectivité et de la subjectivité dans cette recherche, la question de la subjectivité apparaît incontournable et le chercheur doit s’en expliquer. En effet, cette recherche est celle d’un chercheur qui écrit une thèse sur les chercheurs. Il sera lui-même évalué par des chercheurs, au premier rang desquels se tiendra son directeur de recherche, sous le regard du collectif de recherche dans lequel il s’inscrit. C’est pourquoi je propose une modélisation du chercheur-Sujet qui tienne compte de certains éléments biographiques, de spécificités propres au champ de la psychologie, par exemple les différents niveaux de réflexivité à mobiliser et du réel de l’objet de recherche. Il en ressort que le chercheur-Sujet est aussi un chercheur Autrui, situé dans un champ disciplinaire, lui-même situé dans le champ scientifique. Je me risquerai donc à discuter de sa position dans le champ jusqu’à défendre l’idée de pouvoir bénéficier de résultats et concepts en provenance d’autres champs théoriques.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela chatpfe.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

Introduction
Des motifs d’aller y voir
L’objectivité et la subjectivité
Le chercheur Sujet de la recherche
Autrui proximal — le champ, l’équipe, la chaire et le directeur de thèse
Autrui lointain : modélisation de l’interdisciplinarité
La recherche et le(s) terrain(s)
Le terrain, le chercheur et la théorie
1. Problématique
Introduction – plan du chapitre
1.1 Le travail des chercheurs
1.1.1 Beauté conformité du travail des chercheurs
1.1.1.1 Les pratiques des chercheurs dans la tradition de la sociologie des sciences de Merton
1.1.1.2 Les pratiques des chercheurs et la scientométrie
1.1.2 Beauté originalité du travail des chercheurs
1.1.3 Finalement, le conformisme entre connaissance et reconnaissance ?
1.1.4 Questionner les antagonismes, ré-ouvrir la boîte de Pandore
1.2 Ce travail de recherche
1.2.1 La thèse
1.2.2 Enjeux de la thèse
1.2.2.1 Des transformations en cours dans l’organisation formelle du secteur de la recherche
1.2.2.2 Le travailler de la recherche : instrument de l’intelligibilité
1.2.2.3 La reconnaissance : enjeu pour la connaissance
1.2.2.4 La recherche, la science et l’expertise
1.2.3 Déroulé de notre argumentation
2. L’enquête
Introduction – plan du chapitre
2.1 Cadre d’analyse et interdisciplinarité
2.1.1 Epistémologie située et approche interdisciplinaire
2.1.2 La théorie psychodynamique du travail
2.1.2.1 Une théorie sociale nourrie du travail vivant
2.1.2.2 Une anthropologie de la double centralité du travail et de la sexualité
2.1.3 D’autres références importantes
2.1.3.1 La sociologie des sciences
2.1.3.2 La tradition épistémologique
2.1.3.3 La psychanalyse
2.2 Méthodologie
2.2.1 Accéder au réel ?
2.2.1.1 La modélisation, une pratique pour accéder au réel ?
2.2.1.2 L’idéal type weberrien, un méta-modèle !
2.2.1.3 Le métier de chercheur et les modèles d’activité de l’anthropologie des sciences
2.2.1.4 La clinique du travail : un corpus de connaissance sur le travail réel
2.2.2 Questions de méthode
2.2.2.1 Suivre le chercheur à la trace pour connaître son activité ?
2.2.2.2 Le chercheur : acteur ou Sujet ?
2.2.2.3 La méthode d’investigation : activité ou travail ?
2.2.3 Méthodologie de recherche et méthode de recherche-intervention
2.2.3.1 Du singulier au concept : la casuistique du cas unique
2.2.3.2 La méthode d’intervention en psychodynamique du travail pour construire le cas unique
2.2.3.3 Méthodologie, interdisciplinarité et écologie pour exploiter le cas unique
2.3 Terrain(s)
2.3.1 La clinique du travail de la recherche scientifique
2.3.2 L’intervention : travail de la demande et quelques résultats
3. Gouverner ou reconnaître le travailler des chercheurs ?
Introduction – plan du chapitre
3.1 Emprise des dispositifs organisationnels
3.1.1 L’obsession des dispositifs d’évaluation
3.1.2 L’élucidation de l’obsession des dispositifs d’évaluation
3.2 Empreinte des dispositifs organisationnels et souffrance au travail
3.2.1 L’intensification du travail
3.2.2 Le déplacement du métier
3.2.3 La souffrance éthique
3.2.4 Le gouvernement de la reconnaissance
3.3 Entreprenariat et (sur) investissement hyper-capitaliste
3.3.1 Pertinence du modèle de l’anthropologie des sciences
3.3.2 Limite du modèle de l’anthropologie des sciences
4. Les défenses et le travail des chercheurs
Introduction – plan du chapitre
4.1 Des stratégies défensives à l’œuvre dans le travail de la recherche
4.1.1 Des défenses collectives individualistes
4.1.2 Des stratégies individuelles
4.2 Les défenses, la compétition et les règles
4.2.1 Les défenses collectives et la compétition
4.2.2 Les règles et la compétition
4.2.3 Les défenses individuelles et la compétition
4.3 L’objectivation, l’objectivisme et la division du travail
4.4 Le travail (subjectif) des objets
4.4.1 Les objets du travail du chercheur
4.4.2 Des objets particuliers : les objets internes
Conclusion

Lire le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *