Le développement de molécules, à usage thérapeutique ou diagnostique, reste un enjeu majeur en biologie. Bien que ces recherches bénéficient des connaissances croissantes des phénomènes physiologiques et pathologiques, à l’échelle moléculaire, la demande ne cesse de s’accroître car les enjeux de santé publique sont considérables (cancer(s), SIDA, maladies neuro-dégénératives, résistance aux antibiotiques…). Cependant, malgré la diversité des approches mises en œuvre, le nombre de nouvelles molécules actives, identifiées, reste relativement faible. Dès lors, le développement de nouvelles méthodes, permettant d’augmenter l’efficacité et le rendement du processus de conception, apparaît nécessaire.
Par ailleurs, ces dernières décennies, la découverte de nouvelles molécules actives ne se limite plus aux molécules organiques, de faible poids moléculaire : de nouvelles voies sont envisagées, pour le développement de telles molécules. Parmi celles-ci, le développement de composés peptido mimétiques ou, de protéines issues de l’ingénierie, a permis des avancées importantes. Les protéines apparaissent attractives de part leur capacité à interagir à haute affinité et surtout avec une grande spécificité avec d’autres partenaires. Bien que les molécules organiques conservent un attrait considérable, pour les groupes pharmaceutiques, lié en particulier à leur faible coût de production, l’exploration de l’utilisation des protéines dans des contextes thérapeutiques et diagnostiques a conduit à identifier des protéines, issues de l’ingénierie, dont l’utilité a pu être démontrée, lors d’études cliniques. Ces résultats, ainsi que les progrès réalisés en matière de production, de purification et de caractérisation des protéines (en particulier sur le plan structural) ont contribués à l’intérêt porté à cette classe de molécules. D’autre part, l’accroissement continuel du nombre de structures 3D de protéines, connues et reportées dans la « PDB » (« Protein Data Bank »), constitue un atout considérable tant sur le plan de la compréhension des phénomènes biologiques que de l’ingénierie des protéines.
Conception de ligands protéiques
Les macromolécules biologiques assurent de multiples rôles au sein d’un organisme (structure, défense, métabolisme, énergie, information…), mais chaque fonction ne peut s’exercer qu’après une étape de reconnaissance et d’interaction avec un ou plusieurs partenaires. La quasi totalité des interactions correspond à la formation de complexes non-covalents, de hautes affinité et spécificité, caractéristiques fondamentales des macromolécules biologiques.
Parmi ces macromolécules biologiques, les protéines sont les principaux médiateurs des fonctions d’un organisme. De nombreux travaux ont été réalisés pour comprendre comment celles-ci interagissent avec leurs partenaires, dont la nature peut être extrêmement diverse (acides nucléiques, ions, métaux, sucres, lipides, molécules organiques, ou autres protéines). Les interactions entre protéines en représentent la majeure partie. La compréhension des interactions entre protéines est fondamentale : d’une part, afin de mieux appréhender les bases moléculaires des processus biologiques et d’autre part, pour développer des méthodes de conception de ligands en vue d’obtenir des agents thérapeutiques et/ou diagnostiques.
De l’intérêt de la conception de ligands
Les stratégies mises en place afin d’obtenir de nouveaux médicaments (*) ont radicalement changé au cours du siècle dernier, de la découverte hasardeuse de nouveaux composés à la planification de la conception .
De la découverte à la conception de composés actifs
Jusqu’au XIXème siècle, la découverte de nouveaux médicaments était liée à l’observation empirique des effets produits par diverses substances naturelles vis-à-vis des maladies. Il est à noter que, déjà au XVIème siècle, Paracelse (**) prônait déjà l’idée de la nécessité de disposer de médicaments spécifiques pour chaque maladie. Au cours du XIXème siècle, grâce au progrès de la chimie et de la physiologie, les premiers principes actifs sont isolés (morphine, émétine, quinine, acide acétylsalicylique, digitaline). La première moitié du XXème siècle est marquée par le développement de nombreuses classes de médicaments. Apparaissent successivement les antisyphilitiques (1906), les anti-paludéens (1927), les antibiotiques (1928), les anti-infectieux (1935), les anti-histaminiques (1942), les anti-coagulants (1947), les anti-tuberculeux (1951), les anti dépresseurs (1957)…rejoignant ainsi les idées de Paracelse, émises 400 ans auparavant.
La seconde moitié du XXème siècle, montre un changement radical : les premières méthodes d’évaluation préclinique et de criblage sont introduites, faisant suite au drame de la thalidomide. La création de banques de composés naturels et/ou synthétiques, leur criblage puis l’identification des molécules actives constitue l’approche dite combinatoire. La 26 janvier 1965, la mise sur le marché de médicaments est soumise à une réglementation plus contraignante par la directive 65/65/CEE. Elle stipule que chaque composé actif identifié doit obtenir au préalable une Autorisation de Mise sur le Marché (AMM), délivrée par l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (AFSSAPS) ou l’Agence Européenne pour l’Evaluation des Médicaments (AMEA). L’AMM n’est décernée qu’à l’issue de différentes phases .
A titre d’indication, il est estimé qu’à la fin de celles-ci, 1 molécule active sur 10000 obtient finalement l’AMM . L’ensemble de la procédure couvre une période de 10 à 15 ans, de la découverte d’une molécule active à sa mise sur le marché. En tenant compte de ces limitations de temps et de rendement, le coût de développement d’un médicament est devenu prohibitif. La dernière estimation (bien que surévaluée d’après certains [2]) est évaluée à 802 millions de dollars [3], expliquant l’engouement des industries pharmaceutiques pour la mise au point de méthodes de conception de médicaments plus rapides et plus efficaces. Depuis une vingtaine d’années, l’industrie pharmaceutique s’est tournée vers la « conception rationnelle » (« Rational Drug Design ») pour l’obtention de nouveaux médicaments. Le but de l’approche rationnelle est de réduire le nombre d’échecs et limiter ainsi les coûts de développement. A cette fin, la conception est orientée vers une cible moléculaire, connue pour son implication dans un processus pathologique, et non plus par l’observation d’effets physiologiques. La conception rationnelle est une approche interdisciplinaire qui s’appuie, entre autre, sur les concepts de l’approche combinatoire (chimie combinatoire [4], « phage display » [5], évolution dirigée [6]), ainsi que sur diverses techniques de bioinformatique et de modélisation moléculaire , de biologie moléculaire, de biophysique et de chimie.
La conception « rationnelle »
Le principe de la conception rationnelle repose sur la connaissance préalable d’un système biologique ciblé (cause moléculaire d’une pathologie). La conception rationnelle de médicaments comprend plusieurs étapes successives .
Étapes 1 et 2 : identification et validation de cibles moléculaires d’intérêt. Les deux premières étapes concernent la cible moléculaire d’intérêt [8]. Les développements récents de l’informatique et de la bioinformatique combinés aux techniques de biologie moléculaire et de biochimie, ont permis l’émergence de domaines nouveaux tels que la génomique fonctionnelle, la génomique structurale ou la protéomique [7]. Ceux-ci permettent d’améliorer notre compréhension de processus biologiques et pathologiques, de la séquence des gènes aux interactions moléculaires impliquées. Ainsi, les cibles moléculaires associées aux pathologies peuvent-elles être identifiées et validées [7, 8].
Étape 3 : mise au point d’un test d’évaluation des composés actifs. Avant toute conception, il convient de disposer d’une méthode de sélection la plus spécifique possible afin d’identifier les composés les plus actifs. L’approche rationnelle nécessite, le plus souvent, une étape combinatoire, laquelle génère une grande diversité de composés [9, 10, 11]. Selon la taille de la banque de composés générés lors de l’étape combinatoire, des méthodes de criblage à haut débit ou HTS (« High Throughput Screening ») [12], seront nécessaires. Plus récemment, les développements de la modélisation moléculaire laissent envisager, à l’avenir, des méthodes de criblage in-silico ou vHTS (« virtual HTS ») .
Étape 4 : identification de molécules guides. Après la mise au point d’une méthode d’évaluation, le processus dans son ensemble est itératif (figure I-4, étapes 4 à 7). La première de ces étapes correspond à l’identification ou la conception d’une ou plusieurs molécules guides (« lead »), capables d’interagir avec la cible choisie. Le seul critère d’affinité est utilisé à cette fin. Une approche plus récente, ou « criblage in-vivo », consiste à sélectionner, dès la première étape, les molécules possédant des critères biologiques compatibles avec le développement de médicaments (biodisponibilité, pharmacocinétique…). De cette façon, l’étape d’optimisation s’avère plus efficace.
Étape 5 : optimisation des propriétés biologiques de la molécule guide. Ultérieurement, les propriétés biologiques (affinité, spécificité, biodisponibilité, toxicité…) des molécules guides sont optimisées par diverses modifications de leur composition. Ces modifications peuvent être déterminées à partir, soit de l’analyse structurale et/ou fonctionnelle du système, soit de façon aléatoire. Toutefois compte tenu de l’impossibilité actuelle à prédire les propriétés biologiques d’un composé donné à partir de sa seule structure, il est nécessaire d’introduire la diversité moléculaire la plus complète possible. Dans ce but, des banques de composés variés de nature diverse, aussi bien organiques que protéiques, sont construites. La chimie combinatoire, qui trouve son origine dans la chimie des peptides [4, 14] permet de construire d’importantes banques de composés organiques ou peptidiques. La grande diversité ainsi générée [10, 11] explique l’importance de cette approche dans la découverte de nouveaux composés actifs [9]. Plus récemment le développement de la synthèse à diversité orientée (ou DOS) [15, 16] a permis d’augmenter la complexité des composés organiques synthétisés. En outre, dans le cas de composés peptidiques, la diversité ou la modification de fonctions peut être obtenue par des techniques de biologie moléculaire regroupées sous le terme d’évolution dirigée [6]. La méthode de « phage display » [5, 17], couplée à celles-ci, rend possible l’identification des peptides actifs contenus dans ces banques [18].
Étape 6 : sélection des composés actifs. Enfin, dans la dernière étape de chaque cycle, les molécules issues des banques créées à partir des molécules guides sont testées grâce, notamment, aux méthodes de criblage à haut débit (HTS [12] ou vHTS [13]) et, seules les molécules les plus efficaces, sont conservées.
Étape 7 : mise au point de médicament. Le processus étant itératif, les molécules identifiées comme les plus actives peuvent être de nouveau utilisées comme guide pour un cycle supplémentaire d’optimisation/sélection. Lorsque l’activité d’un composé est estimée acceptable, le processus de développement de médicament se poursuit par la réalisation d’essais précliniques et de formulation adéquate .
Remarques
Malgré la mise au point et l’utilisation généralisée de la conception rationnelle, la conception de nouveaux médicaments est en déclin [19]. Plusieurs travaux incriminent cette approche, du fait d’une prise en compte incomplète des systèmes et processus biologiques. Une même pathologie peut, en effet, être associée à plusieurs protéines, de ce fait ; l’inhibition d’une seule cible ne peut suffire. Les limitations concernent donc essentiellement le choix de la cible d’intérêt et non pas l’activité des composés vis-à-vis de celle-ci. Certains envisagent une approche, combinant à la fois conception rationnelle et conception basée sur la physiologie (« Physiology Based Drug Design »), via l’utilisation de criblage in vivo notamment.
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Table des matières
INTRODUCTION
CONCEPTION DE LIGANDS PROTÉIQUES
Chapitre I : Conception de ligands protéiques
I.1 De l’intérêt de la conception de ligands
I.1.1 De la découverte à la conception de composés actifs
I.1.2 La conception « rationnelle »
I.1.3 Identification/Conception de « molécule guide »
I.1.4 Conclusion
I.2 De l’utilisation des protéines comme ligands
I.2.1 Implications pour la conception de ligands
I.2.2 Les protéines comme agents thérapeutiques et/ou diagnostiques
I.3 Conception de ligands protéiques
I.3.1 Minimisation de protéines
I.3.2 Synthèse de plateformes de novo
I.3.3 Utilisation de plateformes naturelles
I.3.4 Conclusion
Chapitre II Analyse des interactions protéine-protéine
II.1 Description générale des interfaces des interfaces
II.1.1 Un ou plusieurs types de complexes ?
II.1.2 Caractéristiques des interfaces protéine-protéine
II.1.3 Composition des interfaces
II.1.4 Conclusion
II.2 Considérations énergétiques
II.2.1 Aspects thermodynamiques de l’interaction
II.2.2 Interaction ponctuelles entre atomes non-liés
II.2.3 Définition de « point chaud de l’interaction » ou « hotspot »
II.2.4 Conclusion
II.3 Le potentiel électrostatique dans les interactions protéiques
II.3.1 Aspects électrostatiques de l’interaction
II.3.2 Notion de potentiel électrostatique
II.3.3 Conclusion
Chapitre III : Conception de ligands protéiques
III.1 Principe de la méthode de conception de ligands protéiques
III.1.1 Du motif fonctionnel à la conception de ligands protéiques
III.1.2 Recherche de structures possédant un motif topologique équivalent
III.1.3 Sélection des plateformes
III.1.4 Conclusion
III.2 Le système de référence toxine-canal potassique
III.2.1 Les canaux de la famille Kv
III.2.2 Les toxines spécifiques des canaux Kv1
III.2.3 L’interaction entre la BgK et les canaux de la famille Kv
III.2.4 Conclusion
Chapitre IV : Recherche de similarité d’interaction parmi les ligands d’une même cible
Analyse de complexes protéine-protéine
IV.1 Systèmes d’étude
IV.1.1 Critères de sélection des systèmes
IV.1.2 Homogénéité des cibles
IV.1.3 Le site de liaison
IV.1.4 Diversité des ligands
IV.1.5 Conclusion
IV.2 Analyse des interfaces ligand-cible
IV.2.1 Propriétés globales des interfaces
IV.2.2 Aspects électrostatiques
IV.2.3 Conclusion
IV.3 Analyse des interactions intermoléculaires ligands / cible
IV.3.1 Interactions « pi-pi » et « cation-pi »
IV.3.2 Interactions coulombiennes
IV.3.3 Liaisons hydrogène
IV.3.4 Conclusion
Chapitre V : À la recherche de plateformes protéiques
V.1 Influence des paramètres de recherche
V.1.1 Influence de la taille des structures
V.1.2 Influence de la taille du motif
V.1.3 Influence du RMSD_MAX
V.1.4 Influence du ∆d_MAX
V.1.5 Influence du filtre stérique
V.1.6 Conclusion : choix des paramètres de recherche
V.2 Identification des plateformes protéiques
V.2.1 Recherche de motifs topologiques
V.2.2 Sélection in-silico des plateformes
V.2.3 Critères additionnels
V.2.4 Conclusion
V.3 Analyse des plateformes
V.3.1 Les plateformes identifiées
V.3.2 Diversité structurale des plateformes
V.3.3 Analyse du potentiel électrostatique
V.3.4 Conclusion
Chapitre VI : Validation expérimentale
VI.1 Production par biologie moléculaire de la plateforme 1J75
VI.1.1 Plateforme 1J75
VI.1.2 Rendement de production
VI.1.3 Conclusion
VI.2 Production des plateformes par voie chimique
VI.2.1 Synthèse chimique sur support solide
VI.2.2 Obtention des plateformes
VI.2.3 Conclusion
VI.3 Caractérisation structurale des plateformes
VI.3.1 Caractérisation par dichroïsme circulaire
VI.3.2 Détermination de la structure tridimensionnelle de 1J75mt K30A
VI.3.3 Conclusion
VI.4 Évaluation expérimentale des ligands protéiques
VI.4.1 Caractérisation de l’affinité
VI.4.2 Modèles d’interaction ligands/Kv1.2
CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES
ANNEXES