Conflit travail/hors-travail : mécanismes et sous-bassements théoriques
Les relations entre les domaines du travail et hors-travail, qu’ils soient séparés ou intégrés, ont été le sujet de plusieurs recherches compte tenu les conséquences indéniables que cette coexistence génère au niveau de l’organisation, de la santé mentale, et même de la société. Or ces recherches partent toujours d’un postulat que le travail et le hors-travail sont deux domaines rivaux et hostiles l’un à l’autre, toujours en concurrence pour collecter le plus de ressources possibles. Plusieurs théories ou approches ont aussi été mobilisées dans le but de justifier ce conflit et comprendre ses causes et conséquences, théories que nous exposons ci-après. Nous nous penchons surtout sur l’étude du conflit car nous pensons que cette approche est la plus répandue et la plus pertinente pour notre recherche. Si un salarié pense que le travail enrichit sa vie hors-travail ou que les sphères ne sont pas en conflit, la question de l’articulation n’est plus, en elle-même, un problème. En revanche, s’il estime que les sphères sont en conflit, il va chercher à les articuler en employant diverses stratégies dans le but de les enrichir l’une par l’autre ou de les . Afin de mieux comprendre cette perspective, nous explorons les différentes théories qui ont été mobilisées pour expliquer ce conflit : la théorie des rôles, la théorie de la compensation, la théorie du débordement et la théorie de la conservation des ressources.
La théorie des rôles : plusieurs rôles séparés avec des ressources limitées
Goode (1960) introduit la théorie des rôles sur laquelle va s’appuyer la majorité des théories du conflit. S’inspirant de la théorie de rareté, cette théorie, originellement économique, propose que les ressources que possède le producteur sont limitées. C’est pourquoi il doit faire des choix pour maximiser leur utilité avant de transformer ces ressources en produits de consommation. Dans cette même logique, l’individu aurait plusieurs rôles à assumer qui ne seraient pas compatibles. Or les ressources qu’il possède comme le temps et l’énergie sont limitées, si bien qu’il a tendance à consacrer plus de ressources à l’un des rôles aux dépens de l’autre. Il va alors sacrifier un domaine ce qui peut engendrer un sentiment de stress. Selon Goode (1960, p. 485) « la somme des obligations de rôle de l’individu excède ce qu’il peut accomplir ».
Kahn et al., (1964) développent la théorie des rôles. Selon ces chercheurs, un rôle est un ensemble d’activités ou de comportements que les autres attendent d’un individu. Les ressources étant limitées, il serait impossible de satisfaire toutes les attentes pour tous les rôles. Les auteurs introduisent une des premières définitions du conflit travail-famille : « une forme de conflit dans laquelle les pressions des rôles des domaines du travail et familial sont mutuellement incompatibles à certains égards » (Kahn et al., 1964, p. 19). Ces pressions sont causées par le manque de temps ou les différentes attentes des sphères de vie.
Greenhaus et Beutell (1985) explorent le conflit travail-famille plus en détails. Dans leur article devenu une référence, ils précisent que le conflit travail-famille surgit lorsque les efforts d’un individu pour répondre aux demandes d’un de ses rôles sont incompatibles avec l’autre rôle, comme lorsque les responsabilités de l’emploi et les demandes familiales interfèrent. S’inspirant de la définition de Kahn et al., (1964), ils définissent le conflit comme « une forme de conflit inter-rôle dans lequel les pressions des domaines du travail et de la famille sont mutuellement incompatibles à certains égards » (Greenhaus et Beutell, 1985, p. 77). Mais l’originalité la plus importante que ces deux chercheurs ont apporté est la détermination de trois types de conflit. Le conflit de temps, en premier lieu, apparaît lorsque les demandes de la vie familiale et de la vie professionnelle causent un problème de temps à l’individu. Ceci suppose que le temps est divisé en deux sphères séparées du point de vue de l’individu. L’une est le temps de travail, l’autre est celui du hors-travail. Les horaires de travail n’offrant pas de flexibilité au salarié, les horaires atypiques comme le travail nocturne ou pendant les weekends, accroissent le sentiment de conflit. Le conflit de comportement, en second lieu, survient lorsque les comportements nécessaires pour un rôle sont en conflit avec les demandes de l’autre rôle. Dans cette perspective, les comportements dans les domaines de vie, comme les rôles, seraient prescrits, peu flexibles ou adaptables. Enfin, le conflit de tension surgit lorsque le stress ressenti dans un rôle (famille ou profession) rend difficile une réponse adaptée aux demandes de l’autre rôle (Greenhaus et Beutell, 1985).
Nous pouvons déduire de cet exposé que la théorie des rôles considère que les deux sphères sont tout à fait séparées. Le temps est divisé entre ces deux sphères, les comportements sont aussi divisés en deux, les uns prescrits par le travail, les autres par le hors-travail. L’impression de conflit est donc inévitable étant donné les oppositions qui sont mises en relief par la séparation des sphères. Ashforth, Kreiner et Fugate (2000) comparent ces frontières rigides entre les sphères à celles qui existent entre deux pays, qui ne peuvent faire ressortir que leurs oppositions.
Nous avons certes différents rôles avec des ressources limitées mais penser que les sphères sont tout à fait séparées et qu’aucun échange n’existe entre elles semble en décalage avec le temps des technologies de l’information et de la communication où les frontières sont plus que jamais brouillées. C’est pourquoi il nous semble intéressant de considérer les autres perspectives théoriques expliquant le conflit. Plusieurs théories se sont succédées pour mettre fin au mythe de la séparation des sphères avancé par la théorie des rôles. Ces théories reposent sur le fait que le travail et le hors-travail sont deux domaines distincts mais qui échangent et interfèrent l’un avec l’autre causant ainsi le conflit. Dans la partie qui suit, nous présentons les théories de la compensation, du débordement et de la conservation de ressources expliquant le conflit.
Les théories de la compensation, du débordement et de la conservation de ressources
La théorie de la compensation
Selon la théorie de la compensation introduite par Piotrkowski (1979), les individus agissent de façon inverse dans les deux domaines : en cherchant dans l’un ce qui manque dans l’autre, ou de façon à compenser dans une sphère ce qui ne les satisfait ou ne les implique pas dans l’autre (Evans et Bartolomé 1984). Un individu peut donc compenser l’insatisfaction ou non reconnaissance dans un domaine en s’engageant plus (Lambert, 1990), en passant plus de temps (Lobel, 1991) ou en accordant plus d’attention (Voydanoff, 1987) dans l’autre domaine qu’il juge plus satisfaisant.
Deux formes de compensation sont distinguées : la compensation additionnelle ou compensation complémentaire lorsqu’on cherche à réussir dans un domaine une expérience jugée positive mais incomplète dans l’autre domaine, comme lorsqu’on une femme cherche de l’autonomie dans son travail parce qu’elle ne la sent pas assez présente ailleurs. Le deuxième type de compensation est la compensation réactive lorsqu’on cherche à compenser une expérience jugée négative dans un domaine par une autre positive dans l’autre domaine, comme lorsqu’on passe plus de temps au travail pour éviter des problèmes à la maison. Le conflit est ainsi expliqué par une compensation réactive entre les domaines du travail et hors-travail.
La critique principale adressée à cette théorie est qu’elle suppose des relations contradictoires entre travail et non-travail (i.e., non work) (Staines, 1980). Or ces domaines sont différents, ceci ne veut pas dire que la relation doit être nécessairement en tension.
|
Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : La coexistence travail/hors-travail : du conflit à l’enrichissement
1.1 Approches théoriques classiques de la coexistence des sphères du travail et du horstravail
1.1.1 Conflit travail/hors-travail : mécanismes et sous-bassements théoriques
1.1.1.1 La théorie des rôles : plusieurs rôles séparés avec des ressources limitées
1.1.1.2 Les théories de la compensation, du débordement et de la conservation de ressources
1.1.1.2.1 La théorie de la compensation
1.1.1.2.2 La théorie du débordement
1.1.1.2.3 La théorie de la conservation des ressources
1.1.1.3 Composantes, déterminants et conséquences du conflit travail/hors-travail
1.1.2 L’enrichissement : une perspective plus positive de la coexistence travail/horstravail
1.1.3 La conciliation : un objectif ultime mais réaliste ?
1.2 Un style de gestion des sphères différent pour des relations travail/hors-travail variées
CHAPITRE 2 : L’articulation : une approche plus réaliste de la coexistence travail/hors-travail
2.1 Interface travail et hors-travail
2.1.1 Frontières entre travail et hors-travail
2.1.1.1 La théorie des limites / frontières
2.1.1.2 Les formes (ou types) des frontières
2.1.2 Comment gérer ces frontières ?
2.1.2.1 Différents styles de gestion de frontières homme/femme ?
2.1.2.2 Mais les nouvelles technologies continuent à brouiller les frontières
2.2 Stratégies d’articulation personnelles
2.2.1 Pourquoi sont-elles adoptées ?
2.2.2 Quelles sont les types de stratégies d’articulation individuelles ?
2.3 Des techniques de crafting pour mieux articuler travail/hors-travail ?
2.3.1 Job crafting
2.3.2 Un crafting pour le hors-travail ?
CHAPITRE 3 : Design et contexte de la recherche
3.1 Fondements épistémologiques de la recherche
3.1.1 Le choix d’un paradigme interprétativiste
3.1.2 Un objectif de compréhension
3.2 Design de la recherche
3.2.1 Une recherche de nature qualitative
3.2.2 Une étude longitudinale de cas multiples
3.3 Le Liban : une mosaïque remarquable mais en difficultés
3.3.1 Le contexte libanais : aspects généraux du pays
3.3.2 Le secteur bancaire libanais : socle de l’économie libanaise et du marché du travail
3.3.3 La culture et l’égalité des sexes au Liban
CHAPITRE 4 : Collecte et analyse des données
4.1 Stratégie d’échantillonnage de type théorique
4.1.1 Critères et processus d’échantillonnage
4.1.2 Caractéristiques des cas interrogés (profils)
4.2 Méthode de collecte des données qualitatives
4.2.1 Entretiens semi-directifs
4.2.2 Retranscription et volumétrie
4.3 Codage et analyse des données
4.3.1 Traitement des données
4.3.2 Choix de la méthode d’analyse
CONCLUSION