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DES RÉFORMES DES POLITIQUES PUBLIQUES DE SANTÉ AUX RECOMPOSITIONS ORGANISATIONNELLES ASSOCIÉES
Notre attention se porte sur les textes visant à cadrer les pratiques qui sont l’objet de notre travail, il est nécessaire d’exposer les repères temporels à partir desquels nous avons organisé notre investigation, au regard des différents dispositifs législatifs qui constituent ce cadrage. Afin de déployer la toile de fond législative et institutionnelle de ce travail, nous avons identifié deux repères temporels spécifiques, qui ne constituent pas des « bornes » à proprement parler, mais davantage des points de référence structurants dans les politiques publiques de santé concernant notre terrain : la loi « Hôpital, patient, santé, territoires » (HPST) de 2009, et la fin du second « Plan cancer » en février 2014. C’est donc au contexte de la période de notre enquête que nous proposons d’apporter un court développement, qui nous permettra de situer et qualifier par la suite les dynamiques de rationalisation à l’œuvre dans les organisations hospitalières, et de déterminer quelles sont les institutions, les règlements, les textes, qui sont les plus pertinents pour questionner les pratiques médicales. Nous laisserons donc délibérément de côté une grande partie de ce qui constitue les politiques publiques de santé pour ne conserver que les éléments qui nous paraissent agir dans les pratiques professionnelles des médecins hospitaliers.
Il est nécessaire d’expliciter le choix de la loi HPST comme premier repère, puisque prendre celui du début de notre travail de thèse n’était pas suffisamment rigoureux. Cela aurait occulté une généalogie des dynamiques de rationalisation des organisations hospitalières qui, selon nous, offre des clés de compréhension dont la pertinence dans la construction de l’objet de notre recherche est indéniable. Nous considérons donc à partir de notre lecture de Pierru (2012) que la loi dite « Hôpital, patient, santé, territoires », promulguée le 21 juillet 2009 marque un tournant des politiques hospitalières. Pour autant, l’analyse de Frédéric Pierru 11 ne s’en tient pas à la promulgation de loi, mais propose d’en étudier les logiques afin d’expliciter plus largement les dynamiques administratives de réforme de l’État, dont le premier élément marquant remonte à l’adoption de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) en 2001, suivie par la mise en place de la tarification à l’activité (« T2A ») en 2003 12.
L’objectif de « réforme de l’État » qui accompagne ces différents dispositifs législatifs est marqué par le contexte de la « révision générale des politiques publiques » (RGPP), lancée en Frédéric Pierru est sociologue au CNRS, et travaille sur les réformes des administrations de l’État et les professions de santé.
Il convient également d’adjoindre à cet ensemble de textes réglementaires la loi du 13 août 2004 portant réforme de l’assurance maladie, qui a en particulier donné naissance à une nouvelle autorité administrative indépendante : la Haute Autorité de Santé (HAS).
France peu après l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République en 2007. Dans l’analyse de Frédéric Pierru, le lancement de la RGPP accélère des dynamiques de rationalisation déjà amorcées depuis le début des années 1990, qui se traduisent principalement par une « gestionnarisation » selon des modalités industrielles de l’organisation hospitalière, que l’on retrouve à différents niveaux. La réforme HPST, en particulier, porte une nouveauté importante. Elle supprime la notion de « service public hospitalier », initialement introduite par la loi portant réforme hospitalière du 31 décembre 1970 13. Cette notion disparaissant du texte de la loi HPST, elle est désormais décomposée par quatorze missions de service public, pouvant être confiées à des établissements publics ou privés, par le biais d’une contractualisation pour le cas des établissements privés. Outre ces éléments d’analyse, d’un point de vue global, la loi HPST vient poursuivre la réforme profonde de rationalisation et de réduction des coûts engagée avec le plan Hôpital 2007, où l’accent avait déjà été mis sur deux axes, l’un managérial portant sur la gouvernance et les modes de financement des hôpitaux d’une part, et un second portant sur la modernisation du système de santé en visant ses dimensions structurelles (immobilier, équipements), la territorialisation de l’offre de soins, et l’accompagnement des politiques publiques de santé d’autre part (Marrast, 2010, p. 23).
La loi HPST a par la suite procédé à des ajustements à l’aide de nouvelles dispositions. D’un point de vue global, cette loi poursuit effectivement les axes du plan Hôpital 2007, en particulier concernant la question de la gouvernance des établissements hospitaliers, qui constitue un pan majeur de ce nouveau texte; et la coordination territoriale des acteurs du système de santé au niveau régional, avec la constitution des Agences Régionales de Santé (ARS) comme « agences de “pilotage” de la politique régionale de santé directement soumises aux autorités politiques » (Pierru, 2012, p. 43). Le contenu même de ces textes, et les objectifs visés par leurs dispositions sont généralement tendus vers des éléments de justification qui relèvent de la recherche de « l’efficacité » et de la maîtrise des ressources (Mayère, 2013).
LES RECOMMANDATIONS DE BONNES PRATIQUES
Les « recommandations de bonnes pratiques » – ou RBP – constituent un domaine d’étude qui a déjà fait l’objet de travaux en sociologie des professions et en sociologie de la santé, en particulier. Sans viser un état de la littérature exhaustif à ce stade, il nous importe néanmoins de nous référer à certains de ces textes. Précisons dans un premier temps la définition qui est attribuée à ce terme par les instances qui en assurent la production et la labellisation dans le système de santé français. Le site de la Haute Autorité de Santé stipule : « Les “recommandations de bonne pratique” (RBP) sont définies dans le champ de la santé comme “des propositions développées méthodiquement pour aider le praticien et le patient à rechercher les soins les plus appropriés dans des circonstances cliniques données”. Elles s’inscrivent dans un objectif d’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins. » 16. Nous avons donc bien affaire à des méthodes d’amélioration de l’activité, de rationalisation des pratiques médicales, et de réduction de sa diversité.
Une analyse de la littérature française et internationale récente portant sur les études de ces dispositifs en sciences sociales fait état de différents débats internes à la sociologie de la santé (Castel et Robelet, 2009). Ces débats sont relatifs à la question de l’autonomie des médecins (Freidson, 1984), à la déprofessionnalisation liée à la rationalisation (Ritzer et Walczak, 1988) ou à la stratification de la profession médicale (entre les producteurs et les usagers des recommandations). L’article de P. Castel et M. Robelet fait également apparaître la continuité historique dans laquelle s’inscrit le développement des RBP. Un de ces éléments retient notre attention : avant que la HAS soit créée et positionnée comme une entité à forte expertise scientifique, un type particulier de recommandations avait été mis en place dans le cadre de la convention médicale de 1993. Il s’agissait des « RMO » (Références Médicales Opposables) produites par l’ANDEM, qui deviendra l’ANAES puis la HAS, en lien avec les sociétés savantes médicales. Ces recommandations étaient un ensemble d’interdictions relatives à des pratiques médicales, assorties de sanctions financières (Castel et Robelet, 2009). Ces RMO, qui avaient un double objectif de régulation des dépenses de santé et d’amélioration de la qualité n’ont pas réellement eu de caractère opposable, de par le faible usage qui en a été fait par les médecins 17.
ÉVALUATION DES PRATIQUES PROFESSIONNELLES ET DÉVELOPPEMENT PRO- FESSIONNEL CONTINU
Le second type de dispositif visant à équiper les pratiques des professionnels de santé qui nous intéresse dans ce travail est nommé « Évaluation des Pratiques Professionnelles » (EPP) et « Développement Professionnel Continu » (DPC). Ces dispositifs sont complémentaires et issus de différents textes officiels. L’EPP est introduite par le premier article du décret du 14 avril 2005 de la façon suivante : « [L’EPP] a pour but l’amélioration continue de la qualité des soins et du service rendu aux patients par les professionnels de santé. Elle vise à promouvoir la qualité, la sécurité, l’efficacité et l’efficience des soins et de la prévention et plus généralement la santé publique, dans le respect des règles déontologiques. Elle consiste en l’analyse de la pratique professionnelle en référence à des recommandations et selon une méthode élaborée ou validée par la Haute Autorité de Santé et inclut la mise en oeuvre et le suivi d’actions d’amélioration des pratiques. ». Les médecins exerçant dans des établissements de santé sont légalement tenus à l’EPP, dont la périodicité est fixée à 5 ans, et dont le contenu et les modalités varient selon le type d’activité qu’ils exercent.
L’article 59 de la loi HPST instaure un nouveau dispositif, lui aussi obligatoire, faisant suite à l’EPP. Le « Développement Professionnel Continu » comprend également un volet d’évaluation des pratiques professionnelles, qui est associé à des actions de formation continue. Il est défini dans cet article de la façon suivante : « Le développement professionnel continu a pour objectifs l’évaluation des pratiques professionnelles, le perfectionnement des connaissances, l’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins ainsi que la prise en compte des priorités de santé publique et de la maîtrise médicalisée des dépenses de santé. Il constitue une obligation pour les médecins. ». La maîtrise d’ouvrage du dispositif DPC est assurée par une nouvelle entité, créée par la loi HPST : l’Organisme Gestionnaire du DPC (OGDPC), qui coordonne les différentes commissions scientifiques selon les professions médicales, paramédicales évaluant les programmes de formation, et les organismes qui mettent en œuvre les actions de formation.
Ces dispositifs se présentent comme une stratégie cohérente orientée vers la volonté d’améliorer les indicateurs de qualité dans le système de santé, visant spécifiquement la modification des pratiques professionnelles de l’ensemble des soignants, et des médecins dans le cas qui nous occupe. Ces deux outils sont intégrés dans le processus de certification des établissements de santé, qui coordonnent le suivi de ces actions d’évaluation des pratiques et de formation de leurs personnels.
Une article de sociologie datant de 2001 proposant une analyse comparée de quatre manuels de certification fait référence à la présence de ces méthodes dans ces documents : « Les pratiques médicales ne sont présentes dans le manuel qu’en tant qu’élément du processus de production. On repère ainsi les critères suivants : “les secteurs d’activité clinique veillent à utiliser des protocoles lorsqu’ils existent” ou “les secteurs d’activité cliniques et médico-techniques entreprennent des démarches d’évaluation des pratiques professionnelles.” » (Robelet, 2001, p. 79-80). On souligne donc le lien fort existant entre les dispositifs d’évaluation et de formation tels que l’EPP et le DPC et les recommandations dont nous venons de traiter.
RÉUNIONS DE CONCERTATION PLURIDISCIPLINAIRE
Pour mener à bien notre travail, il a été nécessaire de procéder à une restriction du champ d’étude, les « pratiques médicales » prises dans leur ensemble recouvrant un ensemble de savoirs et de pratiques beaucoup trop vaste pour être traitées de façon rigoureuse. Nous avons donc restreint notre investigation à la cancérologie, pour des raisons que nous présenterons en fin de chapitre. À ce stade de notre travail de problématisation, nous relevons que des méthodes spécifiques d’amélioration de la qualité concernent ce domaine professionnel. Nous partons pour cela du Plan Cancer 2009-2013. Ce plan était structuré en cinq axes (Re-cherche, Observation, Prévention – Dépistage, Soins, et Vivre pendant et après un cancer), et celui qui nous intéresse plus spécifiquement concerne les soins. La mesure 19 intitulée Renforcer la qualité des prises en charge pour tous les malades atteints de cancer » est celle qui retient notre attention. Elle prévoit la généralisation de mesures qualité qualifiées de transversales » mises en place dans le premier Plan Cancer. Ces « mesures qualité transversales » comprennent un dispositif particulier qui constituera l’observable principal de notre recherche : il s’agit de la pluridisciplinarité, permise par la « Réunion de concertation pluridisciplinaire ». Cette réunion, ainsi que le dispositif d’annonce 19 sont qualifiés dans le rapport de la façon suivante « La mise en place du dispositif d’annonce et la généralisation des concertations pluridisciplinaires sont largement reconnues comme des mesures ayant amélioré la qualité des soins en cancérologie. » (p. 85). Nous notons au passage que ces mesures sont supposées s’appuyer sur des outils technologiques permettant la transversalité et la pluridis-ciplinarité. On voit dans le rapport remis au Président de la République en juin 2013, que deux indicateurs ont été retenus pour évaluer la qualité de ces réunions de concertation pluridisci-plinaire. Ces deux indicateurs sont l’exhaustivité et la pluridisciplinarité elle-même : le critère d’exhaustivité fait référence à l’inclusion de tout nouveau cas de cancer diagnostiqué chez un patient dans le dispositif; alors que le critère de pluridisciplinarité est relatif au nombre de disciplines effectivement représentées dans les réunions (au moins trois spécialités différentes doivent être participantes). La production de ces indicateurs quantitatifs se fait à partir d’un autre dispositif spécifique au traitement du cancer : le dossier de cancérologie communicant (DCC).
CONCEPTUALISER LES RATIONALISATIONS ORGANISATIONNELLES EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION
Comme nous venons de le voir, les organisations hospitalières connaissent depuis plusieurs années des mutations organisationnelles en grande partie liées à l’évolution de leur contexte législatif et institutionnel. Les politiques publiques de santé que nous avons brièvement décrites cherchent en effet à rationaliser le fonctionnement des établissements d’une part, et le travail des soignants d’autre part. Ce sont ces mutations et ce qu’elles impliquent à ces différents niveaux que nous désignons lorsque nous parlons de dynamiques de rationalisation. Avant de développer davantage sur la question des rationalisations organisationnelles, il convient tout d’abord d’expliciter un premier point, relatif à la logique de notre démarche. Pour passer des politiques publiques de santé aux pratiques locales des acteurs en situation de travail, il est nécessaire de faire un très grand pas. Cette tentative demandera effectivement de procéder à des précisions d’ordre épistémologique et méthodologique, dans le chapitre suivant. Pour ce qui relève de notre entreprise de problématisation, nous cherchons pour le moment à expliciter la logique qui porte le questionnement qui est le nôtre, et à convaincre le lecteur de sa pertinence. Pour ce faire, nous appuyons notre démarche sur les travaux de Jean-Luc Bouillon :
D’une part, la rationalisation de l’activité se trouve à l’origine de la rationali-sation comme dynamique d’évolution générale, qui se construit par l’agrégation de multiples rationalisations locales. Par ailleurs, la rationalisation abordée au niveau global permet de redonner un sens aux phénomènes locaux se déroulant par exemple au sein des structures organisationnelles et de les recontextualiser. Les situations locales d’activité peuvent être replacées dans les niveaux de généralité plus élevés où elles s’inscrivent, en d’autres termes dans leur contexte institutionnel et économique. » (Bouillon, 2013, p. 128)
En suivant l’auteur, il s’agit de replacer les pratiques des professionnels dans le contexte qui participe à les façonner et que ces mêmes pratiques modifient également, dynamiquement. Outre le fait de dépasser une opposition entre des partis pris théoriques, la proposition faite par l’auteur se positionne dans une démarche d’articulation d’observables de natures différentes, qui autorise la tentative visant à tracer une dynamique dans toute l’épaisseur de l’organisation. Jean-Luc Bouillon plaide en effet pour des approches intégratives, inscrites en communication organisationnelle, permettant de réintroduire les dynamiques socio-économiques – par exemple dans les approches constitutives, en particulier nord-américaines – sans en perdre la richesse analytique fournie par la forte attention portée aux interactions.
Ce sont principalement pour ces raisons que nous mobilisons dans notre travail des élé-ments d’observation aussi hétérogènes. Les éléments relevant des politiques de santé pu-blique sont nécessaires à la contextualisation des pratiques dont nous cherchons à qualifier d’éventuelles recompositions. Pour étudier ces formes contemporaines de rationalisations organisationnelles, il est nécessaire de mobiliser des travaux en sciences de l’information et de la communication selon deux modalités distinctes et complémentaires : l’un relatif à aux objets de la recherche, l’autre à ses méthodes, le tout dans un même mouvement. En effet, les formes contemporaines des processus de rationalisation portent sur les activités informationnelles et communicationnelles, qui sont elles-mêmes constitutives du travail ainsi que des organisations. Il s’agit donc de s’intéresser aux activités informationnelles et communicationnelles, d’une part, où nous avons une première mobilisation des sciences de l’information et de la communication; mais il s’agit également – et surtout – de dépasser la communication comme objet, pour envisager la construction d’une problématique dans une approche communicationnelle. Les approches constitutives, dans lesquelles notre travail s’inscrit de façon générale, considèrent que les activités informationnelles et communica-tionnelles constituent l’organisation, sans pour autant réduire ou rabattre une notion sur l’autre 20 (Bouillon, 2009). Dès lors, nous rejoignons A. Mayère qui écrit au sujet des approches communicationnelles appliquées aux organisations de santé : « Quelle peut être, s’agissant des organisations de santé, la contribution d’une recherche mettant la focale sur la communication comme processus organisant, sur la communication comme constitutive des organisations et comme participant dans le même mouvement à la formation des identités collectives et indi-viduelles ? Cette contribution nous semble tout particulièrement requise s’agissant d’activités qui requièrent un travail continu d’articulation […] de ces organisations en équilibre instable soumises à la complexité de contingences multiples, où se compose et recompose la dynamique des professions de santé […]» (Mayère, 2013, p. 99). Ce sont en effet ces contingences, cette complexité inhérente aux pratiques médicales qui entrent en tension avec le projet d’une rationalisation organisationnelle.
INFRASTRUCTURES, SÉMIOTIQUE ET CATÉGORIES
Afin de clore cette section et ce chapitre, il s’agit maintenant de proposer les derniers outils conceptuels et méthodologiques que nous avons identifiés dans notre recherche. Bien qu’ils puissent paraître hétérogènes au premier abord, ils sont les produits de proximités scientifiques, qui sont ici géographiques. Notre recherche nous a amenée à approcher les perspectives prometteuses développées par Alacˇ (2011). En explorant l’environnement de travail, nous avons identifié une famille scientifique qui a retenu toute notre attention. Avant de présenter les travaux de M. Alac,ˇ nous souhaitons faire un détour par les travaux menés par ses collègues depuis une quinzaine d’année à l’université de Californie à San Diego.
Il ne s’agit pas de dire ici que nous avons découvert les travaux de Star (1999; 2010), Bowker (1996) ou Lampland et Star (2009) grâce à Alac,ˇ mais plutôt que la cohérence de l’ensemble de travaux développés entre les départements de communication, de science studies et de sciences cognitives nous est apparue en investiguant dans cette direction. Nous voulons rendre compte ici de la généalogie de notre approche. Nous proposons de partir de deux ouvrages principaux, « Sorting things out : classification and its consequences » (Bowker et Star, 2004) et « Standards and their stories : How quantifying, classifying and formalizing practices shape everyday’s life » (Lampland et Star, 2009). L’ouvrage de Bowker et Star s’intéresse aux rôles des catégories et des standards. Les auteurs placent la focale sur des exemples issus du monde de la médecine et de la santé. Ils proposent en particulier une analyse très poussée de la classification des maladies (CIM), également reprise dans un article de Bowker (1996) 24. Le second ouvrage de Lampland et Star cherche à interroger les processus de standardisation, de quantification et de représentation formelle. L’ouvrage donne également à voir la généalogie de l’entreprise scientifique portée par le collectif, et le programme pédagogique situé à la fin de l’ouvrage en témoigne. Il est également précisé que le groupe de chercheurs dont il est ici question avaient fondé une « Society of People Interested in Boring Things » (Lampland et Star, 2009, p. 11). Ce trait d’humour témoigne de la variété des objets que ce collectif scientifique a par la suite qualifié d’Information Infrastructures, et qui donne lieu à l’identification de ce courant sous le terme d’Infrastructure Studies.
LA DÉCISION MÉDICALE : UNE CATÉGORIE EMPIRIQUE
Qualifier la décision médicale de « catégorie empirique » 1 constitue une étape nécessaire de la construction des objets de notre recherche. Lorsqu’on s’intéresse à un objet aussi complexe qu’un processus de production d’une décision thérapeutique dans une réunion de concertation en cancérologie, il est nécessaire de prendre un recul important par rapport aux termes employés par les professionnels que nous avons observés. Cette prise de distance par rapport aux catégories empiriques se justifie à nos yeux par différentes raisons. La première réside dans le fait que nous n’avons pas reçu de formation médicale, à aucun moment de notre cursus universitaire. Il est donc évident qu’une entrée dans la question de la décision médicale ne peut se faire sans prendre une distance importante avec l’exercice même de la profession. Nous ne pouvons prétendre qu’à une compréhension globale des processus a posteriori, en nous appuyant sur la littérature médicale. Une autre raison justifiant ce déplacement s’attache à la dimension centrale que la décision médicale revêt dans les différents documents que nous avons pu consulter. Sa construction la positionne comme activité intellectuelle, nécessitant de longues années d’études, et ouvre des débats animés quant à la possibilité même de sa formalisation. Positionnée au cœur de l’expertise d’une profession dont le langage est au premier abord très hermétique, cette notion a été très complexe à déconstruire et à reconstruire pour en faire un objet scientifique de notre champ.
Alors même que la nécessité de la déconstruction de cette catégorie empirique était justifiée et acquise, sa présence sur le terrain d’observation ethnographique était troublante : par-fois invisible mais néanmoins présente, souvent visible mais aux ressorts obscurs. Cet objet s’est avéré insaisissable tout en disposant d’une force empirique importante. En effet, dans les observations, ont assiste effectivement à une interaction qui ressemble à une décision, entendue au sens commun du terme. C’est ce qui nous a conduit à y accorder un examen approfondi. Il nous a semblé nécessaire d’enquêter plus précisément afin de comprendre ce qui était rattaché à ce terme dans le domaine professionnel en question. Si l’on reposi-tionne cette question dans la problématique générale de notre travail, elle devient un enjeu fondamental. Comme nous l’avons exposé dans le premier chapitre, la décision est carac-téristique des pratiques attribuées aux « travailleurs du savoir ». La dimension conjecturale qualifie également les pratiques prudentielles. De plus les technologies que nous cherchons à analyser sont souvent qualifiées d’« outils d’aide à la décision ». Enfin, la décision est aussi l’objet premier du paradigme EBM, et l’incertitude qui la caractérise positionne sa production collective comme un enjeu communicationnel prégnant. C’est dans ce processus que se jouerait la tension fondamentale de la pratique médicale, qui relie la règle et le cas, le savoir et la pratique, l’universel et le singulier.
Nous entendons par « catégorie empirique » les notions et concepts provenant des savoirs professionnels médicaux mis en œuvre ou évoqués dans les pratiques observées.
LA DÉCISION DANS LE RAISONNEMENT MÉDICAL
S’intéresser à la décision médicale conduit à la questionner au sein d’un processus plus large, c’est-à-dire celui qui constitue notre objet principal d’investigation : le raisonnement médical. Nous n’avons pas entrepris la réalisation d’un état de la littérature exhaustif, qui aurait été davantage approprié dans une thèse d’exercice en médecine ou dans une recherche en éthique. Par ailleurs, les différentes sources encyclopédiques que nous avons consultées n’ont pas fait état de véritables dissensions concernant ces deux objets, raisonnement et décision. Nous proposons d’interroger dans un premier temps la catégorie empirique du raisonnement médical, pour ensuite porter notre attention sur la phase spécifique que constitue la décision médicale.
Le raisonnement médical peut à la fois être considéré comme un processus et comme une démarche. Il s’agit d’une démarche au sens où il s’agit d’une activité orientée, tendue vers un but, à savoir résoudre un problème d’ordre médical. Mais il s’agit également d’un processus au sens où sa temporalisation permet d’en distinguer différentes phases, différentes étapes qui permettent de le qualifier. Dans une synthèse encyclopédique consacrée à la question du raisonnement médical, C. Masquelet le décompose de la façon suivante :
— le diagnostic;
— le pronostic;
— la décision thérapeutique.
Ces trois dimensions sont au fondement de la pratique médicale. Le diagnostic désigne l’iden-tification de la maladie ou du syndrome par le médecin 2. Le terme est issu du verbe grec diagignôskein, qui signifie « discerner », littéralement « connaître à travers ». Il est défini par Bariéty et al. comme « l’enquête qui mène à la reconnaissance de la maladie, grâce au recueil or- ganisé de signes, cliniques et paracliniques. ». 3 Le pronostic, du grec progignôskein – connaître l’avance – est l’étape suivante temporellement. À partir du diagnostic, il s’agit alors d’opérer une projection dans l’avenir (Masquelet, 2006). La projection va dépendre de la maladie et de sa pathologie, mais aussi de la singularité du patient. Nous sommes donc ici dans une activité purement conjecturale, tournée vers l’avenir. Ces deux premières étapes correspondent à la prognose hippocratique, qui instruit sur le passé, le présent, et l’avenir du patient ( ?, pp. 452-453). Enfin, la décision thérapeutique, désigne la détermination de l’action qui va être entreprise pour déjouer la maladie, et recouvrer la santé. Cette étape dépend des deux précé-dentes. L’identification de la maladie, de son étiologie, de sa pathologie conduit à produire un diagnostic qui conditionne l’activité pronostique : « La maladie est l’unité opérationnelle du raisonnement et du savoir médical » (Bariéty et al., 2009). Ces trois étapes interdépendantes sont généralement citées lorsqu’il s’agit de définir le raisonnement médical de façon générale. On retrouve également la dimension conjecturale de ce raisonnement professionnel, qui est centrale : « En fait, le raisonnement médical est la gestion de l’incertitude » (Masquelet, 2006, p. 9). Nous retiendrons donc les trois étapes précédemment exposées comme discours structurant la pratique de cette forme de raisonnement professionnel. Nous soulignons également la dimension d’inscriptions et de projections temporelles accompagnant de façon différentes le diagnostic, le pronostic, et l’action thérapeutique. Tantôt tournées vers le passé, le présent ou le futur, chacune des composantes de la pratique du raisonnement médical est fortement inscrite dans le temps. Enfin, nous retrouvons la dimension incertaine et conjecturale que nous avions déjà soulignée à de nombreuses reprises, qui est donc relevée à la fois par les acteurs et par les chercheurs en sciences sociales.
Après cette brève présentation de la notion de raisonnement médical à partir de documents issus de la littérature professionnelle, portons notre attention sur la question de la « décision » en médecine, ici aussi à partir de cette même catégorie de littérature. Comme nous le relevions en amorce, le terme de « décision » est un élément de langage fréquent lorsqu’il est question de l’exercice de la profession de médecin, de ses spécificités (Masquelet, 2006). Il est tout d’abord nécessaire de relever la pluralité des termes employés pour y faire référence : il est tantôt désigné par le terme de « décision médicale » ou « thérapeutique », de « jugement », voire de « choix ». Ce qui est désigné comme partie prenante de cette activité propre à la profession est un élément central de l’identité professionnelle du médecin, tant par sa dimension d’opération intellectuelle de haut niveau que par la responsabilité qui l’accompagne, morale et juridique.
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Table des matières
I PROBLÉMATIQUE ET POSITIONNEMENT THÉORIQUE
1 TECHNORAM : DU PROGRAMMATIQUE À LA PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE
1.1 « Travailleurs du savoir » et rationalisation
1.1.1 L’émergence de la catégorie des « travailleurs du savoir »
1.1.2 Le programme SoCoTSaRa
1.1.3 Des travailleurs du savoir aux professions à pratique prudentielle
1.2 Rationalisation des organisations hospitalières
1.2.1 Des réformes des politiques publiques de santé aux recompositions organisationnelles associées
1.2.2 Questionner les rationalisations organisationnelles par les savoirs et les pratiques professionnelles
1.2.3 Conceptualiser les rationalisations organisationnelles en Sciences de l’Information et de la Communication
1.3 L’EBM, traceur des dynamiques de rationalisation
1.3.1 L’EBM : paradigme et technologie
1.3.2 Tracer l’EBM dans l’organisation pour analyser les pratiques
2 QUEL CADRE POUR PENSER L’ARTICULATION PRATIQUES – TECHNOLOGIES – ORGANISATION ?
2.1 De l’organisation aux processus organisants
2.1.1 Interroger communicationnellement l’organisation
2.1.2 Questionner les technologies dans les ACO
2.2 Penser la technologie entre communication et organisation
2.2.1 La technique anthropologiquement constitutive / constituante
2.2.2 De la technique constitutive / constituante à la technique organisante
2.2.3 Rationalisation et grammatisation
2.3 Opérationnaliser notre cadre théorique : infrastructures et cognition distribuée
2.3.1 Unités d’analyse : pratiques et milieu technique
2.3.2 La cognition distribuée
2.3.3 Infrastructures, sémiotique et catégories
II CONSTRUCTION DES OBJETS DE LA RECHERCHE
3 DE LA DÉCISION À LA DÉLIBÉRATION
3.1 La décision médicale : une catégorie empirique
3.1.1 La décision dans le raisonnement médical
3.1.2 Une pratique reliant des considérations variées
3.1.3 La décision médicale dans le paradigme de l’Evidence BasedMedicine
3.2 La décision médicale au prisme des études sur la décision
3.2.1 Approches classiques de la décision
3.2.2 La décision thérapeutique in the wild : une tentative
3.3 La décision est-elle un objet communicationnel?
3.3.1 Interroger communicationnellement la décision
3.3.2 Un objet peut-il être communicationnel?
3.4 La délibération comme pratique communicationnelle et prudentielle
3.4.1 Construire la délibération comme objet problématisé
3.4.2 La délibération pour interroger les pratiques décisionnelles en médecine
4 DISCERNER LE PARTICULIER – CLINIQUE ET INTERPRÉTATION
4.1 Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical
4.1.1 Naissance de la méthode anatomo-clinique au XIXe siècle
4.1.2 Régimes de visibilité
4.1.3 Du symptôme au signe
4.2 La sémiologie médicale : éléments empiriques
4.2.1 Interpréter le langage des maladies
4.2.2 De la sémiologie clinique à la sémiologie paraclinique
4.3 Le processus interprétatif : une pratique prudentielle et indiciaire
4.3.1 Pratiques prudentielles et paradigme indiciaire
4.3.2 Discerner le particulier, ordonner l’expérience sensible
4.4 Des signes aux preuves
4.4.1 Symptôme et signe chez Foucault
4.4.2 Une prétention sémiotique nécessaire
4.4.3 Preuve et evidence
III TERRAIN, MÉTHODOLOGIE ET ANALYSE
5 COMPRENDRE LE TERRAIN, CONSTITUER UN ENSEMBLE EMPIRIQUE
5.1 Posture méthodologique et accès aux terrains
5.1.1 Une approche compréhensive
5.1.2 Une enquête ethnographique longitudinale
5.1.3 Un terrain principal agrégeant des matériaux hétérogènes
5.2 Entrer à l’hôpital
5.2.1 Spécificités d’un terrain hospitalier médical
5.2.2 Premiers contacts
5.2.3 La RCP d’Hépato-Gastro-Entérologie
5.2.4 Des premières observations au choix de l’observable principal
5.3 Observer l’EBM par son milieu technique
5.3.1 Démonter les boîtes noires
5.3.2 L’application Oncomip
5.3.3 Codifications et systèmes de classification
5.3.4 Thésaurus
5.4 Comprendre les pratiques : rentrer dans le terrain
5.4.1 Immersion, intégration
5.4.2 La RCP .
5.4.3 Un outil de formation : les TCS
5.4.4 Le cas de l’interprétation radiologique
5.4.5 Entretiens complémentaires
6 COMPRENDRE LES RECOMPOSITIONS DU RAISONNEMENT MÉDICAL EN QUESTIONNANT LES DYNAMIQUES DE RATIONALISATION
6.1 L’équipement technique de la rationalisation
6.1.1 Oncomip à partir des pratiques
6.1.2 Oncomip en tant que processus
6.2 Des technologies de réduction de l’incertitude
6.2.1 Les cas relevant d’une prise en charge « standard »
6.2.2 Une anti-casuistique organisationnelle
6.3 Conjecturer, faire parler les preuves et les signes
6.3.1 Les cas difficiles
6.3.2 Conjecturer, lever le doute
6.3.3 Évaluer le jugement clinique
6.4 Discernement du particulier et discrétisation
6.4.1 Technologies d’ordonnancement des signes
6.4.2 Pratiques interprétatives : le cas de la radiologie
CONCLUSION GÉNÉRALE
LISTE DES FIGURES
BIBLIOGRAPHIE
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