Quels sont les mécanismes qui conduisent à une rupture de l’identité ?
La maladie grave et évolutive, nous l’avons vu, fait émerger des problématiques identitaires complexes. Cette partie a pour objectif de rechercher l’origine possible de ces perturbations et d’analyser leur particularité dans le cadre de la maladie. Comme pour la partie clinique, j’ai choisi de m’intéresser successivement à la perte de repères physiques, psychiques puis sociaux.
La perte de repères physiques
A travers la vignette clinique de Madame V., nous avons mis en évidence le fait que la perturbation de l’identité physique est étroitement liée à une impossibilité de réactualiser le schéma corporel et l’image du corps. J’étudierai dans cette partie les mécanismes à travers lesquels la modification de ces deux items psychomoteurs conduit à une perte de repères identitaires.
A. Une atteinte du schéma corporel R. MURPHY, anthropologue américain du XXème siècle, décrit dans Vivre à corps perdu son expérience du handicap. Il est atteint d’une tumeur incurable qui le paralysera progressivement jusqu’à la tétraplégie. Lorsque le handicap s’installe, il décrit que « Quand on est malade, on ne peut plus considérer le corps comme allant de soi (…) car il est devenu un problème. Il n’est plus le sujet d’une hypothèse inconsciente, mais l’objet d’une pensée consciente » .Il précise par ailleurs que cette expérience est fortement désagréable. En effet il semblerait que dans le contexte de la maladie, l’impression sensorielle du corps – qui constitue le schéma corporel – n’est plus suffisamment stable pour être représentée. Ce manque de représentations génère une angoisse au sens où la décrit J. LACAN : « L’angoisse est corrélative du moment où le sujet est suspendu entre un temps où il ne sait plus où il est, vers un temps où il va être quelque chose où il ne pourra plus jamais se retrouver. C’est cela l’angoisse » . Le sujet est donc préoccupé car il sent certaines parties du « corps sain » se transformer en « corps malade » et ne reconnaît plus toujours ce corps comme sien.
Lorsque le patient est en capacité de gérer cette angoisse, il peut explorer les qualités de ce corps «nouveau» et en rechercher les limites. Ainsi certains patients développent des comportements d’auto-stimulation (auto-massage, tentative de marche, recherche de sensation…) pour pouvoir intégrer ces nouvelles composantes corporelles. Le caractère désagréable de cette exploration – désigné par R. MURPHY – est subjectif car cette redécouverte consciente du corps résonne différemment dans l’histoire des patients.
Elle peut confronter le sujet aux caractéristiques visibles de la maladie. Celle-ci devient concrète et le patient fait le constat des pertes physiques imposées par son état de santé.
Mais les changements corporels peuvent également faire écho à des événements antérieurs plus ou moins éloignés de la maladie. Ils impliquent aussi une sphère symbolique. Le vécu du patient implique donc l’intrication de facteurs symptomatologique, biographique et symbolique.
Une atteinte de l’image du corps :E. FERRAGUT écrit que « toute maladie grave laisse une cicatrice et même sans séquelles marque le corps mais aussi le psychisme. Cet épisode, consciemment ou pas, amène le sujet à se vivre différent, à percevoir ce corps modifié, à surinvestir la maladie, le handicap, à se replier sur lui-même ou au contraire à essayer d’oublier. Quelles que soient les sensations mémorisées, l’évolution de l’estime de soi, éventuellement la dévalorisation due aux conséquences du trouble, cette partie malade doit être intégrée ». Dans son
propos elle souligne le fait que certains sujets ne peuvent pas maintenir cette attention sur le corps. Ils mettent alors en place des mécanismes de défense psychique – ici décrit comme l’oubli – pour éviter l’angoisse provoquée par la prise de conscience du corps modifié. E. FERRAGUT parle également de l’estime de soi et d’une éventuelle dévalorisation. En psychomotricité, cela nous renvoie à l’image du corps. Il s’agit de la représentation que chacun se fait de son corps propre : comment il le vit, comment il le dit, comment il le voit… Elle se construit en miroir du regard de l’autre, à travers toutes les expériences vécues par le sujet. Elle est donc étroitement liée à une dimension sociale. R. MURPHY décrit une altération de son image du corps suite à sa paralysie : «J’avais changé dans ma tête, dans l’image que je me faisais de moi, dans les conditions fondamentales de mon existence (…) et ce changement était une détérioration, une diminution de tout ce que j’étais». Il précise par la suite que « le ‘moi’ de l’invalide a été endommagé par la destruction partielle du corps. Pour nous, l’invalidité n’est pas seulement une affaire physique (…) c’est la condition même de notre ‘être au monde’ ». Pour R. MURPHY, l’altération du corps conduit le sujet à se « métamorphoser » en se reconstruisant une nouvelle image, celle d’un « moi mutilé ». Ce qu’il décrit comme des «imperfections physiques» prend alors fonction d’identité, relayant au second plan tout ce qui caractérisait sa personnalité. La dégradation de son état physique le conduit finalement à une forme de dépersonnalisation du corps.
La perte de repères psychiques
La vignette clinique de Monsieur A. a permis de montrer que, dans la maladie, le « je » ne trouve plus sa place. La maladie grave marque une rupture dans la vie psychique du sujet, accentuée par la modification des repères temporaux-spatiaux. La personne malade ne se reconnaît plus : la représentation interne d’elle-même est en décalage avec ce qu’elle perçoit dans la réalité. La perspective d’une fin de vie accentue ce phénomène, le sujet recherche dans son histoire des éléments qui le rattachent à son identité de vivant.
Cette partie permettra de comprendre la perturbation narcissique en place dans la maladie et son lien avec une modification du rapport à l’objet au moment de la fin de vie. A. La modification du rapport à l’objet .Nous avons vu que la maladie grave – et l’altération du corps qui l’accompagne – engendre un sentiment de perte important. Au niveau corporel, cela concerne les modifications du corps, le manque de mobilité, la perturbation des informations sensorielles, l’intégration du matériel médical… Mais les pertes peuvent également être cognitives (exemple : troubles mnésiques provoqués par une métastase cérébrale), affectives (exemple : ne plus pouvoir retourner à son domicile) ou encore sociales (exemple : arrêt de travail). Lorsque le sujet est en souffrance, cela le renvoie à ses difficultés à supporter la perte : «perte de l’invulnérabilité, prise de conscience de la relativité du corps et de la vie. L’homme va ainsi subir ou s’adapter ou transcender la perte, la dépasser». Le patient prend alors conscience de sa fragilité à être vivant et « Aborder la question de sa propre finitude revient à aborder la question de la relativité : relativité de soi, de la vie, ‘des choses de la vie’ ».
D’après le Larousse, la relativité est le caractère de ce « Qui n’existe qu’en relation avec quelque chose d’autre, qui n’est pas indépendant ». Ainsi le sentiment d’exister du sujet apparaît lorsqu’il est inscrit dans un environnement et dans une expérience humaine.
Le patient va alors requestionner sa relation à l’objet, c’est-à-dire le rapport qu’il entretient avec ses objets internes et externes. A ce propos, M. DE M’UZAN écrit « Alors que les liens qui l’attachent aux autres sont sur le point de se défaire absolument, il est paradoxalement soulevé par un mouvement puissant (…). Par là, il surinvestit ses objets d’amour, car ceux-ci sont indispensables à son dernier effort pour assimiler tout ce qui n’a pas pu l’être jusque-là dans sa vie pulsionnelle ». Dans cet élan pulsionnel, le patient tente de «se mettre complètement au monde avant de disparaître», mais il cherche également à remplacer des objets d’amour disparus, les objets de la perte.
La construction du narcissisme :Pour comprendre cette expansion libidinale décrite par M. DE M’UZAN, il est nécessaire de revenir à la construction de l’investissement de la libido narcissique chez l’enfant. S. FREUD (1969) définit le narcissisme comme l’investissement libidinal dont l’objet est le Moi. Le premier stade du narcissisme se situerait entre l’activité auto-érotique – la satisfaction de pulsions partielles – et l’amour de l’objet externe.
Durant cette phase nommée narcissisme primaire « l’individu en voie de développement rassemble en une unité ses instincts sexuels, qui jusque là agissaient sur le mode auto-érotique, afin de conquérir un objet d’amour, et il se prend d’abord lui-même, il prend son propre corps comme objet d’amour ». Ainsi, l’unification des pulsions partielles aboutit à une première ébauche du Moi. Cependant cela ne signifie pas que les zones investies durant la période auto-érotique sont négligées au profit d’un investissement plus global du corps. D’après F. DOLTO « Sur le fond de cette indifférenciation de zones corporelles à ce lieu réel qu’est le corps de l’enfant, certains fonctionnements corporels sont élus par la répétition des sensations qu’il en éprouve, et ces lieux servent de centre au narcissisme primaire ». Ces sources de satisfaction primaires constituent les prémices de l’image du corps telle qu’elle est décrite par F. DOLTO.
Comment l’approche psycho-corporelle permet-elle de restaurer le sentiment d’identité ?
Face à la complexité des troubles émergeant dans la maladie grave et dans la fin de vie, il me paraît essentiel de s’attarder sur le temps de la rencontre entre le psychomotricien et son patient. La place accordée au corps, dès le premier entretien, joue un rôle primordial dans l’adhésion thérapeutique. En plus de son observation psychomotrice, le psychomotricien doit rechercher dans l’histoire du patient des éléments de son rapport au corps. Il doit s’appuyer sur les éléments verbaux et infra-verbaux pour le questionner et construire une vision globale et juste des troubles. Les problématiques actuelles des patients se mêlent à des événements passés, voire archaïques, et à des difficultés à se projeter dans l’avenir. Ainsi, dans la démarche thérapeutique le temps d’évaluation est essentiel. La posture du thérapeute et la mise en place du cadre me semblent être les principaux outils du psychomotricien pour intervenir face à une problématique identitaire.
La médiation, quant à elle, a bien évidemment un rôle à jouer. Cependant elle doit être abordée uniquement lorsque le psychomotricien aura pu identifier de façon claire la problématique du patient. Pour cette raison, j’aborderai dans un premier temps la posture du thérapeute et les processus thérapeutiques, avant de m’intéresser aux médiations possibles.
La posture du thérapeute
Dans le développement de l’enfant, la notion d’identité est fortement liée au processus de subjectivation car il permet l’émergence du moi – la différenciation entre soi et non-soi – ainsi que l’instauration du moi comme acteur. Plus tard, le sentiment d’identité sera soutenu par le processus d’inter-subjectivation. En effet, lorsque deux sujets se croisent ils reconnaissent chez l’autre des éléments qui se ressemblent et d’autres qui se différencient. Cette reconnaissance du « même » et de l’altérité permet à l’individu d’entrevoir sa singularité.
Dans la maladie grave, l’identité peut être perturbée à différentes échelles allant d’une légère altération du moi à une véritable perturbation du sentiment même d’exister. Quelle que soit la sévérité du trouble, la relation thérapeutique – en tant que rencontre entre deux sujets – met en jeu les phénomènes de subjectivation et d’inter-subjectivation. Ainsi, à travers sa posture, le thérapeute doit pouvoir rec2. Les processus thérapeutiques de la thérapie psychomotrice.
Nous avons évoqué la perte de repères du sujet malade, qui se déroule à différents niveaux. De ce fait, le cadre thérapeutique doit être le plus stable et le plus contenant possible. A l’hôpital, la stabilité du cadre n’est pas évidente à mettre en place. En effet, notre intervention ne doit pas impacter le planning des soins médicaux du patient. De ce fait, nous devons composer avec les rendez-vous médicaux, les examens et tous les autres soins. Le psychomotricien de l’EMASP doit donc rester flexible dans son organisation. Néanmoins, si nous devons décaler une prise en charge, il convient d’en informer le patient afin d’assurer la continuité de la prise en charge. De plus, le patient gravement malade est soumis à des angoisses de perte de l’objet ; lorsque les séances de psychomotricité sont très investies, cette précaution est d’autant plus nécessaire pour éviter les angoisses d’abandon.
Si on se réfère à la théorie de R. ROUSSILLON (2012), le cadre soutient la fonction phorique (ou de contenance) du dispositif thérapeutique. Le cadre est constitué par tous les éléments invariants et permet de contenir la prise en charge dans un lieu et une relation privilégiés. R. ROUSSILLON énonce que, lorsque la fonction phorique est bien installée, cela mène au processus : c’est tout ce qui est ouvert au mouvement et à la transformation, tout ce qui est amené à varier au cours de la thérapie. onstruire quelque chose autour de l’identité.
Les processus thérapeutiques de la thérapie psychomotrice
Nous avons évoqué la perte de repères du sujet malade, qui se déroule à différents niveaux. De ce fait, le cadre thérapeutique doit être le plus stable et le plus contenant possible. A l’hôpital, la stabilité du cadre n’est pas évidente à mettre en place. En effet, notre intervention ne doit pas impacter le planning des soins médicaux du patient. De ce fait, nous devons composer avec les rendez-vous médicaux, les examens et tous les autres soins. Le psychomotricien de l’EMASP doit donc rester flexible dans son organisation. Néanmoins, si nous devons décaler une prise en charge, il convient d’en informer le patient afin d’assurer la continuité de la prise en charge. De plus, le patient gravement malade est soumis à des angoisses de perte de l’objet ; lorsque les séances de psychomotricité sont très investies, cette précaution est d’autant plus nécessaire pour éviter les angoisses d’abandon. Si on se réfère à la théorie de R. ROUSSILLON (2012), le cadre soutient la fonction phorique (ou de contenance) du dispositif thérapeutique. Le cadre est constitué par tous les éléments invariants et permet de contenir la prise en charge dans un lieu et une relation privilégiés. R. ROUSSILLON énonce que, lorsque la fonction phorique est bien installée, cela mène au processus : c’est tout ce qui est ouvert au mouvement et à la transformation, tout ce qui est amené à varier au cours de la thérapie.
La relaxation
La relaxation, comme le toucher thérapeutique, réactualise l’image du corps en donnant une place différente au corps. Ces deux médiations utilisent les vécus sensoriels et tactiles en partant du principe qu’ils laissent des traces dans le psychisme. Pour cette raison, elles sont étroitement liées à l’activité fantasmatique. Le sentiment de contrôle de soi, de détente, de plaisir, vont venir étayer l’estime de soi ainsi que le sentiment continu d’exister.
O. GAUCHER-HAMOUDI et M. GUIOSE (2007) ont démontré le rôle de la relaxation comme aide psycho-corporelle au deuil. Cette présentation concerne plutôt les personnes endeuillées suite à la perte d’un proche. Néanmoins, ils supposent qu’elle peut s’appliquer à tous les processus de deuil. En effet la perte d’un être cher mobilise des processus similaires à ceux rencontrés dans la maladie grave, car le sujet malade doit faire face à une succession de pertes. Il doit alors entamer le deuil d’une partie de lui-même. Le psychanalyste J. MESSY évoque la place de la relaxation en fin de vie. Il s’appuie surtout sur une clinique auprès de sujets âgés, mais il décrit bien que « Leurs difficultés correspondent essentiellement à des pertes et deuils douloureux, voire des deuils impossibles, comme le deuil de soi ». Lorsque la maladie précipite le sujet vers la fin de sa vie, l’attention est souvent portée sur le corps somatique. La personne est préoccupée par ce corps qui change, qui n’est plus aussi fonctionnel qu’il ne l’était autrefois, et « La relaxation est alors un moyen de se réapproprier un corps libidinal ».
D’après J. MESSY, il y aurait une faille du narcissisme primaire provoquée par la pathologie, c’est-à-dire un désinvestissement du corps réel. Cependant la souffrance proviendrait plutôt d’une atteinte du narcissisme secondaire car « ce qui vient à s’effilocher n’est pas tant le corps mais les liens tissés aux autres qui nous donnent le sentiment d’exister ». Il évoque donc un trouble de l’image du corps dans sa dimension relationnelle.
Dans cette perspective, il entrevoit la relaxation comme un prétexte à la rencontre. En effet, le regard bienveillant du thérapeute et la place donnée au corps permettent d’ouvrir un espace de dialogue. Ainsi «La relaxation au bout de la vie n’a pas de sens (…) si elle n’est pas un prétexte à la rencontre avec un autre, semblable à soi-même».
|
Table des matières
Introduction
I. Comment les problématiques identitaires se manifestent-elles dans la maladie grave ?
1. Madame V. : Une perturbation de l’identité physique
2. Monsieur A. : Une perturbation de l’identité psychique
3. Monsieur H. : Une perturbation de l’identité sociale et familiale
II. Quels sont les mécanismes qui conduisent à une rupture de l’identité ?
1. La perte de repères physiques
A. Une atteinte du schéma corporel
B. Une atteinte de l’image du corps
2. La perte de repères psychiques
A. La modification du rapport à l’objet
B. La construction du narcissisme
C. Le travail du trépas
3. La perte de repères sociaux
A. Hypothèses sur l’origine de la souffrance sociale
B. La théorie de la liminalité
III. Comment l’approche psycho-corporelle permet-elle de restaurer le sentiment d’identité ?
1. La posture du thérapeute
A. La fonction miroir du thérapeute
B. La préoccupation maternante terminale
2. Les processus thérapeutiques de la thérapie psychomotrice
A. Présentation de Monsieur R
B. Le bouquet de possibles
C. La création d’un espace transitionnel
3. Les médiations
A. Le choix de la médiation
B. Le toucher thérapeutique
C. La relaxation
D. Le mouvement, c’est la vie
Conclusion
Bibliographie
Sitographie
Télécharger le rapport complet