Observer directement la genèse d’une organisation soulève la question préalable de son caractère territorial ou non, question pertinente pour aborder celle des diasporas. En effet, l’étymologie du terme diaspora (dispersion) renvoie à une image de diffusion et de dissémination (Prévélakis, 1996) dans différents pays où des territoires se reconstituent et s’organisent. Aussi, se pose la question de savoir si les diasporas génèrent des organisations sur ces nouveaux territoires où elles se s’établissent.
Dans cette acception, la diaspora comme organisation en train de se constituer peut-être assimilée à un projet de continuité dans la transmission des valeurs qui fondent l’organisation diasporique, cette continuité pouvant être saisie au travers des observations que l’on peut faire, selon une approche ethnologique, sur l’évolution des pratiques cultuelles en termes de rites.
Parmi les diasporas, la diaspora laotienne constitue un terrain d’étude privilégié. Tout d’abord, la culture laotienne a fait l’objet de nombreuses études qui justifient le rôle organisationnel des pratiques cultuelles dans la transmission de la culture au Laos. S’y réfèrent les travaux sur la diaspora laotienne (Condominias, 1980) et plus particulièrement les travaux ethnologiques et anthropologiques sur la diaspora laotienne en France (Rigaud, 2010, Choron-Baix, 1986). De plus, la profondeur temporelle du phénomène (1975) permet de comparer le comportement des premières générations de réfugiés à celui des jeunes laotiens nés en France.
La méthode d’observation utilisée dans ce travail de thèse va s’inspirer de celle suivie par Marie-Hélène Rigaud (2012) dans le cadre de ses recherches sur la minorité asiatique de Montpellier : une démarche ethnologique d’observation des gestes au quotidien et d’observation participante lors des fêtes et cérémonies religieuses. Dans un premier temps seront présentées les spécificités de la transmission de la culture laotienne par la famille, afin de mettre en exergue le contexte socio-culturel qui donne son sens particulier au culte de Prabang. Ce culte est lui-même représentatif à la fois de la culture, mais aussi de la nation Lao. Il devient alors possible de montrer en quoi l’établissement du culte dans la communauté des Lao de France, puis son évolution depuis 1975 indique l’existence d’une organisation, au-delà de la reconstitution de la tradition sur un nouveau territoire.
LA METHODOLOGIE DE LA THESE
UNE ENQUETE AUTO-ETHNOGRAPHIQUE LONGITUDINALE
« L’auto ethnographie est le « résultat d’un travail d’étude descriptive et analytique, sur le terrain, de la culture d’une population déterminée, avec la participation du chercheur dans l’activité de celle-ci » .
On retrouve ces idées chez Woods à propos de l’ethnographie, telle « la capacité de pénétration des niveaux de réalité, le pouvoir d’expression, l’habileté à recréer des scènes et des formes culturelles et à leur « donner vie », à raconter une histoire avec une structure sousjacente » (…) L’ethnographie de terrain « implique fondamentalement l’observation participante (notion qui définit à la fois l’ethnographie en son ensemble et les observations prolongées faites sur le terrain en participant à la vie des gens), …, et l’analyse de « matériaux » officiels et personnels. » .
Notre enquête passe par cinq étapes successives qui sont :
– L’observation ; nous regardons
– La collecte ; nous notons, nous enregistrons
– L’analyse des données ; nous croisons les documents
– La vérification ; nous vérifions la cohérence de nos notes
– La validation ; nous relisons afin de nous assurer que tout se passe bien.
Cette enquête auto-ethnographique repose sur trois phases :
– La présentation de la méthode contextualiste guidant la recherche sur la vie des associations,
– La problématique pratique rencontrée dans la mise en œuvre de l’approche méthodologique, à savoir le choix du site, de la collecte des données, les degrés d’implication,
– Les leçons à tirer de cette méthodologie sur le processus de changement.
Une approche qui offre à la fois des analyses verticales et horizontales, ou processuelles, est dite contextualiste. Une méthode contextualiste consiste en une analyse de contexte, ou contextualiste, d’un processus tel que la transformation qu’il induit s’appuie sur des phénomènes, issus ou de niveaux d’analyse de processus verticaux et horizontaux, ainsi que de leurs interconnexions au fur et à mesure de leur évolution dans le temps. Le niveau vertical désigne les interdépendances entre les niveaux supérieurs et/ou inférieurs et le niveau horizontal désigne l’interconnexion séquentielle entre les phénomènes historiques, diachronique, présents et futurs. Les points clés à souligner sont d’abord l’importance de l’intégration, l’étude de la transformation dans le contexte et les niveaux d’analyse interconnectés et ensuite, l’importance de l’interconnexion temporelle en localisant le changement dans le passé, présent et futur. Et enfin la question de savoir comment le contexte est le produit de l’action et vice versa vient de l’hypothèse centrale selon laquelle la transformation n’est ni linéaire, ni singulière. Dans le cadre d’une migration simple, une transformation linéaire vise une immigration directe d’un pays à l’autre sans passer par une étape intermédiaire. Et singulière signifie que le migrant se déplace de manière individuelle. Or, ceci n’est pas le cas d’une migration d’un peuple, en l’occurrence la diaspora, qui traverse un territoire de transition avant de parvenir au pays d’accueil.
La deuxième hypothèse de cette étude est l’importance du contextualisme sur l’interconnexion temporelle où l’histoire n’est pas seulement un événement du passé mais où elle est vivante dans le présent et elle peut façonner l’avenir. L’histoire n’est pas seulement liée à une série d’événements et de chronologie, mais à des parcours plus marquants si l’on creuse du côté des structures et des logiques sous-jacentes.
La troisième hypothèse se rapporte au rôle du contexte et de l’action dans lequel les acteurs perçoivent, comprennent, apprennent à se souvenir et à aider à façonner le processus.
La figure mythique : emblème de rassemblement
Pour mieux comprendre la mythique de Prabang, nous avons interviewé quelques présidents d’associations ainsi que leurs membres, secrétaires, trésoriers, coordinateurs au cours des fêtes annuelles de leurs associations, ou à la pagode de Bouddhabouxa (Roubaix près de Lille), Bouddhametta (Choisy le Roi 94) Sisathanak (St Leu la Forêt 92), Thammabhirom (Choisy le roi 94), Thammapathip (Moissy Cramayel 77), Velouvanaram (La Ferté sous Jouarre 60) sur de longues périodes puisque nous avons participé activement en tant que bénévoles depuis 2002 jusqu’à 2011.
Cependant, faute de lieu approprié pour accueillir des milliers de personnes mais aussi à cause de la cession de la pagode de Velouvanaram, en 2012 la réunion n’a pu avoir lieu. Ces associations culturelles, familiales et entre-aides sociales nous ont permis d’observer un modèle d’organisation que nous qualifions d’événementiel. L’approche de la théorie sociologique aboutit à cette thèse pour laquelle nous avons trouvé très peu de travaux, mis à part des conseils en management des projets de l’événement. Les travaux de l’ethnologue Marie Hélène Rigaud sur la transmission et la réinterprétation cultuelle nous amènent à nous poser des questions sur les formes de fêtes élaborées par ces associations : sont-elles du même ordre ou diffèrent-elles dans leur objet et leur représentation ? Nous retenons qu’une organisation est événementielle dès lors qu’elle a besoin de dons, de coopération, de culture, de croyance, de fêtes, de plusieurs générations, de jeux, de leadership, de mythes, de réseaux, de rites et de traditions.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : CADRE METHODOLOGIQUE
CHAPITRE 1 : LA METHODOLOGIE DE LA THESE
1.1. UNE ENQUETE AUTO-ETHNOGRAPHIQUE LONGITUDINALE
1.1.1. La figure mythique : emblème de rassemblement
1.1.2. Une première interprétation par la science des organisations : le réseau comme facteur de pérennité organisationnelle
1.2. PREMIERE APPROCHE LONGITUDIALE
1.2.1. Le rite et le symbole du réseau
1.2.2. La nature de la relation avec le pays d’origine à travers ses actions humanitaires
1.3. L’ETUDE LONGITUDINALE ET LA TRANSFORMATION
1.3.1. Le concept longitudinal
1.3.2. Le processus de transformation
1.4. L’ANTHROPOLOGIE STRUCTURALE ET L’IMMERSION PARTICIPANTE
1.4.1. L’anthropologie structurale
1.4.2. L’immersion participante
1.4.3. La participation du chercheur
DEUXIEME PARTIE : OBJET DE LA RECHERCHE
CHAPITRE 2 : LA DIASPORA LAOTIENNE, UNE ORGANISATION « CLASSIQUE voire » GENEREE PAR LA STRUCTURATION D’UN RESEAU («DE LA FIGURATION»)
2.1. LA NOTION DE DIASPORA
2.1.1. L’approche des historiens, des sociologues et des politologues
2.1.2. L’angle des géographes
2.1.3. Un concept transdisciplinaire
2.1.3.1. Un regard sociologique sur le réseau
2.1.3.2. La figure de rassemblement, un concept historique
2.2. LA GENESE DE LA DIASPORA LAOTIENNE
2.2.1. Une histoire typique
2.2.1.1. Les exilés du changement de régime
2.2.1.2. Un nouveau départ
2.2.2. Une dispersion caractéristique
2.2.2.1. La cartographie des réfugiés laotiens
2.2.2.2. Les réfugiés du Sud-Est asiatique
2.2.2.3. Eléments de l’histoire de l’exode
2.3. LA DIASPORA DE DEPART : UNE STRUCTURATION CLASSIQUE
2.3.1. Les pratiques sociales des laotiens dans le pays d’accueil
2.3.2. Les premières formes d’organisation : les associations
2.3.2.1. Le don comme nature des relations au sein d’un réseau
2.3.2.2. Les actions philanthropiques
2.3.2.3. L’interaction sociale
2.4. LA STRUCTURE DU RESEAU
2.4.1. La parenté comme lien fort de réseau
2.4.2. La continuation par des actions philanthropiques
CHAPITRE 3 : LA DIASPORA ORGANISEE EVOLUE AU FIL DU TEMPS DANS SA NATURE ET DANS SA FINALITE
3.1. LA RELATION AVEC LE PAYS D’ACCUEIL
3.1.1. La création des associations
3.1.2. Structuration des réseaux
3.1.3. Trois grandes associations
3.1.3.1. L’Amicale des Amis du Laos (AAC)
3.1.3.2. L’Association Lao de Villepinte (ALV)
3.1.3.3. La Toupie
3.2 LA FINALITE DE LA DIASPORA
3.2.1. L’adaptation dans le pays d’accueil
3.2.1.1. La double culture
3.2.1.2. La totale intégration au pays de réinstallation
3.2.2. Le don de soi à travers l’association
3.2.3. Un exemple de vie associative
3.3. UN RASSEMBLEMENT DES ASSOCIATIONS
3.3.1. LA CONTINUATION PAR LA « RENCONTRE JEUNESSE »
3.3.1.1. Les réunions et les procès-verbaux
3.3.1.2. Les témoignages de ces rencontres
3.3.2. LES PARTIS POLITIQUES : LAO NC (FRANCE), RGLAO (USA)
3.3.2.1. Lao NC et les anciens leaders du parti politique de la 1ère génération – France
3.3.2.2. RGLAO : regroupements des partis outre mers : USA/Canada/Australie et France
3.4. L’INFLUENCE DE LA DIASPORA DANS LE PAYS D’ORIGINE
3.4.1. La renaissance de Prabang au Laos
3.4.2. L’institutionnalisation des rites de Prabang
3.5. LE CAS DES EXPERTS ET L’EXPERTISE DES ASSOCIATIONS
3.5.1. Une image sociologique de Vatthana Pholsena
3.5.2. Une vue politique de Kham Vorapheth
3.5.3. L’expertise de nouvelle génération lao
3.5.4. Le rassemblement de la deuxième génération
3.5.5. Le lien et l’expertise
Conclusion du chapitre 3
TROISIEME PARTIE : ANALYSE D’UNE ORGANOGENÈSE
CHAPITRE 4 : LA DIASPORA LAOTIENNE SOUS LE PRISME DE DEUX LECTURES DES ORGANISATIONS
4.1. APPROCHES MOBILISEES
4.1.1. GARETH MORGAN ET LES IMAGES DE L’ORGANISATION (1989)
4.1.1.1. La métaphore de la culture
4.1.1.2. La métaphore du système politique
4.1.1.3. La métaphore d’une prison de la psyché
4.1.1.4. La métaphore du flux et de la transformation
4.1.1.5. La métaphore d’un instrument de domination
4.1.2. APPROCHE PAR LES CONFIGURATIONS, MINTZBERG (1982)
4.1.2.1. La structure simple
4.1.2.2. La bureaucratie mécaniste
4.1.2.3. La bureaucratie professionnelle
4.1.2.4. La structure divisionnalisée
4.1.2.5. L’adhocratie
4.2. DE LA « DIASPORA » A « L’ORGANISATION »
4.2.1. LA DIASPORA D’ORIGINE
4.2.1.1. La diaspora laotienne initiale au prisme des images de Morgan
4.2.1.2. La diaspora laotienne initiale au prisme de la configuration « missionnaire» au sens de Mintzberg-Pesqueux
4.2.1.3. Un modèle de représentation culturelle (Pesqueux, 2002, 2005, Organisations : Modèles et représentations)
4.2.2. LA DIASPORA D’ARRIVEE : son état à la fin de notre étude
4.2.2.1. L’image finale de la diaspora au prisme de Morgan : la diaspora comme instrument de domination, au sens de la lecture de Morgan
4.2.2.2. La configuration de la diaspora laotienne finale comme adhocratie au sens de Mintzberg
4.2.2.3. La diaspora finale organisée comme une structure en réseau au sens de Pesqueux
Conclusion du chapitre 4
CONCLUSION