Analyse des entretiens
L’analyse des entretiens que je choisis d’adopter est une analyse qualitative. Celle-ci se focalise sur les contenus des discours des intervenants. Aussi, je privilégie une analyse de contenu par thèmes car elle permet de faire des liens entre les différents discours, tout en structurant l’analyse dans une approche par objectifs. Cette manière de procéder permet de ne pas me bloquer dans la seule énumération de propos, mais de formuler des réflexions se basant sur des concepts théoriques, qui devraient mettre en lumière des éléments de compréhension des discours, des problématiques, incohérences ou ambivalences.
En outre, la diversité des contenus des entretiens, la pluralité des rôles et fonctions des populations-cible ainsi que la polysémie des termes de la question de recherche (fin de vie ou posture) ne permettent pas une analyse linéaire, qui puisse « mesurer le poids des attitudes spécifiques » (VAN CAMPENHOUDT & QUIVY, 2011, p. 191).
Néanmoins, la rigueur de la recherche se justifie par l’utilisation d’une même grille d’analyse, ainsi que par le recours systématique à des concepts théoriques. Ces concepts seront explicités ci-dessous et mis en lien avec les thèmes abordés.
Thèmes abordés selon les objectifs de la recherche
Les cinq thèmes principaux que j’aborde dans l’analyse de ce travail sont inhérents aux objectifs de ma recherche ainsi qu’aux hypothèses de départ :
Changements de contextes de la fin de vie en Valais
Les changements de contexte dans lesquels se déroule la fin de vie est un élément essentiel de ma recherche, car ils permettent de comprendre dans quelle mesure les A.S sont appelés à résoudre des problèmes « nouveaux » en mobilisant des interventions qu’ils n’auraient peut-être mis en oeuvre il y a quelques années.
Ces changements mettent en exergue la perte de solidarité, la solitude des personnes en fin de vie ainsi que le besoin accru de structures spécialisées, et posent la question de l’accompagnement en fin de vie de personnes de culture et de tradition non chrétiennes. Ce thème permet de faire le lien avec les notions théoriques d’Yvonne Preiswerk et de Bernard Crettaz (exposées dans la première partie de ce travail) concernant la perte de rite et l’atomisation du tissu social en Valais (§2.3-2.4), ainsi que de comparer les contextes de fin de vie des vallées et de plaine.
Regards des A.S par sur l’accompagnement en fin de vie
Cet objectif permet d’identifier le regard des A.S sur leurs rôles dans l’ultime phase de vie de leurs usagers mais il révèle également les tensions que la mort peut engendrer dans leurs identifications à leur métier. Le chapitre met en exergue les facteurs d’influence de ces représentations, tels que les valeurs personnelles des A.S., leur personnalité et leurs expériences professionnelles, les formations inhérentes à l’accompagnement en fin de vie, ainsi que les supervisions au sein de leur institution.
Aussi ce deuxième thème permet de souligner les notions polysémiques de la fin de vie, ainsi que les dynamiques contradictoires et mouvantes de l’accompagnement relevées dans la première partie de ce travail (§2.1-2.6.2.1).
Besoins des personnes en fin de vie et de leurs familles
Cet objectif traite des besoins que la fin de vie engendre pour les usagers et leur famille. Il souligne aussi l’importance du lien et la vision globale des situations comme éléments essentiels à la compréhension de ces besoins de la part des A.S. Il précise l’intérêt des directives anticipées en tant qu’outil permettant d’aborder la question des projets de la personne pour sa fin de vie. Enfin, ce chapitre met en lien les concepts théoriques de Cristina de Robertis inhérents à l’activité des A.S. et ceux de Maela Paul relatifs à l’accompagnement avec les propos recueillis chez les A.S.
Compétences de l’assistant social dans l’accompagnement en fin de vie
Cet objectif permet d’identifier les cadres institutionnels qui définissent les compétences des A.S dans l’accompagnement en fin de vie, ainsi qu’il met en lien les définitions de la compétence proposées par Zarifian dans le cadre théorique avec celles relevées par les A.S dans les entretiens. Ce chapitre précise, en outre les notions de prise d’initiative et de responsabilité en les reliant aux concepts d’éthique de Brigitte Bouquet, décrits dans la première partie de ce travail, ainsi qu’à l’activité des A.S. Ce chapitre explicite enfin les multiples collaborations des A.S dans le réseau des professionnels de l’accompagnement en fin de vie en nous éclairant aussi sur les tensions que le travail en réseau peut susciter.
Les postures des A.S dans le réseau de l’accompagnement en fin de vie
Par le biais de ce dernier objectif, les différentes postures des A.S dans l’accompagnement en fin de vie sont définies, analysée et mises en lien avec les concepts théoriques de Maela Paul dans la première partie de la recherche (§2.6.3 p.20). L’analyse souligne également les enjeux du lien et de la relation dans l’activité des A.S, et elle précise l’importance des ensevelissements et de l’humour, comme éléments permettant de faire le deuil de cette relation avec l’usager, après son décès.
Résultats et interprétations
Dans cette partie, j’analyse les entretiens en m’appuyant sur les contextes théoriques décrits dans la première partie de mon travail. J’apporterai, en outre, certains compléments théoriques qui permettront d’étayer cette analyse.
Contextes de la fin de vie en Valais aujourd’hui
Déjà décrits dans la première partie de ce travail, les contextes de fin de vie ont sensiblement changé durant ces dernières décennies. Si parmi les plus jeunes assistantes sociales interviewées, aucun changement sensible n’a été relevé, certaines personnes plus expérimentées qui ont participé à l’enquête relatent ces changements. Une assistante sociale qui arrive en fin de carrière affirme, par exemple : « Avant, en Valais, on ne parlait pas tellement d’accompagnement, ça se passait en famille. Après c’est devenu plus moderne. »
D’un point de vue théorique, cette notion de modernité a été relevée par Marc-Henry Soulet, sociologue de l’Université de Fribourg, qui analyse les contextes sociaux dans lesquels se développe la vulnérabilité : « Le contexte actuel se caractérise par une tension entre la mise au centre de l’individu propre à la société moderne et l’épuisement/invalidation des dispositifs de formation et de soutien de l’individu propre à la configuration actuelle de la société moderne. » (SOULET, 2005, p. 50)
Les A.S. interrogés expriment ci-dessous les changements de contexte de l’accompagnement en fin de vie en Valais qui interpellent leurs actions. Elles révèlent une évolution de moeurs et d’us et coutumes, mais aussi une perte de solidarité, de cohésion familiale, ainsi qu’une certaine solitude, qui corroborent les notions de vulnérabilité et modernité décrites par Marc-Henry Soulet.
Une perte de solidarité, même dans les vallées
Lorsque j’ai choisi de mener ma recherche auprès de services sociaux de plaine et de vallées, je supposais que l’enquête aurait mis en exergue des contextes de fin de vie différents, en plaine et dans les vallées. Je m’attendais à recueillir des témoignages de vallées qui expriment la solidarité de la population, une forte participation des familles et des proches, ainsi qu’un besoin moindre de bénévoles pour l’accompagnement des personnes en fin de vie. Cependant de manière générale, les assistantes sociales interrogées travaillant dans des régions de plaine comme de montagne, déclarent avoir besoin de structures d’accompagnement et de relais, ainsi que d’aides extérieures, telles que par exemple le soutien de bénévoles.
S’exprimant sur ces changements, une assistante sociale qui collabore pour un CMS de vallée constate:
« Dans nos régions, nous remarquons qu’il y a plus de solidarité qu’en ville, mais en ville les quartiers s’organisent et les personnes de nos régions se déplacent de plus en plus à l’extérieur. La solidarité qui existe ici dans nos villages s’organise surtout lorsque les personnes ne sont pas en fin de vie, mais lorsqu’elles commencent à avoir des problèmes pour organiser leur quotidien. Lors d’une fin de vie, par contre, les familles travaillent souvent loin du domicile et le besoin de bénévoles reste accru. Quoiqu’il en soit le phénomène de solidarité dans nos villages se perd de plus en plus, car les enfants et les jeunes s’éloignent aussi de plus en plus et ils sont absents durant la journée. C’est la raison pour laquelle notre CMS essaie de maintenir une organisation de bénévoles pour l’accompagnement en fin de vie ».
La solitude des personnes en fin de vie n’épargne pas le Valais
Un autre phénomène qui a été relevé est l’augmentation du nombre de personnes seules, qui décèdent sans la présence d’un proche. Ainsi la solitude du mourant, abordée dans la première partie de ce travail, n’est pas attribuée aux seules grandes régions citadines de Suisse, mais elle est devenue une réalité qui interpelle aussi les travailleurs sociaux en Valais. Le phénomène des familles monoparentales, dispersées ou recomposées, tout comme les situations de personnes émigrées vivant seules, engendrent des prises de conscience. Ainsi, une assistante sociale travaillant aussi bien en région de plaine que dans les vallées affirme : « les gens sont plus seuls aujourd’hui et je pense qu’à présent on a tous conscience qu’il faille cet accompagnement. » Cette assistante sociale témoigne aussi:
« […] Cette fois-là les infirmiers m’ont appelée. Je suis donc allée durant mes heures de travail à l’hôpital et j’ai vu ce monsieur mourant et tout seul. Je me suis dit : ‘’mais ce n’est pas possible’’. Je suis alors allée vers le service des infirmiers et j’ai demandé s’il n’y avait pas quelqu’un qui pourrait s’occuper de Monsieur. Connaissant l’aumônier de l’hôpital, je me suis rendue à l’aumônerie ; une personne que je connaissais s’est proposé de m’accompagner au chevet de ce Monsieur. Cette personne bénévole était d’ailleurs infirmière. Elle m’a assuré que le patient allait mourir. Il n’avait pas reçu les derniers sacrements. […] Par contre ce qui m’a frappée, c’est qu’une jeune infirmière est entrée dans la chambre pour laver et tourner le patient mourant, comme si de rien n’était […] Bref, un moment après l’aumônier est arrivé ; nous l’avions appelé. Nous ne savions d’ailleurs pas si ce Monsieur désirait recevoir les sacrements des malades ou non. Mais nous lui avons dit – tout en respect – que s’il ne les voulait pas, il pouvait les laisser. Eh bien, peu de temps après, un quart d’heure après ce Monsieur est décédé. Moi j’étais contente d’avoir été présente. Je savais seulement que le Monsieur était seul. Nous lui avons parlé un peu. Nous lui avons expliqué qui nous étions, l’infirmière bénévole et moi. Nous lui avons dit des choses toutes simples. C’est bête à dire, mais ça m’a aussi réconfortée. Oui, car ce Monsieur avait une vie un peu décousue; je n’avais d’ailleurs jamais vraiment voulu connaître les détails, et puis voilà, la fin était là […] ».
Un important besoin de structures spécialisées
Des structures qui entourent la personne de soins, mais aussi d’attention et de réconfort sont requises. Sans ces dernières, les A.S. qui accompagnent la personne en fin de vie ou sa famille peuvent se sentir démunis. Une intervenante relate par exemple, lorsque l’hôpital Valais a reconnu officiellement l’existence des lits en soins palliatifs, elle s’est sentie « soulagée ». Une autre assistante sociale affirme que, pour pouvoir accompagner une personne et surtout pour ne pas la laisser seule, « certaines structures comme celle de FXB12 ont tout leur sens aujourd’hui. » Une troisième personne avoue aussi: « […] Dans la tête des gens il y aura de toute façon le CMS qui est plus à même de répondre à ce genre de question.»
Un besoin de structures spécialisées, mais aussi le souhait que la famille puisse accompagner elle-même la personne en fin de vie ont été relevés parmi les personnes interrogées. Ainsi l’ancien directeur d’un service de consultations sociales affirme :
« D’un point de vue général, l’accompagnement en fin de vie reste une histoire de famille – lorsque la famille est présente – et à mon sens, cela doit rester ainsi. » Ce directeur ajoute néanmoins : « […] Malheureusement, nous ne sommes pas égaux devant la mort […] ».
Les rituels qui changent
Citadin, peut-être au même titre que les autres cantons romands, le Valais subit ses changements culturels, en particulier dans ses rites mortuaires. Le phénomène questionne une assistante sociale, qui relate cette évolution :
«Je me suis rendue à une exposition ethnographique sur la mort à Genève. Alors, on y voyait la chambre noire, les personnes défuntes et tout ça. Pour moi, qui suis du Valais, cela n’avait vraiment rien d’extraordinaire. Mais je me demande combien de personnes seront restées étonnées de voir comment les choses se passent, la mort et tout le reste […] Tiens, par exemple, l’autre jour, un jeune garçon de plus de vingt ans m’a dit, à l’enterrement de son grand-père, qu’il n’avait encore jamais assisté à un enterrement. Alors que nous, du moins pour les personnes de mon âge, en Valais, c’est une chose tellement normale et courante. Ici nous avons encore cette culture, avec ses rites : aller à un ensevelissement, c’est important pour dire au-revoir ! En tout cas pour moi, c’est important. Surtout si les gens sont seuls. Moi, je défends le plus possible les rites. Par exemple je dis aux familles : si vous pouviez ajouter une photo sur le faire-part, ce serait sympa ! Mais bon, c’est personnel. Je fais ça, parce que ça me fait mal de considérer que, parce que la personne n’est plus là, on s’en fout. C’est comme une vie sans valeur. ».
Une deuxième assistante sociale, s’exprimant sur la perte des rites lors des deuils, déclare :
« De manière générale, je pense que nous vivons dans une société où il y a des us et coutumes qui sont en train d’éclater ; les repères aujourd’hui ne sont plus ceux d’antan et on est un peu perdu. Cela vaut aussi par rapport à la mort ou la fin de vie, que ce soit dans les vallées ou dans les villes. Il manque, selon moi, des choses toutes simples qui font office de rite de passage. A mon avis, nous devrions aujourd’hui réinventer de nouvelles choses qui correspondent aux personnes qui ont d’autres valeurs. Là-dessus, beaucoup de personnes y travaillent : Bernard Crettaz, par exemple, qui a mis en place des cafés-deuil […] ».
Bernard Crettaz affirme dans la revue « Curaviva » que le rite est « une mise en scène, un théâtre fait de gestes, de paroles et d’actions » (CRETTAZ, 2011, p. 11). Pour cette assistante sociale, le travailleur social aurait son rôle à jouer dans ce « théâtre ». Elle ajoute :
« Lors des décès et des deuils, les gens essaient de retrouver d’autres rites. Je pense que nous autres, travailleurs sociaux, devons être attentifs à cela, nous devons laisser la parole aux personnes, essayer de les cadrer quand elles se perdent un petit peu dans l’émotionnel. Dans ma pratique j’ai trouvé qu’il est important de nommer les choses. Maintenant il faut du temps pour nommer les choses […] Il faut pouvoir mettre des mots sur les maux… J’ai remarqué qu’au quotidien cela ne peut pas se faire sans rite et sans rythme ».
Je cite encore Bernard Crettaz qui constate qu’aujourd’hui, après avoir occulté la mort et le deuil durant quelques décennies, le « trend » serait à présent de « réinventer des traditions et des cérémonies » (CRETTAZ, 2011, p. 12). En outre pour le sociologue, la mort serait « heureusement en train de sortir de la tendance technocratique pour s’inscrire dans la pratique des gens » (CRETTAZ, 2011, p.11). Un autre pouvoir s’imposerait donc : celui des proches et des familles. Ce passage théorique concorde avec les propos de l’ancien directeur d’institution cités plus haut : « L’accompagnement en fin de vie reste une histoire de famille – lorsque la famille est présente – et à mon sens, cela doit rester ainsi ».
L’accompagnement de personnes de cultures et traditions non chrétiennes
L’accompagnement doit rester une histoire de famille, mais non seulement. Certaines structures, comme les sociétés de pompes funèbres, ont aussi des compétences dans les accompagnements funéraires. En effet, si ces sociétés se chargent d’organiser des rituels sur mesure ou de proposer des prévoyances funéraires, certaines d’entre elles proposent des funérailles qui respectent les traditions religieuses de culture islamique ou hébraïque, restant ainsi proches des besoins de leurs clients.
Une assistante sociale qui a longtemps travaillé sur le territoire du Valais central reconnaît être à l’aise avec l’accompagnement, car elle connaît les us et coutumes de sa région. Elle affirme :
« Après, c’est certain que ce rôle je l’ai eu, car j’ai eu l’opportunité de le faire… Moi je me sentais bien de faire ça et même si je ne connaissais pas la famille, j’y allais quand même. Après c’est vrai que nous sommes dans un milieu catholique dont je connais depuis toujours les pratiques. Maintenant une Genevoise qui débarque en Valais, j’imagine qu’elle aurait plus de difficultés à aller, comme ça dans les familles des défunts…. ».
Une deuxième personne, chargée de mandats de curatelle, a également travaillé dans les milieux hospitaliers. Elle avoue, elle aussi, être à l’aise avec la question de fin de vie, sauf s’il s’agit d’une autre culture : « Je ne suis pas du tout préparée à accueillir une fin de vie d’une autre culture. » Cette curatrice souligne par ailleurs que les pompes funèbres font à présent partie du réseau, et c’est vers elles qu’elle se tourne pour organiser les funérailles lorsque la famille est absente. Cette assistante sociale soulève un point essentiel de l’accompagnement en fin de vie en admettant qu’elle n’a ni la formation, ni la connaissance des rites des autres cultures religieuses. Pour cette curatrice, la fin de vie requiert une bonne préparation, qui peut aussi être abordée en termes de formation. Elle affirme : « Il faut un minimum de préparation pour aborder le thème de la fin de vie et, je le répète tout le monde n’est pas prêt à aborder le thème ».
Des représentations dans les formes du langage
« Nous ne sommes pas égaux devant la mort. » Cette petite phrase citée plus haut pourrait bien sonner comme un indice de recherche. Pas égaux devant la mort, car nous n’avons pas les même ressources dans le « combat » qu’Annick Anchisi définissait comme « inégal », mais aussi parce que nous ne sommes pas égaux dans notre propre ressenti, dans nos peurs et dans nos défenses que la mort éveille en nous.
Aussi, revenant au contexte de l’entretien, certaines personnes abordent le thème de la mort, d’une manière presque frontale. Certaines doivent, au contraire, apprivoiser le thème durant une partie de l’entretien pour réussir à exprimer leurs ressentis ; certaines le font sur le pas de la porte, lorsque l’entretien est terminé ; d’autres enfin évitent de le faire.
Ainsi une assistante sociale reconnaît d’emblée, après deux minutes de conversation qu’elle est « à l’aise avec le problème de la mort et de la fin de vie, en comparaison avec d’autres collègues. » D’autres intervenants préférèrent aborder le thème par les directives anticipées, ou parler de l’importance du lien de confiance entre l’assistant social et l’usager, permettant que « certaines choses se disent ».
D’une manière générale, les mots adoptés durant les entretiens, ainsi que les non-mots (les sous-entendus et les silences) expriment le rapport que la personne entretient avec la mort. Ainsi une certaine pudeur est émise dans le choix de ces mots. Une collaboratrice du CMS admet, par exemple qu’elle n’a pas souvent dû intervenir dans la question de la mort, mais qu’en abordant le thème elle l’imagine « plutôt en termes de soins palliatifs ou quelque chose du genre ».
Lorsque le mot « mort » est employé comme nom commun, il revêt un sens général, abstrait, presque banal ; au fond, la mort est l’affaire de tous. Néanmoins, lorsque le vocable est utilisé comme verbe, la notion du mourir implique un sujet. Le sujet sous-entendu, pouvant être moi-même, demande alors de réviser le vocabulaire. Seulement quelques personnes s’expriment avec le verbe mourir : « mourir seul » ou « mourir sans personne », sans aucun apparat, dans une nudité qui plaît ou qui choque. Les autres intervenants optent pour le verbe décéder.
En faisant l’essai de dire : « je décède seule », j’ai envie d’ajouter « c’est ridicule ». En disant : « je meurs seule », je préfère alors le silence. Il y a, en effet, une certaine proximité avec l’agonie dans le verbe mourir, que l’on ne trouve pas dans le verbe décéder. Dans le premier, la proximité est telle que les anciens disaient « se mourir » : se mourir d’ennui, de mal, de tristesse, dans une forme réflexive, qui sous-entendait un long travail du trépas et que l’on évite d’employer aujourd’hui, par pudeur pour soi-même mais aussi pour l’entourage.
Une assistante sociale qui travaille dans un CMS aborde, par exemple, la question de la fin de vie de manière très conceptuelle. Elle ne parle pas de son propre ressenti face à la mort ou de la vulnérabilité qu’elle engendre, mais elle relate volontiers les nombreuses compétences du réseau dans la fin de vie, y compris celles des bénévoles. Elle explique par exemple : « Nous serons très attentifs à la personne, mais nous ne sommes pas des thérapeutes…. A ce moment-là il faut que j’appelle le médecin ou l’infirmière, pour faire une évaluation, et c’est donc le bénévole qui fait le lien […] ».
Le lien avec la mort est donc délégué. Pourtant le mot « mort » n’est pas prononcé par cette assistante sociale durant tout l’entretien, sauf lorsque je lui demande si la mort est abordée par l’institution. Elle répond alors : « Non la mort n’est pas abordée par l’institution. Nous n’avons pas de formation continue sur le sujet, mais les supervisions ont été proposées pour affronter le sujet. » Affronter le sujet, demande peut-être aussi d’affronter son propre ressenti face à la mort. Alors que cette assistante sociale disait plus haut : « il faut pouvoir mettre des mots sur les maux », elle semble réticente à nommer la mort. Je lui demande alors : « La mort est-elle un mal ? » Elle me répond «oui».
Le sociologue Jean Ziegler affirme que notre société marchande occidentale a fait de l’expérience de la mort un « résidu méconnaissable » (ZIEGLER, 1975, p. 38). Il dit aussi que « tout contenu sémantique autonome de la mort a disparu » dans un « trucage de la forme » (ZIEGLER, 1975). Cette citation trouve son sens dans les entretiens et elle peut être mise en lien avec mon travail.
6.2.2 Définitions polysémiques de la fin de vie
De manière générale, les A.S. abordent les entretiens en affirmant que la fin de vie – entendue comme présence au chevet de la personne – ne fait pas partie de leur domaine d’intervention. Au fil des entretiens, les personnes interrogées reconnaissent néanmoins que la fin de vie ne concerne pas seulement les derniers instants de la personne, lorsque la mort est « annoncée », mais lorsque les processus vitaux sont entamés. Dans ces moments-là, ils auraient certaines compétences à apporter, mais ils ne les identifient que difficilement ou partiellement.
Aussi, la définition même de fin de vie diffère d’une personne à l’autre. Une assistante sociale d’un CMS affirme par exemple :
« Il ne s’agit pas nécessairement toujours de personnes en fin de vie, mais notre aide permet de faciliter le bout de vie. Ce n’est peut-être pas non plus dans les situations où les jours sont comptés, cela peut durer trois heures, trois jours, trois mois, on ne sait pas, mais le processus vital est entamé. ».
Une deuxième assistante sociale affirme le contraire: « Pour moi c’est vraiment un accompagnement qui se fait lorsque nous savons que la personne n’a plus d’espoir de s’en sortir. » Une troisième personne constate enfin que l’accompagnement peut commencer dès que la personne doit faire le deuil d’une partie de sa vie, par exemple lors d’une entrée en EMS :
« Cela peut déjà aller en amont, lors de l’entrée de la personne en EMS […] Envisager la fin de vie, cela peut être aussi gentiment aider la personne à se séparer de ses affaires, à faire le deuil d’une partie de sa vie…. ».
Ainsi la définition même de la fin de vie, ne trouve pas de consensus parmi les assistants sociaux. Ce constat résonne, par ailleurs avec la notion polysémique de la fin de vie, soulignées par David Le Breton et Régis Aubry, dans la première partie de ce travail.13
Entre banalisation, dénis et tabous : la fin de vie fait peur
Une certaine banalisation de la fin de vie dans l’activité de l’A.S. a aussi pu être observée. Une personne affirme, par exemple :
« L’assistant social regarde la mort comme nous tous. Ce n’est à mon sens pas le fait d’être assistant social qui détermine son regard sur la mort. Les personnes arrivent chez nous et parfois nous les accompagnons jusqu’à la mort. Je ne pense d’ailleurs pas que les assistants sociaux se disent à un moment donné : ‘’Tiens, cette personne est en fin de vie, il faudrait que je change ma manière de faire.’’».
Une forme de déni a également été identifiée : une assistante sociale, qui a pourtant vécu le décès de plusieurs usagers, semble dire qu’elle n’a jamais vécu de fin de vie dans son activité professionnelle. L’assistante sociale affirme : « Nous nous occupons particulièrement de la réinsertion sociale, en nous centrant sur le lien, pour tout ce qui est de la vie, en général. Oui, sauf de la mort, puisque je n’ai jamais vraiment dû l’aborder…. ».
Certains A.S. ne se sentent que très peu concernés par le phénomène de la fin de vie ; pour eux, le travailleur social doit travailler avec ce qui reste d’autonomie chez l’usager, et c’est sur cela qu’il doit concentrer son activité. Une curatrice affirme clairement : « La mort, ce n’est pas le domaine de l’assistante sociale […] nous sommes pré-mortem, pour parler ainsi… » Un autre intervenant explique aussi:
« Il nous faut travailler avec ce qui reste et non pas faire avec ce qu’il n’y a plus. Cela ne signifie pas que nous nions la mort. Simplement nous n’en parlons pas toute la journée. Il faut vivre d’abord. Nous sommes avant tout du côté du vivant, je dois l’avouer. Cela ne veut pas dire pour autant que la mort est un tabou. ».
La mort n’est pas un tabou, elle n’est pas niée, mais parmi les personnes qui ont répondu aux entretiens, certaines disent ne pas se sentir à l’aise avec l’idée de cette mort en toile de fond : « […] Cette idée de la mort, qui est quelque part effrayante et que nous ne savons pas comment gérer. » Une deuxième personne affirme : «Pour certains assistants sociaux, cette espèce de mort qui rôde, c’est trop difficile. Alors ils préfèrent rester un peu dans l’agir. » Une curatrice avoue enfin :
« La fin de vie, ce n’est pas quelque chose qui est faite pour l’assistant social ; on n’est pas formé culturellement à la mort […] La mort fait peur, on n’a pas cette culture de laisser partir. Dans notre culture judéo-chrétienne la mort marque la fin. Oui, après il y a peut-être quelque chose mais ça… on ne sait pas, c’est l’inconnu, le paradis, l’enfer, on ne sait pas…. ».
Cette personne ajoute encore : « Et puis, je le répète, les pompes funèbres sont là pour accompagner les gens. » Elle admet néanmoins qu’elle se rend au chevet de la personne, si elle est avertie à temps et si la personne n’a pas de famille. Elle le fait parce que, comme elle l’explique : « On n’a pas le droit de mourir seul ».
Représentations de l’accompagnement et mandats des AS
Entre l’accompagnement social et celui de la fin de vie, une scission est opérée dans la représentation des A.S. Cette scission est due à l’organisation du travail et à la répartition des tâches ; en particulier dans les mandats de curatelle ou dans les CMS. Une collaboratrice d’un CMS admet en effet : « La fin de vie, ce n’est pas une question à laquelle nous sommes confrontés prioritairement. Quand la fin de vie approche, nous nous remettons plus au domaine médical. » Une deuxième assistante sociale, chargée de curatelle s’exprime aussi sur la question. Elle affirme : « Personnellement, sans mandat de curatrice, si je travaillais dans un CMS, en tant qu’assistante sociale d’un tel service et en connaissance de la situation de la personne, j’expliquerais et je remplirais avec la personne les directives anticipées, si elle le désire ; j’expliquerais où les déposer et ça s’arrête là. Je ne pourrais pas, avec ce mandat-là, aller plus loin. Je n’aurais alors pas l’autorisation d’en faire plus. »
La question se pose alors de savoir qui pourrait en faire plus. Le curateur peut-il s’occuper de la question de la fin de vie ? « Eh oui », répond encore la curatrice : « En tant que curatrice, je peux me charger d’aller plus loin, car le mandat est relativement global, puisqu’on dit : veiller au bien-être, c’est aussi veiller à la fin de vie. Après il n’y a aucune obligation…. »
Une troisième intervenante, qui travaille avec des personnes du troisième âge, avoue qu’elle ne se pose pas la question du mandat. Elle affirme :
« Moi je suis sensible à ce problème. Nous sommes dans des circonstances de travail où parfois les gens sont très seuls. Alors…. On n’est pas obligé d’être là. Mais moi je suis sensible à ça…. Ne me posez pas la question de savoir si c’est mon rôle d’AS ou pas […] Moi, je dépasse la vérité de l’administration et de mon rôle. »
Un choix existe donc entre le respect du mandat et le besoin de respecter ses propres convictions. La catégorisation des mandats dans l’accompagnement en fin de vie pourrait néanmoins être considérée comme une autre manière de se distancer des problèmes que la mort engendre en termes de malaises. Patrick Baudry pose par ailleurs la question de la manière suivante : « peut-on croire, qu’en fonction de cette sortie éventuellement programmable, nous pourrions être quitte de la question de la mort ? » (BAUDRY, 2009, p.66).
Une forme de rupture avec le monde du travailleur social
Une assistante sociale qui collabore pour une ligue médicale s’exprime clairement sur les problèmes que la mort engendre. Pour elle la mort – qui est bien présente dans l’activité des travailleurs sociaux – pose un problème de fond et il faut aussi pouvoir l’admettre. Elle déclare :
« Je pense que nous travaillons dans un contexte où nous devons supporter à l’intérieur de nous une part de tristesse et une part d’insécurité. […] Qu’on le veuille ou pas, qu’on en parle ou non, nous sommes en contact avec des situations palliatives. Je pense que ça fait probablement partie d’une forme de rupture d’un monde. Il faut arriver à admettre que… Qu’il y ait une fin, que ça peut nous arriver, que… voilà. »
Cette rupture d’un monde contredit quelque part la mission première de l’A.S. En effet, durant les entretiens, nous pouvons noter que les assistantes sociales identifient fortement leur activité « dans le vivant » et dans l’action sociale, en permettant d’intégrer la personne dans la société, jusqu’au bout. Les A.S. ont, en effet, une certaine difficulté à admettre que l’accompagnement en fin de vie puisse aussi faire partie de leurs compétences. Comme nous l’avons déjà vu, la plupart des personnes interrogées affirment qu’il « n’y a pas trop de place pour l’assistant social dans la question de la mort ». Une collaboratrice de CMS, argumente aussi :
« […] Dans le cadre du CMS, lorsque les infirmières sont présentes, nous ne sommes presque jamais appelées pour ce genre de tâche.»
L’ancien directeur d’institution qui a travaillé pour une unité mobile de soins palliatifs reconnaît cette ambigüité propre aux compétences du travailleur social dans les soins palliatifs. D’une part, il avoue qu’il « a beaucoup de peine à dire que l’assistant social a sa place dans tel ou tel moment de la fin de vie » et d’autre part il admet : «[…] En Valais l’assistant social dans un milieu de soins palliatifs pourrait amener quelque chose de plus […] ». Ce directeur reconnaît néanmoins que le personnel soignant ne pense que rarement à faire intervenir les assistants sociaux lorsqu’une fin de vie est annoncée.
La présence d’une assistante sociale pourrait donc amener quelque chose de plus. Ce point de vue est également partagé par la collaboratrice d’une ligue valaisanne qui travaille en étroite collaboration avec les services de médecine oncologique. Elle estime que le Valais a fait un grand pas lorsqu’il a reconnu la nécessité des unités de soins palliatifs. Elle s’explique :
« Pour penser soins palliatifs, je pense qu’il faille encore comprendre toute la philosophie qui va avec, tout ce qui s’y passe […]. Je trouve que c’est bien que des lits de soins palliatifs soient enfin reconnus par RSV14 pour pouvoir pratiquer les équipes de soins palliatifs : les critères y sont quand même mieux dotés au niveau du personnel; ce sont aussi les critères d’une vision globale, où il y a une assistante sociale ; des critères de qualité qui paraissent intéressants dans un cadre de soins palliatifs ».
Deux intervenantes affirment qu’elles ont accompagné des mourants à leur chevet. Elles admettent néanmoins que cela reste un geste exceptionnel. Une collaboratrice d’une institution d’aide aux personnes âgées déclare :
« Après les rares cas où j’ai fait un accompagnement au chevet, c’était parce que la personne était seule. Maintenant je vois plutôt notre rôle comme un relais, un lien et des conseils. […] Le soutien en réalité est surtout pratique et moral ».
Une seconde assistante sociale avoue également que lorsque la personne est seule, elle l’accompagne à son chevet :
« Si on me dit que cette personne arrive au bout, eh bien je me rends à son chevet. Soit elle est déjà décédée, soit elle ne l’est pas encore. Si elle ne l’est pas encore – cela m’est arrivé deux fois et je suis restée une heure – c’est vrai que je discute avec la personne mourante. Je lui parle, je la remercie pour ce que l’on a vécu ensemble, en lui donnant l’autorisation de partir et en lui disant que je vais veiller au mieux sur ses affaires pour plus tard… ».
Cette curatrice admet toutefois que cette présence, elle peut l’offrir, car elle était soignante avant d’être assistante sociale :
« Je n’ai pas des collègues curateurs qui vont accompagner la personne jusqu’au bout. Non je n’en connais pas. Ils avertissent la famille et attendent que le décès soit prononcé. Ce n’est pas évident d’entendre la personne en fin de vie râler, non…. Mais c’est vrai que je le fais, parce que c’est ma formation de soignante qui aide aussi. C’est individuel… ».
Le mythe de la bonne mort
Le mourir qui oblige à la rupture, ne cesse cependant de nous rappeler, ce n’est ni un autre chemin, ni la fin d’un chemin mais bien une condition inévitable qui se déploie tout au long de notre existence. Patrick Baudry affirme en effet :
« […] Si nous sommes touchées par le mourir de l’autre, […] c’est parce que s’actualise dans l’irréparable ce que, sans pouvoir l’anticiper, nous vivons nous-mêmes à l’intérieur de notre existence. Nous présentons que l’incompréhensible arrive parmi nous, que ce qui excède la pensée vient à la pensée et oblige le silence. » (BAUDRY, 2009, p. 65).
Baudry atteste ainsi que penser à la mort de l’autre, c’est aussi penser à sa propre mort. Aussi l’identification que chacun se fait dans le mourir de l’autre l’amène inévitablement à espérer que cela se passe le mieux possible. Une première assistante sociale admet ce phénomène dans son activité :
[…] Oui, je me rends compte que mon attitude est très différente quand on est dans une situation palliative. […] Par contre je suis parfaitement consciente que c’est, une fois de plus, cette espèce de mythe de la belle mort qui me poursuit moi aussi, de la même manière. Je pense, qu’en tant que professionnels, nous sommes tous un peu à la recherche de cela. […] Je me rends compte avec l’expérience, ce que je fais dans le travail social, c’est toujours secondaire à cette idée principale : c’est-à-dire qu’on va tout faire pour favoriser que cela se passe le mieux possible, avec l’entourage de la personne et le contexte dans lequel elle se trouve. […] En fait c’est cela qui prime par rapport au reste. »
Une deuxième personne déclare également que son souci, « c’est quand même que le départ se passe le mieux possible ».
Un souci, mais aussi une identification ont pu être relevés. Une intervenante avoue :
« Mon regard a changé oui, le jour où j’ai perdu ma famille. Le jour où vous appréhendez la mort avec des proches, votre regard change. Parce que vous vous identifiez à la mort, et vous vous posez la question : ‘’ Mais suis-je prête à mourir, ai-je pensé à ma propre mort ?’’. Moi, je me suis posé cette question. Pour pouvoir mieux approcher la mort avec quelqu’un, il faut pouvoir se poser la question. »
Une troisième personne souligne aussi cette notion d’identification :
« Dans la pratique, je pense que – peut-être qu’il s’agit plutôt d’une question d’identification – dès qu’on a une situation de parents et de parents seuls, la question juridique est souvent la question qui m’est le plus souvent posée. […] Donc je dirais que ce sont des situations qui nous préoccupent. »
Les entretiens permettent donc de relever une tension entre la rupture au monde du travailleur social et le mythe de la belle mort ; une tension dans ce rapport à la mort, qui crée aussi « l’enjeu d’une solidarité » chez les AS : si pour certains d’entre eux, ce qui prime, c’est le confort de la personne durant la dernière phase de vie, pour d’autres c’est de l’aider à mettre en ordre dans ses affaires avant de partir ; pour d’autres enfin c’est de pouvoir faciliter la communication. Ainsi, chaque intervenant précisera, à un moment donné de l’entretien, l’importance d’une action ou d’un geste qui puisse faciliter le passage.
Des représentations qui varient au fil du temps et des institutions
Les représentations de la fin de vie dans le travail des AS diffèrent en fonction des institutions pour lesquelles ils travaillent, de l’âge de la personne, mais aussi de l’expérience personnelle. Parmi les personnes qui semblent être le plus à l’aise avec la notion de fin de vie et de deuil, nous trouvons trois assistantes sociales qui ont au moins dix ans d’expérience dans leur domaine. La première affirme en effet qu’ « il n’y a que l’expérience qui fait que… ». La deuxième, qui est souvent en contact avec des usagers en situation palliative, nous dit que l’expérience de vie peut aussi influencer le regard que l’assistant social porte à l’accompagnement des mourants. Elle constate : « […] Je crois que les expériences personnelles peuvent être parfaitement utiles dans le regard professionnel que l’on peut avoir […].
Une troisième assistante sociale reconnaît enfin que son aptitude à accompagner la fin de vie et le deuil a aussi été favorisée par son activité professionnelle :
« Dans l’entreprise, une de mes responsabilités était d’aller dans les familles, suite au décès d’un ouvrier, par exemple, et de m’occuper du suivi des démarches administratives pour la famille du défunt. Cet aspect du travail m’a donné l’opportunité de suivre des cours et formations d’accompagnement de personnes en fin de vie et de familles endeuillées. ».
Cette personne ajoute cependant que sa « corde sensible » influence son regard sur l’accompagnement :
« Je pense que ma sensibilité à la question de l’accompagnement est influencée par qui je suis et par ma personnalité, car je suis sensible à l’accompagnement des gens vulnérables et en souffrance. C’est un peu ma corde sensible qui fait cela. Après c’est vrai que la casquette d’assistante sociale m’aide aussi, car il faut reconnaître que sans elle je n’aurais pas eu affaire avec ces situations de fin de vie. »
Besoins des personnes en fin de vie et de leurs familles
La question des besoins des personnes en fin de vie et de leur famille est un sujet important du point de vue méthodologique de l’analyse de l’entretien. En effet, en lisant de manière transversale les entretiens et en me centrant sur les besoins de la personne, cette façon de procéder permet de prendre en compte : d’une part, les demandes implicites ou explicites de la personne, ainsi que ses voies d’accès à la demande ; d’autre part, les interventions que l’assistant social décide de mettre en oeuvre pour répondre aux besoins.
Aussi, jamais très loin d’un besoin, l’intervention de l’A.S. s’inscrit dans une méthodologie qui doit tenir compte de « l’usager dans ses différentes dimensions » (DE ROBERTIS, 2007, p. 198), du cadre institutionnel dans lequel l’assistant social opère, ainsi que de la déontologie de la profession.
Le code déontologique du travailleur social énonce en effet que « le travail social consiste à empêcher, faire disparaître ou atténuer la détresse des êtres ou groupes humains » (AVENIR SOCIAL, 2010, p. 6). Il invite le travailleur social à entendre cette détresse et à mettre en oeuvre des interventions pour « inventer, développer et fournir des solutions à des problèmes sociaux » (AVENIR SOCIAL, 2010, p. 6). Maela Paul soutient en outre que « L’une des fonctions de l’accompagnement est d’aider à repérer, élucider, formuler la demande. » (PAUL, 2004, p. 128)
Je tenterai donc de définir dans ce chapitre les besoins des personnes et de leurs proches dans les derniers instants ; d’énoncer les voix d’accès des assistantes sociales à ces besoins ; je citerai enfin leurs rôles et actions dans l’accompagnement de ces personnes. Il importe toutefois de relever ici, que ce que l’A.S. fait ou comment il le fait ne peut que difficilement être détaché du besoin de l’usager. Aussi, ce qu’il met en oeuvre, en termes d’intervention fait nécessairement corps avec les besoins relatés. De Robertis l’affirme par ces mots : « Le comment faire est pour nous de l’ordre de la création individuelle, c’est la manière dont chacun habite son rôle, l’adapte et le transforme, il ne peut être défini d’avance, mesuré ou codifié. » (DE ROBERTIS, 2007, p. 198) Elle ajoute plus loin : « Faire une classification des types d’interventions en travail social en dissociant l’action des objectifs poursuivis est forcément une démarche insatisfaisante. » (DE ROBERTIS, 2007, p. 199).
Besoin, carence, souffrance, problème
De manière générale les A.S. ne se sentent pas concernés par les étapes cliniques de la fin de vie et par tout l’aspect médical qui y est lié ; cela peut se comprendre aisément : « le côté médical, c’est logique et normal que ce soit les infirmiers qui s’en chargent », affirme une intervenante. Par contre, le besoin – surtout dans sa notion subjective – rappelle au travailleur social sa mission profonde, car il indique « une notion de carence ou de manque, ou une frustration qui entraîne une souffrance » (DE ROBERTIS, 2007, p. 121).
La notion de souffrance est parfois évacuée lors des entretiens, au profit du problème à résoudre. Cela relève plus, à mon sens, de la posture même de l’A.S. que d’un déni de la souffrance. Si les notions de posture et l’analyse de celles-ci seront abordées au point 6.5 de ce travail, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que l’A.S. ne travaille pas directement sur la souffrance, mais dans une recherche et une coordination de solutions qui entourent un problème donné. Une assistante sociale qui travaille dans un CMS exprime son rôle en ces termes :
« Notre rôle d’assistant social, c’est d’abord d’identifier quelles sont les difficultés autour d’un problème donné, pour pouvoir faire un travail avec la personne, si cela ressort de notre compétence ; autrement nous ferons appel aux personnes compétentes [….] »
Pour cette intervenante, les personnes compétentes qui se centrent sur les souffrances sont avant tout des thérapeutes, le service infirmier des CMS, le médecin traitant et les hôpitaux et les aumôniers. L’assistante sociale affirme, en outre, que le travailleur social doit être attentif à bien cerner ses compétences :
« Nous serons attentifs avec la personne qui demande de l’aide ou sa famille, mais nous ne sommes pas des thérapeutes. Je pense que nous devons être très prudents avec cette position […] Dès que cela devient thérapeutique, j’encourage la personne pour qu’elle aille plus loin. C’est-à-dire pour qu’elle fasse des démarches, afin qu’un suivi psychosocial ou psychologique puisse être fait. En accord avec la personne, on peut faire un petit bout de chemin en tripartie avec un thérapeute. Ce sera-là le thérapeute qui prendra en charge l’aspect plutôt émotionnel. Si il y a une bombe qui nous claque-là, il faut que je puisse réagir et je ne peux laisser la personne seule… »
Une deuxième personne explique la notion de vision globale de l’A.S., en intervenant entre les institutions hospitalières et son domicile. Citant les infirmières de liaison qui assurent aussi ce lien, cette assistante sociale met en exergue sa vision psychosociale et globale de la situation :
« Nous sommes dans un endroit du réseau où nous intervenons dans des situations entre l’hôpital et le patient tout comme les infirmières de liaison ; si ce n’est que nous, nous avons une évaluation, je dirais un petit peu plus sociale que celle du maintien à domicile. Elles [les infirmières de liaison] sont très centrées sur ce qui est bien, sur des bonnes conditions de retour à domicile. Nous, il me semble que nous avons encore une évaluation un peu plus psychosociale ; plus globale. »
Besoins des proches-aidants
Lors des fins de vie, les proches aidants sont vite épuisés, mais les aides à domiciles sont coûteuses. Selon une assistante sociale, ce qui manque le plus c’est un véritable soutien aux familles. Cette assistante sociale, qui travaille quotidiennement avec des situations oncologiques, admet qu’elle possède un répertoire restreint de solutions pour le proche aidant : « Il manque d’un véritable organisme professionnel qui s’occupe de la personne la nuit. Il y a soi-disant des veilleuses de nuit. Alors si vous avez de l’argent, vous vous en sortez. Sinon, c’est une véritable galère ». Cette assistante sociale dévoile ici les limites de son intervention :
« Il faut savoir que des situations il y en a beaucoup. Donc en gros, si vous n’avez pas de proches qui vous aident à domicile, vous êtes très vite limités. En plus, il n’y a pas de congé parental payé pour le conjoint. Nous expliquons alors aux gens que la seule solution est qu’ils se mettent en arrêt maladie. On les cautionne ainsi, en disant que… voilà, on n’a pas d’autres choix. […]
Un congé maladie pour accompagner les mourants équivaut à dire que nous ne sommes pas encore prêts à accueillir la fin de vie dans notre société et qu’il manque encore en Valais des dispositifs pour nos proches en fin de vie. Ce problème est abordé dans la littérature des soins palliatifs, mais le but visé de la «prise en compte du patient et de sa famille comme unité de soins » (POTT, 2013, p. 44) ne semble pas atteint. L’assistante sociale explique encore :
« Après, nous les aidons pour trouver des crèches, des relais, des bénévoles, mais cela ne résout pas tout. Donc là, nous sommes vite coincés aussi. Certainement que nous essayons d’aider les proches, mais en gros nous leur disons : ou vous êtes en arrêt maladie, ou vous cherchez des proches pour vous aider, ou alors ça va être très compliqué. » Besoin de connaître ce qu’il adviendra après Un autre besoin relevé est de savoir ce qu’il adviendra des proches, après. « L’aspect juridique, c’est souvent la question qui m’est posée » explique ici une assistante sociale qui précise que les enfants, dont les parents sont en fin de vie, exposent souvent cette crainte : «S’il arrive quelque chose à notre maman, qui va s’occuper de nous ? » L’intervenante signale en outre :
« […] Et juridiquement parlant – les gens utilisent souvent ce terme – qu’est-ce que je dois faire avec mes enfants ? […] Donc par le biais juridique, nous réglons un certain nombre de choses au cas où la mort arriverait. » Le besoin de dire au revoir
L’assistante sociale qui travaille sous mandat de l’APEA explique le besoin des familles de pouvoir se rapprocher de la personne qui va partir. Pour la curatrice, « la famille a besoin de se préparer au deuil qui s’approche » :
« La famille connaît mieux la personne que moi, même si c’est conflictuel… A un moment donné, quand on est proche de la mort, il y a quelque chose qui se passe. La famille a besoin de se préparer au deuil qui approche. Il n’y a pas que les personnes âgées qui décèdent ; je peux vous parler de personnes jeunes, d’accidents de voiture, des comas dus à des prises de stupéfiants. Même si la situation est très conflictuelle, un parent reste un parent. Un papa et une maman, même s’il ont dû un jour demander un curateur, ils ont été pendant des années parents, responsables, aimants et ils ont envie à un moment donné d’intervenir […] »
Cette assistante sociale précise aussi que lorsque les derniers moments arrivent, « on voit plein de choses qui bougent. Les personnes se rendent compte qu’elles ont une opportunité à saisir ». Pour l’intervenante, il est important d’aider les gens à bien se séparer. Elle souligne en outre que dans sa carrière d’assistante sociale, il lui est arrivé trois fois de réunir des familles autour du lit de mort. Ce rôle de médiatrice, elle le joue aussi en connaissance de cause :
« Moi-même pour avoir perdu des membres de ma famille, je trouve que c’est tellement important de pouvoir dire au revoir ; le deuil se fait mieux après. »
Comment l’AS est-il appelé à entendre les besoins des personnes en fin de vie ?
Les A.S. qui ont répondu aux entretiens accèdent de manières différentes aux demandes et aux besoins des personnes en fin de vie ou de leurs familles, en fonction des mandats institutionnels, mais aussi en fonction du contexte global dans lequel ces demandes arrivent.
L’importance de la demande de l’usager
Alors que l’institution cadre les demandes, elle garantit aussi la stabilité des pratiques ; pour qu’il y ait une demande, il faut aussi qu’un professionnel « prenne en compte autrui comme demandeur potentiel, même si la demande n’est pas explicitement formulée » (PAUL, 2004, p. 128). Selon Maela Paul, toutefois, lorsque la demande est formulée, elle doit être entendue non pas comme unecommande, définie par des contraintes institutionnelles, mais comme une volonté du sujet d’exprimer ce qu’il désire pour lui-même (PAUL, 2004).
Une assistante sociale d’un CMS explique par exemple qu’à la base de ses interventions il faut « qu’il y ait une demande de la part de la personne concernée et qu’elle soit volontaire ». Elle précise néanmoins que cette intervention est signalée par les services de soins à domicile ou, si une hospitalisation dure longtemps, ce sera elle qui la signalera à l’APEA :
« […] On intervient donc souvent juste avant ou durant ces moments-là, mais sur demande des services qui vont à domicile et qui ont eu l’information. »
L’ancien directeur d’un service de consultation sociale précise aussi que le service « intervient à la demande des gens qui demandent un rendez-vous.» Il ajoute que les requêtes arrivent en général de la part de la personne, de la famille et des proches, mais « plus rarement du réseau. »
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Table des matières
Première partie
1 Introduction
1.1 Choix de la thématique
1.2 Motivations personnelles
1.3 Le choix du thème en lien avec ma pratique professionnelle
2 Cadre théorique retenu
2.1 Définition de la fin de vie
2.2 La fin de vie dans un contexte démographique vieillissant
2.3 La fin de vie du point de vue sociologique
2.3.1 La mort taboue
2.3.2 La mort : un problème social à étudier
2.3.3 La mort nouvelle
2.3.4 Institutionnalisation de la mort
2.3.5 La mort banalisée
2.4 Du Valais montagnard au Valais citadin
2.4.1 L’accompagnement en fin de vie comme lien entre les vivants et les morts
2.4.2 L’agonie comme symbolique familiale
2.4.3 La mort communautaire
2.4.4 Mort et société urbaine
2.5 La fin de vie du point de vue des soins palliatifs
2.5.1 Une brève présentation des pionnières d’une médecine palliative
2.5.2 Ce que soins palliatifs signifie
2.5.3 La notion de pluridisciplinarité des soins palliatifs
2.6 La fin de vie du point de vue du travailleur social
2.6.1 Des notions de compétence dans le travail social
2.6.2 La notion d’accompagnement
2.6.3 Poste et posture professionnelle
2.6.4 Qualité de vie, droits et besoins des personnes en fin de vie
2.6.5 Les droits du mourant
2.6.6 Les besoins des personnes en fin de vie
2.6.7 Besoins, désirs, qualité de vie des proches et proches aidants
3 Problématique
3.1 Question de recherche
3.2 Hypothèses de recherche
3.3 Objectifs de la recherche
Deuxième partie
4 Méthodologie
4.1 Terrain de l’enquête
4.2 Population-cible
4.2.1 Echantillonnage de la population cible
4.3 Outils de recueil de données
4.3.1 Un premier entretien exploratoire
4.3.2 Guide d’entretien
4.4 Déroulement des entretiens
4.5 Méthode de dépouillement
4.5.1 La transcription et retranscription des enregistrements
4.5.2 Les grilles d’entretiens
4.6 Dimensions éthiques
4.6.1 Non-malfaisance, bienfaisance et dignité humaine
4.6.2 Respect du consentement libre et éclairé
4.6.3 Respect de la vie privée, confidentialité et anonymat
4.6.4 Impartialité et équité
5 Analyse des entretiens
5.1 Thèmes abordés selon les objectifs de la recherche
5.1.1 Changements de contextes de la fin de vie en Valais
5.1.2 Regards des A.S par sur l’accompagnement en fin de vie
5.1.3 Besoins des personnes en fin de vie et de leurs familles
5.1.4 Compétences de l’assistant social dans l’accompagnement en fin de vie
5.1.5 Les postures des A.S dans le réseau de l’accompagnement en fin de vie
6 Résultats et interprétations
6.1 Contextes de la fin de vie en Valais aujourd’hui
6.1.1 Une perte de solidarité, même dans les vallées
6.1.2 La solitude des personnes en fin de vie n’épargne pas le Valais
6.1.3 Un important besoin de structures spécialisées
6.1.4 Les rituels qui changent
6.1.5 L’accompagnement de personnes de cultures et traditions non chrétiennes
6.1.6 Synthèse de chapitre
6.2 L’AS et ses représentations de la fin de vie
6.2.1 Des représentations dans les formes du langage
6.2.2 Définitions polysémiques de la fin de vie
6.2.3 Entre banalisation, dénis et tabous : la fin de vie fait peur
6.2.4 Représentations de l’accompagnement et mandats des AS
6.2.5 Une forme de rupture avec le monde du travailleur social
6.2.6 Le mythe de la bonne mort
6.2.7 Des représentations qui varient au fil du temps et des institutions
6.2.8 Formations et supervisions pour les assistants sociaux
6.2.9 Synthèse de chapitre
6.3 Besoins des personnes en fin de vie et de leurs familles
6.3.1 Besoin, carence, souffrance, problème
6.3.2 Comment l’AS est-il appelé à entendre les besoins des personnes en fin de vie ?
6.3.3 Directives anticipées
6.3.4 Incapacité de discernement
6.3.5 Synthèse de chapitre
6.4 Les compétences des A.S dans l’accompagnement en fin de vie
6.4.1 Les cadres institutionnels qui définissent les postes, tâches et compétences
6.4.2 Identification des compétences des A.S confrontés aux fins de vie
6.4.3 Synthèse de chapitre
6.5 Analyse des postures des A.S. dans l’accompagnement en fin de vie
6.5.1 Postures mobilisatrices versus postures stabilisantes
6.5.2 Ensevelissements et humour : une manière de faire le deuil pour l’AS
6.5.3 La relation : enjeu de discours et de questionnements
6.5.4 Synthèse de chapitre
6.6 Vérification des hypothèses
Hypothèse 1
Hypothèse 2
Hypothèse 3
6.7 Réponse à la question de recherche
7 Limites de la recherche
7.1 Limite quantitative
7.2 Limite qualitative
8 Synthèse du travail
9 Bilan et conclusion
10 Sources
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