Complexité narrative et hybridité dans les romans Dolce agonia et Lignes de faille de Nancy Huston

L’analyse des récits et de leur structure est un domaine d’études passionnant, mais qui peut aussi être fort réducteur. Ainsi, la sémiotique structurale de Greimas, qui a lancé le bal des études critiques sur la structure en littérature, a connu de nombreux détracteurs en raison de son caractère clos, fini. Or, rien n’est plus fascinant que d’envisager une oeuvre littéraire comme un objet pouvant subir des influences et se modifier, et peut-être encore plus aujourd’hui avec les rapides transformations du monde globalisé qui est le nôtre. La mobilité des auteurs et de leurs personnages laisse son empreinte dans l’écriture même des textes.

Les romans de l’écrivaine d’origine canadienne Nancy Huston témoignent de cette influence de la nouvelle donne internationale sur la structure des récits. Plusieurs de ses oeuvres présentent des récits organisés de manière complexe et se situent au carrefour d’une identité écartelée entre des territoires multiples. Il est de plus difficile, à leur lecture, de ne pas faire abstraction du parcours même de l’auteure, une Canadienne-anglaise d’origine ayant émigré en France et qui a adopté le français comme langue d’usage. Ce dédoublement des complexités aux niveaux formel et sémantique rend, a priori, le statut de ces récits problématique. Cela pourrait-il être dû à la part d’autobiographie potentiellement présente dans la fiction telle que la façonne Huston? Ou serait-ce que nous faisons face à des récits marqués par l’hybridité, au sens où l’entend Wolfgang Welsch? Selon le philosophe allemand spécialiste d’esthétique, l’hybridité est une caractéristique des cultures de notre monde contemporain, qui s’associent dans des constellations interdépendantes (Welsch, 1999: 197). Se pourrait-il que ce soit ce phénomène qui soit exposé dans les romans de Huston à travers des récits tout aussi “constellationnaires”? On le voit, ces interrogations ouvrent naturellement la voie à une réflexion sur la transculturalité, cette discipline relativement récente au sein des études littéraires.

La dimension transculturelle chez Nancy Huston

Présentation du concept de transculturalité

Avant d’aborder la transculturalité chez Nancy Huston, il serait bon de faire un bref survol du concept même qui, bien qu’ayant toujours existé en tant que phénomène (Gilsenan Nordin et al., 2016: 11), n’est devenu objet d’études qu’assez récemment. On doit au philosophe allemand Wolfang Welsch d’avoir mis la transculturalité sur la carte. Dans un texte intitulé Transculturality-The Puzzling Form of Cultures Today, il affirme que c’est le concept culturel le plus approprié aux cultures d’aujourd’hui (Welsch, 1999 : 194). Il débute ensuite son explication en opposant la transculturalité au concept de cultures uniques (single cultures) (ibid.). Welsch mentionne que l’interculturalité ou encore la multiculturalité sont le plus souvent associées au second concept. Toutes deux supposent le vivre-ensemble de cultures différentes, où les cultures sont vues comme des entités qui à la limite peuvent communiquer les unes avec les autres, mais qui restent intrinsèquement homogènes (idem : 196). La transculturalité, au contraire, se situerait plutôt au confluent des cultures, celles-ci se liant les unes aux autres, donnant ainsi naissance à de nouveaux phénomènes culturels (idem : 197). Ainsi, comme nous l’avons déjà mentionné en introduction de cet essai, c’est l’hybridation qui caractérise le mieux les cultures d’aujourd’hui. Comme nous le dit Welsch, tout est désormais «transculturellement déterminé»  (idem : 198).

Dans ce tout bien englobant, certains éléments se démarquent comme étant porteurs des questions transculturelles. L’identité, qui fait l’objet de l’ouvrage collectif Transcultural Identity Constructions in a Changing World, est l’un de ceux-ci. Dans l’introduction du livre, on dit vouloir étudier les identités résultant de «diverses rencontres culturelles» , qui se révèlent «fluides et multifacettes» (Gilsenan Nordin et al., 2016 : 11). On explique plus loin qu’un des buts du livre est d’analyser la dynamique de forces culturelles de différentes origines à l’oeuvre et de voir comment cette dynamique influence à la fois l’identité culturelle et l’activité narrative (idem : 13). Ceci s’avère assurément un champ de réflexion fort riche pour qui s’intéresse à l’oeuvre de Nancy Huston. L’auteure, qui se situe au croisement de plusieurs rencontres culturelles, expose en effet à travers son écriture un questionnement identitaire assumé. Comment ces rencontres s’actualisent-elles dans ses romans? Ont-elles un impact sur la forme des récits? Reconnaît-on leur influence sur la construction identitaire? Voilà quelques questions que soulève le caractère transculturel de l’oeuvre de Huston.

Transculturalité et identité dans les romans de Nancy Huston

Nancy Huston est née en 1953 à Calgary, dans l’ouest canadien. Adolescente, elle a par la suite déménagé dans l’état américain du New-Hampshire, où elle a toujours de la famille. Elle s’installe en France en 1973, où elle demeure encore aujourd’hui. Elle se situe donc clairement dans un «entre-deux identitaire et linguistique », selon la formule d’Adina Balint-Babos (2012 : 50), ce qui n’est pas sans influence sur sa pratique d’écrivaine. Ayant débuté sa carrière littéraire en écrivant dans la langue de Molière, elle a, depuis Cantique des plaines paru en 1993, et pour tous ses romans à suivre, retrouvé l’anglais, sa langue maternelle, comme langue première d’écriture, pour ensuite traduire elle-même ses ouvrages en français. Dans Transcultural Identity Constructions in a Changing World, Hiroko Inose consacre un article à la littérature bilingue où elle mentionne un article d’Akikusa Shunichiro citant Nancy Huston, selon qui cet exercice d’autotraduction permettrait de vivre «une expérience immensément satisfaisante, celle de guérir à l’intérieur de soi-même ce qui a été divisé en deux et de devenir une seule et même personne dans les deux langues» (Gilsenan Nordin et al., 2016: 231). Qualifiée d’affirmation de poids par Inose (idem: 232), cette remarque montre que l’aspect transculturel est important dans la façon dont l’auteure entrevoit son identité. En effet, il lui est impossible de se sentir pleinement elle-même tant que ses deux identités ne sont pas réconciliées, la traduction étant un des moyens pris pour y parvenir. Nous voici au coeur de cet aspect sémantique mentionné dans l’introduction.  La volonté d’exprimer cette «posture d’entre-deux» identitaire ne se limite pas à l’autotraduction. On en retrouve également la trace dans l’organisation des histoires que Huston raconte ainsi que dans leur contenu. Prenons tout d’abord le lieu, qui est forcément important pour un écrivain transculturel, car lié à l’identité mutliple. Parlant du lieu de l’origine, soit l’enfance, chez Huston, Adina Balint-Babos cite Daniel Sibony qui declare : «il ne s’agit pas de s’identifier à cette origine; le travail pour l’écrivain est d’intégrer cette identité dans un trajet (…)» (Balint-Babos, 2012 : 51). Comme le mentionne Christine KleinLataud dans le texte intitulé Langue et lieu de d’écriture consacré à Huston, «la reconnaissance des racines apparaît […] comme un facteur de re-constitution du moi» (KleinLataud, 2004 : 46). Il se trace ainsi un parcours identitaire aux racines nombreuses, avec l’incursion dans le monde de l’enfance comme point de départ et la mutliplicité culturelle comme thème se déployant en cours de route. Ainsi le thème du lieu, lui-même fortement lié à la figure de l’écrivaine, appelle un parcours narratif à forte teneur identitaire.

La perspective temporelle peut elle aussi se révéler transculturelle. Auteur d’une thèse de doctorat mariant les questions d’identité et de transculturalité, Jimmy Thibeault s’est penché sur différents écrivains canadiens-français, parmi lesquels Nancy Huston. Traitant entre autres du discours narratif chez celle-ci, il constate qu’on retrouve dans ses écrits «une prise de conscience que le passé ne se définit jamais dans sa pureté, mais en accord avec l’instant présent de son énonciation» (Thibeault, 2008 : 80). Développant son idée, et se référant plus spécifiquement au roman Cantique des plaines, il note que le rapport à l’Histoire y est renversé et que le présent ne découle plus du passé comme il est normalement admis. C’est plutôt le présent qui devient «un élément de compréhension» du passé. «En d’autres mots, le retour à l’Histoire se fait désormais dans un compte à rebours narratif où l’énonçant positionne d’emblée son discours dans le présent» (idem : 81). Le passé devient alors perméable aux transformations qui peuvent survenir lorsque l’on essaie de l’ajuster au présent, et reflète un vécu identitaire qui s’actualise dans le hic et nunc. La place du «moi» chez Huston ne semble pas non plus pouvoir être éludée. Parlant du jeu de la voix narrative chez celle-ci, Adina Balint-Babos souligne qu’elle se déplace entre «le soi» et «l’autre» et explore «différentes postures d’énonciation», et que sa fonction est d’explorer cette identité écartelée, à la fois multiple et en mouvance, «en résonance avec l’époque où nous vivons» (Balint-Babos, 2012 : 46). Elle parle d’un «décentrement du «je» [qui] engendre une écriture à la fois mémorielle et prospective qui semble délibérément chercher la traversée des frontières» (idem : 47). Fait à noter, BalintBabos associe explicitement cette voix narrative énonciatrice à l’écrivaine elle-même, citant Huston afin de valider son assertion : «La littérature nous autorise à repousser ces limites, aussi imaginaires que nécessaires, qui dessinent et définissent notre moi» (ibid.). Il apparaît en effet que dans les écrits conscarés à Nancy Huston que nous avons retenus, on ne se donne pas la peine de tracer la ligne de démarcation entre l’énonciateur et l’auteur. Sans doute cela peut-il s’expliquer par le fait que celle-ci peut sembler bien mince, mais aussi sans doute parce qu’on se situe ici en dehors de l’analyse structuraliste. Dans la perspective transculturelle, l’auteur ne semble pas dissocié du discours narratif qu’il produit.

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Table des matières

INTRODUCTION
DÉVELOPPEMENT
1. Survol des éléments structuralistes/sémiotiques
1.1 Greimas et le modèle actanciel
1.2 L’oeil du critique: Gérard Genette et Figures III
1.3 La sémiotique renouvelée de Jacques Fontanille
1.3.1 La critique du carré sémiotique
1.3.2 Le discours en acte et l’identité en construction
1.3.3 La présence de l’instance de discours
2. La dimension transculturelle chez Nancy Huston
2.1 Présentation du concept de transculturalité
2.2 Transculturalité et identité dans les romans de Nancy Huston
3. Analyse croisée sémiologique/transculturelle de Dolce agonia et Lignes de faille de Nancy Huston
3.1 Présentation des deux oeuvres et de leur caractère hybride et complexe
3.2 Points de contact entre la sémiologie renouvelée et les études transculturelles utilisés pour l’analyse
3.2.1 Présence de l’instance de discours dans les romans de Huston face à l’énonciation dans un contexte transculturel
3.2.2 L’identité en construction face à l’identité transculturelle
3.2.3 L’expression de l’identité en construction par le style dans le contexte d’un récit hybride complexe: l’auteur retrouvé?
CONCLUSION
Glossaire des concepts théoriques déterminants
Bibliographie

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