Le carbone est indiscutablement l’élément le plus important de la chimie du vivant puisqu’il constitue le squelette des molécules organiques. De configuration électronique 1s2 2s2 2p2 , il engage généralement ses quatre électrons de valence dans la formation de 4 liaisons (simples ou multiples) avec d’autres atomes afin de respecter la règle de l’octet. Il existe cependant quelques exemples de molécules dans lesquelles tous les électrons de valence ne sont pas engagés dans des liaisons, l’atome de carbone peut alors présenter un ou plusieurs électrons dits non liants. On peut citer les cas des radicaux (1 électron non-liant) ou encore du monoxyde de carbone, des isonitriles et des carbènes dans lesquels l’atome de carbone est porteur d’un doublet non liant .
Si le monoxyde de carbone et les isonitriles sont des molécules stables, la stabilité des carbènes va dépendre de leur substitution. En effet, les travaux pionniers de Bertrand puis d’Arduengo, ont démontré que la présence d’au moins un hétéroélement π-donneur en α du centre carbénique est nécessaire pour compenser la déficience électronique de l’atome de carbone qui ne compte que 6 électrons de valence.
Les carbodiphosphoranes (CDP) sont une autre famille de molécules possédant un atome de carbone porteur de deux doublets non-liants. Des études théoriques récentes démontrent que ces derniers, préparés dans les années 60 par le groupe de Ramirez et présentant deux fonctions ylures de phosphonium cumulées sur un même atome de carbone, peuvent être considérés comme des complexes de carbone (0) portant deux doublets non-liants stabilisés par deux phosphines . Ces espèces sont désormais connues sous le nom anglais de « carbone » afin de refléter leur caractère chimique.
La description des carbodiphosphoranes en tant que complexes de C(0), utilisée pour la première fois par Kaska en 1973,emprunte les notations classiquement utilisées en chimie organométallique, l’atome de carbone se comportant de manière analogue aux métaux de transition .
Ces dernières années, de nombreux complexes de C(0) stabilisés par divers ligands L (phosphines, ligands soufrés, carbènes) ont été décrits dans la littérature. Dans ce chapitre, nous allons en dresser un état de l’art en s’intéressant tout particulièrement à leurs potentiels en tant que ligands pour la chimie de coordination, ainsi qu’à leur réactivité chimique.
Complexes de C(0)
Les carbodiphosphoranes
Synthèse des CDP
De nombreux carbodiphosphoranes diversement substitués sur les atomes de phosphore ont été préparés. Ils sont généralement obtenus par déprotonation de leurs précurseurs cationiques .
D’autres voies plus exotiques ont également été décrites : Le groupe de Röschenthaler a ainsi préparé le CDP 4 par réaction entre la diphosphine 1 et deux équivalents d’hexafluoroacétone . Les auteurs proposent un mécanisme impliquant la formation de la bétaïne 2 suivie de la migration d’un proton du méthylène vers le carbone anionique pour donner l’ylure 3 qui réagit instantanément avec un second équivalent de l’hexafluoroacétone.
A noter également, la préparation fortuite par Schmidbaur du CDP 7 à partir du bis phosphonium 5 . La double méthylation du méthylène central avait pour objectif l’obtention du bisylure non cumulé 6. De manière inattendue, l’addition d’une base sur 5 permet l’obtention du CDP 7 à partir d’un ylure transitoire.
Une analyse NBO révèle la présence de deux paires libres d’électrons sur le carbone central ainsi que deux orbitales σ-liantes P-C. Ce résultat a été confirmé par l’analyse des orbitales frontières. La HOMO-1, de symétrie σ correspond à une première paire libre, centrée sur le carbone et pointant dans la direction de l’angle . D’autre part, la HOMO correspond à la seconde paire d’électrons, de symétrie π perpendiculaire au plan PCP. Cette dernière est partiellement délocalisée sur les orbitales σ* des deux atomes de phosphore (Erreur ! Source du renvoi introuvable.). Ce phénomène de délocalisation est en accord avec les données RX qui indiquent des liaisons P-C particulièrement courtes.
En outre, les calculs de charge NPA révèlent une valeur largement négative de -1,4 pour l’atome de carbone, ce qui confirme la présence de charges négatives sur cet atome. Les atomes de phosphore présentent une charge positive de l’ordre de + 1,5. Ces résultats sont en bon accord avec la forte polarisation des liaisons P-C dans les ylures de phosphonium. Quelques modèles cycliques de carbodiphosphoranes ont également été préparés. Le groupe de Schmidbaur a notamment synthétisé les dérivés 9 et 10, mettant en évidence que la stabilité thermique dépend fortement de la tension de cycle . Plus récemment, notre équipe a préparé deux autres modèles thermiquement plus stables 11a et 11b.
La structure du CDP cyclique 11b a pu être confirmée par diffraction des rayons-X. Celle-ci révèle des liaisons P-C relativement courtes (1,65 Å), de l’ordre de grandeur de leur analogue linéaire. En revanche, la contrainte apportée par la structure cyclique engendre bien entendu un angle beaucoup plus fermé (105°), ce qui se traduit également par une réactivité accrue par rapport aux modèles acycliques.
Les carbodicarbènes
En 2007, Frenking et al. se sont intéressés à l’étude théorique de nouveaux complexes de carbone(0) avec des ligands carbonés, les carbodicarbènes (CDC). Cette étude avait pour but d’évaluer les conséquences du remplacement des phosphines des CDP par des diaminocarbènes linéaires (tetraaminoallènes, TAA) et cycliques (NHC) .
Les calculs théoriques de Frenking concernant les tetraaminoallènes (TAA), préparés dans les années 70, montrent qu’ils peuvent être définis comme des complexes de C(0) malgré leur géométrie linéaire ou quasi-linéaire (respectivement C[C(NMe2)2]2 : 180,0° et C[C(NEt2)2] : 169,5°). Tout comme les CDP, la barrière énergétique pour réduire l’angle autour de l’atome de carbone central des TAA est très faible (de l’ordre de 8,7 kcal.mol-1 ). Les NHC étant fortement σ-donneurs et faiblement π accepteurs, le carbone central du CDC correspondant est naturellement plus riche en électrons que celui des CDP. Tout comme les CDP, les calculs prédisent un angle autour de l’atome de carbone central des CDC très coudé (125,8 et 131,7°) et des liaisons C-C très courtes typiques de liaisons doubles (1,35 Å) .
L’analyse structurale de 25b révèle un angle coudé (140,07°), et une distance P-C (1,623 à 1,628 Å) de l’ordre de grandeur de liaisons doubles, similaires à celles observées pour les CDP (1,629- 1,637 Å). On note que les liaisons Si-C (1,684-1,698 Å) sont similaires à celles observées pour les 1- silaallenes (Si=Csp : 1,694-1,704 Å). Ces valeurs révèlent un caractère de complexe de carbone (0) marqué.
Les calculs DFT révèlent une densité électronique sur l’atome de carbone central supérieure à celles calculées pour les autres complexes C(0). Ce résultat peut s’expliquer par la très forte donation du ligand silylène, connu pour être un meilleur donneur que les phosphines et les NHC. Les calculs NBO révèlent une orbitale HOMO de symétrie π perpendiculaire au plan PCSi, partiellement délocalisée vers les hétéroatomes, similaires aux autres bis-ylures (Figure 4). En revanche, l’orbitale HOMO-1 de symétrie σ qui se trouve dans le plan PCSi, est notablement déformée vers l’atome de silicium. Cette situation particulière a été confirmée par analyse expérimentale de la distribution de la densité électronique (EDD) confirmant une interaction π entre l’orbitale nσC avec le silicium par hyper-conjugaison négative.
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre I : Introduction bibliographique
Introduction
I. Complexes de C(0)
1. Les carbodiphosphoranes
a) Synthèse des CDP
b) Analyse structurale et théorique des CDP
2. Les carbodicarbènes
3. Complexes de C(0) mixtes
a) Travaux du groupe de Fujii sur les complexes C(0) stabilisés par un ligand iminosulfure
b) Etude comparative des carbophosphinocarbènes et analogues
c) Travaux de notre équipe sur les bis-ylures mixtes
II. Coordination des complexes de C(0) aux métaux de transitions
1. Complexes organométalliques présentant une coordination de type η1-monométallique
a) Coordination aux métaux du groupe 6
b) Coordination aux métaux du groupe 7
c) Coordination aux métaux du groupe 8
d) Coordination aux métaux du groupe 9
e) Coordination aux métaux du groupe 10
f) Coordination aux métaux du groupe 11
2. Coordination des complexes C(0) par donation de 4 électrons
III. Réactivité chimique
1. Libération du carbone central des complexes de Carbone(0)
2. Complexes de C(0) en organocatalyse
IV. Perspectives
Références bibliographiques
Chapitre II : Tentative de synthèse d’un nouveau bis-ylure P,S cyclique
Introduction
I. Cyclisation via une double substitution nucléophile sur un dihalogénométhane
II. Cyclisation par réaction entre un ylure de sulfonium et un chlorophosphonium
III. Synthèse de nouveaux bis-ylures P-chlorés et tentative de cyclisation
1. Synthèse de bis-ylures P-chlorés
2. Tentatives de cyclisation
3. Tests préliminaires de réactivité du précurseur cationique 14c
IV. Conclusion et perspectives
Références bibliographiques
Partie expérimentale
Chapitre III : Synthèse et réactivité d’un bis-ylure de phosphonium et de sulfoxonium
Introduction
I. Synthèse d’un bis-ylure de phosphonium et sulfoxonium
1. Préparation du sel de sulfoxonium
2. Préparation du précurseur cationique du bis-ylure-P,S
3. Synthèse et caractérisation du bis-ylure-P,S
a) Caractérisation spectroscopique RMN du bis-ylure 9
b) Analyse par diffraction des rayons-X du bis-ylure 9
c) Analyse DFT du bis-ylure 9
II. Réactivité du bis-ylure 9
1. Stabilité et réactivité vis-à-vis de l’eau et de l’oxygène
2. Réaction avec des électrophiles
a) Réaction d’alkylation du bis-ylure 9
b) Réactivité vis-à-vis d’un phosphénium
3. Réactivité vis-à-vis de composés carbonylés
III. Coordination à des métaux de transition
1. Coordination au Rhodium
2. Coordination à l’or
a) Addition d’un équivalent de précurseur d’or
b) Complexe dinucléaire d’or (I)
c) Complexe d’or(I) cationique stabilisé par deux bis-ylures
3. Coordination à l’argent et au cuivre
IV. Conclusions et perspectives
Références bibliographiques
Partie expérimentale
Chapitre IV : Synthèse et réactivité d’un nouveau yldiure
Introduction
I. Introduction bibliographique
II. Synthèse d’un nouveau yldiure
1. Préparation du précurseur : ylure de phosphonium C-sulfonyle 1
2. Synthèse et caractérisation de l’yldiure 2
III. Réactivité chimique
1. Réactivité avec des électrophiles
2. Réactivité vis-à-vis de composés carbonylés
IV. Chimie de coordination
V. Photochimie
1. Irradiation de l’yldiure 2 sans agent de piégeage
2. Réaction d’irradiation de l’yldiure 2 en présence d’un agent de piégeage
a) Utilisation d’une phosphine
b) Utilisation d’autres agents de piégeage
VI. Conclusion
Références bibliographiques
Partie expérimentale
Conclusion générale
Annexes