Comprendre le processus de conception d’un système de travail dans l’indivisibilité du temps

Cette recherche en ergonomie s’inscrit dans un contexte de transition agroécologique (TAE). Elle vise à analyser le processus dans lequel sont des agriculteurs en transition comme un processus de conception, les agriculteurs étant alors vus comme les concepteurs de leurs systèmes de travail. Ce travail de thèse poursuit une collaboration ancienne entre l’équipe d’ergonomie du Centre de Recherche sur le Travail et le Développement (CRTD) du Cnam et de l’UMR Laboratoire Interdisciplinaire Sciences Innovations Sociétés (LISIS) de l’INRA.

La conception vue au travers d’un modèle dialogique

Un modèle de conception construit sur la mise en tension du virtuel et du réel 

Nous proposons de comprendre le processus de conception qu’engagent les agriculteurs lorsqu’ils s’inscrivent dans une transition agroécologique à travers une mise en tension de deux pôles que nous appellerons les pôles du virtuel et du réel (Bergamini, 1995 ; Béguin & Bergamini, 1996 ; Martin, 2000 ; Béguin, 2010) . Cette vision de deux pôles en tension dans les processus de conception est une vision largement partagée par les chercheurs travaillant sur la conception, mais les dénominations que peuvent prendre ces deux pôles varient, comme Béguin (2010) le synthétise à travers ses termes de logos et praxis : virtuel – réel, souhaitable – possible, construction de problème de conception – construction de solutions de conception .

Derrière ces termes, on retrouve l’idée d’un premier pôle concernant la volonté relative au futur, terme utilisé par Daniellou (2004) puis largement repris par les travaux en ergonomie de la conception, et d’un second concernant la mise en œuvre de cette volonté dans le réel des utilisateurs de l’objet conçu, de sa «réalisation concrète » (Béguin, 2010, p. 48). Dans le cadre de cette thèse, nous avons retenu les termes de virtuel et réel pour nommer ces deux pôles. Ce choix est un moyen de saisir le réel des agriculteurs dans la mise en œuvre de leur processus de conception.

Le pôle que nous appelons pôle du virtuel recouvre la volonté relative au futur. S’y jouent donc les orientations stratégiques du projet de conception, que les ergonomes ont pu proposer de travailler via des outils d’analyse stratégique (e.g. Barcellini, Van Belleghem & Daniellou, 2013 ; Noyer, & Barcellini, 2014). D’autres concepts largement répandus en ergonomie de l’activité ont également permis de souligner le caractère aléatoire et parfois inattendu du futur, tels que la diversité et la variabilité, qui peuvent être relevées chez les travailleurs mais également en termes de situations de travail, (Daniellou, Laville & Teiger, 1983 ; Daniellou, 1992). Le pôle du virtuel recouvre également une représentation des concepteurs de l’objet de conception et de son utilisation « qu’il faudra faire advenir, et concrétiser» (Béguin, 2010, p. 50). S’y jouent donc aussi des orientations (entendues ici comme des volontés) du processus de conception sur lesquelles l’ergonome s’est positionné pour discuter comme souhaitables ou non (e.g Béguin, 2010), au titre de la productivité et de l’efficacité des travailleurs relativement à leurs caractéristiques et leurs capacités tout en favorisant leur santé et leur sécurité (e.g Falzon & Mas, 2007). L’ergonomie peut ainsi contribuer à la définition de la volonté relative au futur via ses connaissances sur le fonctionnement de l’Homme (du point de vue physique, physiologique, cognitif, psychologique, etc.), sur l’activité, sur les processus de conception et de prise de décisions dans les organisations et à propos des capacités d’adaptation de dispositifs techniques. On peut donc souligner que ce pôle du virtuel, tel qu’il est travaillé par les méthodes de l’ergonomie, semble engager principalement des éléments du futur (via la volonté relative au futur) ainsi que du présent, dans une moindre mesure (via la prise en compte de l’existant).

La mise en tension du virtuel et du réel comprise comme un dialogue

Il ne s’agit pas ici de prétendre démêler la complexité de ce que signifie un dialogue relativement aux travaux qui ont cherché à le définir, mais plutôt d’expliciter la manière dont nous nous saisissons de ce concept. Tout d’abord, les travaux qui se sont construits autour du modèle de la conception proposant un dialogue entre le virtuel et le réel semblent se rapprocher des travaux de Bakhtine. Ils permettent d’aborder le processus de conception comme un processus finalisé qui relie un acte de la pensée (celui de conceptualiser un nouvel objet) à celui de sa production (e.g. Béguin, 2010), et ceci par la création d’un dialogue qui se construit tout au long du processus. L’approche dialogique développée par Bakhtine à la fin des années 1920 recouvre les échanges verbaux entre un locuteur et un allocutaire au minimum, considérant l’acte de langage pas seulement comme une mise en mots de la pensée du locuteur, mais aussi participant au processus de construction de cette pensée. Le dialogue se définit alors à travers son énoncé (l’unité de l’échange verbal, aussi appelé le dialogue réel) et son orientation dialogique (un énoncé peut être orienté « (i) vers des énoncés réalisés antérieurement sur le même objet de discours, et (ii) vers la réponse qu’il sollicite », Bres, 2005, p. 51-52). Ainsi le dialogue, selon Bakhtine, ne permet pas seulement de comprendre l’objet du discours, mais aussi de le constituer et de le transformer. Bakhtine comprend alors l’objet du dialogue comme une production de l’échange verbal en cours de construction. C’est la mise en dialogue d’énoncés qui permettrait de relever leur signification. En conséquence, le dialogue tel qu’il est envisagé ici peut être considéré comme « développemental » pour deux raisons. Tout d’abord, le dialogue ne résulte pas seulement de la structure de l’échange verbal, mais bien ce qu’il crée de nouveau. Ensuite, le dialogue ne se termine jamais puisqu’il est toujours dans un rapport avec le réel, et en cela, il est sujet à des développements (Bakhtine, 1978).

Il est aussi important de noter que les dialogues n’ont pas toujours été étudiés du point de vue des interactions verbales. Effectivement, certains auteurs considèrent d’autres formes du dialogue que la forme discursive. Par exemple, les travaux de Morin (1988) s’intéressent également à la notion de dialogique en s’appuyant moins sur des échanges verbaux qui permettent des rencontres entre des énoncés, mais plus sur l’existence d’interactions entre deux pôles contradictoires, cherchant à dépasser ces contradictions et proposant de lire ces deux pôles contraires comme faisant partie d’une unité. De la même manière, nous pouvons citer les travaux de Schön (1983, 1987; Schön & DeSanctis, 1986) qui parle de conversation réflexive avec la situation pour souligner le dialogue qui s’instaure entre le concepteur et la situation. Enfin, des travaux envisagent des dialogues entre un (ou des) interlocuteur(s) et des objets intermédiaires ainsi qu’entre les interlocuteurs autour de ces objets intermédiaires (e.g. Béguin, 2004, 2013 ; Béguin, Cerf & Prost, 2012). Ces derniers travaux introduisent l’idée que les dialogues permettent une convergence entre deux pôles, dans le cadre de la conception, pensés en lien avec (1) une volonté relative au futur de ce qui est à concevoir et de comment concevoir et (2) ce qui est possible de réaliser dans les conditions données par le réel.

Dans le cadre de cette thèse, il s’agit de porter une attention particulière aux dialogues qui se jouent entre les énoncés, considérés comme le contenu des échanges, et moins à ceux identifiés dans l’alternance d’échanges verbaux entre des interlocuteurs. Les analyses construites dans le cadre de cette recherche auront pour objet le contenu des échanges verbaux, produits au cours d’entretiens réunissant un ou plusieurs agriculteur(s) et intervenant(s). Il s’agit de comprendre les dialogues comme des orientations d’un énoncé vers un autre, c’est-à-dire ce qui se crée entre des contenus d’échanges verbaux qui se rencontrent, se répondent au travers de mises en tensions entre une volonté relative au futur et le réel de l’agriculteur. Il s’agit alors de considérer que chaque acteur de la conception porte en lui un dialogue interne, qui met en tension le virtuel et le réel, et explore aussi ces tensions dans des dialogues externes avec d’autres interlocuteurs.

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Table des matières

Introduction
1. Introduction générale
2. Contexte et positionnement de la thèse
3. Organisation de la thèse
Chapitre 1 – Le processus de conception vu comme un dialogue entre le réel, le concevable et le virtuel, trois pôles incarnant l’indivisibilité du temps
1. Introduction au chapitre
2. La conception vue au travers d’un modèle dialogique
2.1. Un modèle de conception construit sur la mise en tension du virtuel et du réel
2.2. La mise en tension du virtuel et du réel comprise comme un dialogue
2.3. Point d’étape : quelles mobilisations et valorisations du passé dans le modèle dialogique de la conception ?
3. Enrichir le modèle dialogique du concevable pour mieux penser les temps de la conception
3.1. Comprendre le processus de conception déjà déroulé : mobilisation du passé
3.2. Le processus de conception structuré par l’indivisibilité du temps
3.3. Quels outils pour comprendre et intervenir dans un processus de conception en tenant compte de l’indivisibilité du temps ?
3.3.1. Des outils d’aide à une conception développementale
3.3.2. Le récit : mobiliser le passé dans le temps présent pour penser le futur
3.4. Point étape : moments du temps, récits de conception et formes de dialogue virtuel – concevable – réel
Chapitre 2 – Le système de travail comme objet de conception des agriculteurs en transition agroécologique
1. Introduction au chapitre
2. Le système de travail construit et structuré autour de l’activité de l’agriculteur
2.1. Quelles représentations du système de travail associées à la transformation du travail ?
2.1.1. Le système de travail : des composants impactés par et/ou impactant le travail
2.1.2. Le système de travail conçu au fil des expériences dans la progression d’un processus continu et finalisé
2.2. Quels éléments de l’activité de l’agriculteur pris en compte dans la conception de son système de travail ?
2.3. Point d’étape : le système de travail, un ensemble d’éléments impactés ou impactant le travail d’un travailleur
3. Le système de travail dans la transition agroécologique : transverse à de multiples autres systèmes
3.1. La transition agroécologique : penser la pluralité de systèmes dynamiques en transformation
3.1.1. Le contexte de transition agroécologique : penser plusieurs systèmes
3.1.2. Un système dynamique et adaptatif
3.2. Une multiplicité de systèmes impactés et impactant l’activité de l’agriculteur
3.3. Point d’étape : le système de travail transverse, adaptatif et dynamique, objet de conception des agriculteurs en transition
Chapitre 3 – Problématique de recherche et stratégie de recherche
1. Problématique de recherche
2. Stratégie de recherche et d’intervention
2.1. Démarche de recherche et d’intervention
2.2. Dispositifs d’intervention et de recherche
2.2.1. Description de la méthode Chronique du Changement
2.2.2. Présentation des terrains d’intervention et de recherche
2.2.3. Choix des études de cas
2.3. Dispositif de recherche
2.3.1. Récapitulatif des entretiens mobilisés pour le recueil des données
2.3.2. Analyse des données
Conclusion

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