Sciences du langage et didactique des langues
Le second domaine clé de notre étude est celui des sciences du langage. Différentes des sciences de l’éducation, elles interagissent et sont complémentaires. Les sciences du langage étudiant aussi bien le fonctionnement des langues, de la parole, des messages, elles seront au cœur de notre travail. Dans un premier temps, elles interviendront dans l’analyse des interactions, des informations. Les discours et les divers éléments non-verbaux seront relevés et étudiés. Dans un second temps, nous chercherons à voir en quoi l’apprentissage du français favorise (ou non) l’entrée dans les apprentissages des élèves allophones.
Dans cette mesure, l’étude entrera bien dans le champ de la didactique des langues.
L’appropriation et l’apprentissage de la langue française seront observés à l’intérieur du milieu scolaire, que ce soit en classe ou lors d’autres échanges d’élèves, entre pairs ou avec des adultes. Cuq et Gruca (2005 : 51) rappellent que « la didactique des langues ne se définit pas seulement comme une réflexion mais aussi comme une action sur la réalité linguistique ». Notre action linguistique se situera en amont de la pédagogie et cernera les facteurs qui pourront fonder une pédagogie plus performante pour ces élèves-là.
Il est important de souligner que ce travail portera uniquement sur l’appropriation des savoirs et notamment des savoirs linguistiques en milieu scolaires, c’est-à-dire non naturels. Nous nous servirons de réflexions autour de l’acquisition des langues premières, maternelles, mais uniquement pour les comparer avec les données relevées en milieu scolaire. Nous ferons appel à certains points étudiés par les recherches en français langue étrangère (FLE), en français langue seconde et en français langue de scolarisation, sans toutefois analyser en profondeur les choix didactiques des cours observés. La langue française en cours d’acquisition sera un des éléments constitutifs de l’entrée dans les apprentissages mais non pas l’élément central.
Pour mener à bien l’analyse des données, nous adopterons le point de vue de la sociolinguistique. Définie depuis Saussure puis Chomsky comme l’étude des rapports entre langue et société, elle s’appuie sur les interactions pour comprendre un énoncé ou un discours.
De manière schématique, on peut dire que les productions langagières sont systématiquement contextualisées et ne sont pas isolées, marginalisées. Nous prendrons donc en compte les éléments sociaux tels l’âge, le genre, la classe sociale et la situation de production pour élaborer notre analyse et nos interprétations.
Psychologie transculturelle
Alors que nous souhaitons mieux comprendre l’entrée à l’école des enfants non scolarisés antérieurement, nous essaierons d’articuler plusieurs paramètres : le rôle des émotions, l’impact des représentations et de la mémoire. L’apport de la psychologie est essentiel et particulièrement de la psychologie transculturelle.
Le public cible de notre enquête a subi des chocs pendant sa migration. Les psychologues et psychiatres ont beaucoup travaillé ces dernières décennies sur les réactions post-traumatiques et les fondements de la résilience. Ces travaux nous permettront de cerner le profil psychique des élèves-sujets et de mieux comprendre les étapes par lesquelles ils sont passés en fonction de leur âge et de leur vécu. L’objectif est de prendre en considération les sujets en tant qu’enfant et migrant. On ne peut pas isoler l’un de l’autre, mais on peut chercher à analyser les influences de l’un sur l’autre.
Il sera alors intéressant de s’appuyer sur la psychologie de l’enfance et sur la psychologie transculturelle. A l’origine, la psychologie transculturelle s’est développée afin de mettre en relation les individus et leur culture. Elle prend en compte l’influence du milieu de ces individus : en tirant partie des paroles, attitudes, comportements, émotions, elle se rapproche de nos préoccupations et interrogations.
Depuis le développement de l’ethnopsychiatrie initié par l’ethnopsychanalyse de Georges Devereux, entre 1950 et 1960, la psychologie clinique interculturelle a pour objectif principal de comprendre et réduire les souffrances liées à certains traumatismes culturels. En France se sont développées de nombreuses consultations transculturelles, qui prennent en charge des patients migrants en grande précarité psychique.
L’origine ethno et anthropologique de cette discipline se rapproche de la méthodologie qui nous intéresse, même si le contexte de notre étude reste très différent. L’observation, l’écoute du terrain tel qu’il se présente et la recherche d’éléments de compréhension dans différents domaines connexes sont des points communs à ces démarches.
Pour résumer, les champs disciplinaires auxquels nous ferons appel tenterons de proposer une vision holistique, globale. Sans rentrer dans les débats qui se demandent s’ils s’opposent ou se rapprochent, l’objectif est d’aller chercher des réflexions, des éclaircissements auprès des domaines qui peuvent être utiles à notre travail.
L’entrée dans les apprentissages : concept et caractéristiques
S’il est nécessaire de définir le concept d’apprentissage et les notions qui en découlent, il n’est pas inutile de s’arrêter quelques instants sur les caractéristiques de ce qu’on entend par « entrée » car elles varient selon la discipline d’étude, le terrain étudié, Pour un psychologue, un médecin, l’entrée dans les apprentissages a lieu déjà in utero : le fœtus vit dans le ventre de sa mère et capte des signes qu’il va reconnaître et s’approprier. Après la naissance, le nouveauné se développera par des apprentissages multiples, liés aux sens, à sa motricité et sa maturation cérébrale. Pour un didacticien, un professeur, l’entrée dans les apprentissages se situe au moment où l’enfant arrive à l’école. Il existe évidemment des apprentissages en dehors du cercle familial avant l’entrée en petite section de l’école maternelle, par exemple dans les structures de la petite enfance, mais ils ne sont pas aussi définis que dans les programmes scolaires.
L’entrée est davantage envisagée comme un processus que comme une porte : il s’agit de cerner les étapes qui permettent aux enfants cibles de notre travail d’apprendre, non pas d’imaginer qu’il existe un instant ou un lieu où tout bascule. C’est ce cheminement de l’extérieur vers l’intérieur qui nous intéresse afin de comprendre les éléments et phénomènes qui donnent accès aux savoirs. Entrer dans les apprentissages, c’est s’engager dans ce chemin.
Cependant, en général, les études se bornent à situer l’entrée dans les apprentissages dans la petite enfance, de la naissance à trois ou quatre ans. Prenons par exemple le modèle élaboré par Piaget, psychologue, se basant sur la philosophie et la biologie. Il comprend que le développement cognitif de l’enfant est lié à la maturation du cerveau, en relation avec l’élaboration du langage, et au développement des interactions sociales avec l’environnement. Les quatre structures cognitives qu’il caractérise sont liées aux stades du développement de l’enfant : les élèves concernés par notre travail en sont à la troisième étape, celle où les opérations concrètes se développent. Entre 6-7 ans et 11-12 ans, l’enfant devient capable d’envisager des événements qui surviennent en dehors de sa propre vie, en fonction des expériences vécues. Il commence aussi à conceptualiser et à créer des raisonnements logiques qui nécessitent cependant encore un rapport direct au concret. A partir de phénomènes observables, il va pouvoir coordonner des opérations psychiques plus complexes.
A la suite de ces travaux, les didacticiens et pédagogues ont lié stades de développement et apprentissages scolaires. C’est notamment le cas au ministère de l’éducation nationale où le conseil des programmes réunit ces spécialistes et tente d’adapter les apprentissages à l’âge desapprenants.
Pourtant, les enfants qui ont migré acquièrent très souvent une maturité rapide due aux circonstances de vie. Les adultes qui les côtoient le soulignent : ils grandissent plus vite que les autres, car ils sont confrontés à des situations d’adultes. Lorsqu’un de ces enfants n’a jamais été à l’école, le décalage entre maturité et niveau scolaire déroute les équipes pédagogiques jusqu’aux éditeurs de contenus scolaires : les professeurs doivent choisir entre un support adapté au niveau scolaire et un support adapté à l’âge de l’élève NSA. Pour notre étude, il est important de ne pas corréler le développement corporel et psychique des enfants avec l’entrée dans les apprentissages, car elle n’est pas concomitante : au moment où les élèves NSA entrent à l’école, ils possèdent depuis longtemps les structures cognitives nécessaires à l’apprentissage.
Concept d’apprentissage
Le premier sens d’apprentissage, attesté par le dictionnaire historique de la langue française, est dérivé du nom apprenti. Il est donc en relation avec une formation technique, artisanale, souvent en rapport avec un métier. Plus récemment, le nom s’est appliqué au domaine éducatif, se rapprochant du verbe apprendre. A l’origine, par son étymologie apprehendere, celui-ci désigne l’action de se former. Or cette action est double : du point de vue de l’enseignant, c’est l’action de faire apprendre, de trouver les moyens de transmettre un savoir. Du point de vue de l’apprenant, c’est l’action de s’approprier un savoir, d’acquérir une connaissance. Comme notre volonté est de cerner ce second point de vue, nous utiliserons apprendre et apprentissage selon la seconde acception.
Le concept d’apprentissage implique un processus, et renforce l’idée que nous venons de souligner à propos du nom entrée : l’apprentissage ne peut s’envisager comme un moment en soi, ponctuel, déconnecté du contexte, mais au contraire comme un parcours, un itinéraire intellectuel et surtout une continuité : l’apprentissage n’est ni borné par un lieu -comme l’entrée ou la sortie de l’école-, ni par un temps déterminé -la journée d’école où l’on apprend et le week-end où l’on se repose-. Il est difficile de concevoir l’ensemble du processus d’apprentissage, et nous nous limiterons pour ce travail à un moment, celui des premières semaines de scolarisation, tout en étant conscient que ce moment s’inscrit dans une temporalité plus large.
Par ailleurs, l’apprentissage est un terme générique qui semble impliquer une certaine homogénéité. Mais peut-on dégager des invariants qui caractérisent tout apprentissage ? Certes, en le nommant ainsi, on lui confère une unité qui implique une certaine uniformité, ce qui se rapproche du système scolaire, qui le conçoit comme un processus en groupe : l’enseignant définit sa stratégie pour l’ensemble de la classe, même s’il différencie ses activités pour tenir compte des différents profils d’apprenants dans un même groupe. Pourtant, il ne faut pas oublier que l’apprentissage est avant tout individuel : il se présente comme une série d’actions cognitives qui vise à l’appropriation d’un savoir. Chaque apprenant, ici chaque enfant, accèdera (ou pas) à ce savoir à son rythme, en créant un modèle individuel d’apprentissage s’adaptant à sa personnalité, ses capacités et son identité. Cette notion de temporalité adaptée est inhérente à l’apprentissage et chacun prendra un temps propre, difficile à prévoir, pour mettre en placedes stratégies favorisant l’apprentissage.
Ces variations temporelles sont généralement dues à deux facteurs principaux : les habiletés cognitives et le vécu. Ces enfants n’arrivent pas ex nihilo aux portes de l’école. Les profils que nous mettrons en avant dans notre étude ont déjà connu des moments d’apprentissage en dehors de l’école. Ils n’ont aucun handicap cognitif et sont donc capables d’apprendre ce qui leur est enseigné, du moment où les contenus sont adaptés à leur niveau de langue et de connaissance dans la discipline. Ils peuvent entrer en relation avec l’objet d’apprentissage, tels que le définissent Bernadette Aumont et Pierre-Marie Mesnier (1992 : 174) : c’est un temps d’apprivoisement de l’objet, d’ « incubation ».
Pendant cette étape, l’apprenant confronte l’objet d’apprentissage à ses savoirs pré-acquis : il va envisager cet objet par rapport à ce qu’il sait et ce qu’il méconnait. Autrement dit, il va s’appuyer sur son vécu pour construire un nouveau maillon sur la chaine de son savoir. Or, dans le cadre de notre travail, ces enfants qui ont quitté le pays de leur petite enfance et ont passé souvent plusieurs mois dans des pays tiers avant d’arriver en France, ont vécu des situations traumatisantes, déstabilisantes. Ce passé traumatique peut entraver l’entrée dans les apprentissages. Il est donc important de prendre en compte ce fait dans la notion même d’apprentissage. Comme il n’y a pas de passé scolaire pour ces enfants, le vécu dans sa globalité est le seul élément qui compte lors de l’entrée à l’école. Comprendre les domaines de résistance permettra de mieux cerner le processus lui-même.
Pour résumer, l’apprentissage est envisagé ici comme un cheminement. Du point de vue de l’élève, c’est un itinéraire individuel qui, dans le cadre de l’école, devient collectif. Chaque enfant est mû à la fois par l’énergie du groupe, insufflé généralement par l’enseignant, et sa propre volonté. Cet apprentissage induit une temporalité différenciée, qui varie en fonction des compétences pré-acquises des élèves et de leur passé ; temporalité différente des stades de développement de l’enfant, puisque les élèves-sujets de notre travail arrivent en classe plus tardivement que les autres élèves scolarisés en France.
Eléments liés à l’apprentissage
La notion d’apprentissage est donc liée à une temporalité individuelle. Néanmoins, elle peut se définir à partir d’éléments qui constituent un processus universel. Nous chercherons ici à en identifier certains, qui nous paraissent essentiels pour les élèves allophones nouvellement arrivés, non scolarisés antérieurement.
Avant son entrée à l’école, l’enfant s’est développé à l’aide de son environnement et a des acquis pré-scolaires, trop souvent minimisés dans l’enceinte de la classe. Il est certes difficile de prendre en compte l’ensemble de ces acquis individuels pour en tirer une activité commune, mais il est important de garder cette idée à l’esprit pour inscrire toute intervention scolaire dans un continuum. On peut alors parler plus facilement d’entrée à l’école, moment ponctuel d’une vie, que d’entrée dans les apprentissages, qui n’est pas borné dans un espace ou un temps. Quels sont les éléments qui facilitent ou entravent ce cheminement vers les apprentissages ?
Tout d’abord, l’enfant doit avoir envie d’apprendre et de se confronter à la complexité de l’acte d’apprendre. Aumont et Mesnier (1992 : 255) distinguent pendant le moment d’incubation évoqué plus haut, trois modes de mise en route possibles de l’apprentissage : la méconnaissance de l’objet, la nécessité de l’objet et la curiosité pour l’objet. Le premier mode pousse l’apprenant à s’interroger sur l’objet : il se demande s’il le connait, totalement ou partiellement, ou s’il le méconnait. C’est ce questionnement qui suscitera l’intérêt pour l’objet. Dans le second mode va s’établir une relation de nécessité entre l’objet et l’apprenant : l’enfant voudra le découvrir et se l’approprier dans un but précis et conscient. Le troisième mode est davantage interne : l’apprenant éprouve un attrait qui le pousse vers l’objet. Cette curiosité est le moteur de l’apprentissage. L’un des points communs de ces trois modes réside dans l’intervention de la volonté de l’apprenant pour entrer dans les apprentissages. Est-ce que les élèves qui arrivent à l’école pour la première fois à un âge différent des autres élèves ont envie d’apprendre ?
Pour avoir cette volonté, l’enfant doit également comprendre ce qu’on attend de lui. Pour cela, il va confronter les représentations qu’il a de l’école, de l’apprentissage avec la réalité constatée et vécue. Il est ainsi nécessaire de cerner sur quoi se fondent ces représentations.
Le moment de l’entrée à l’école bouleverse la vie de l’enfant : il change de statut, devient élève, fonction qu’il n’avait jamais eue. Ce changement s’accompagne d’émotions intenses, qui, consciemment ou non, s’expriment en classe ou en dehors de l’école. L’importance de l’affectivité est encore plus prégnante pour ces élèves qui pénètrent pour la première fois dans l’univers scolaire, car elle apparaît comme une des principales manifestations de leur identité.Mais quelles émotions vont jouer sur leur entrée dans les apprentissages ?
Ces enfants entrent en classe avec leur histoire : ils comprendront rapidement la place qu’elle occupe dans l’espace scolaire, c’est-à-dire à l’égal des pairs et subordonnés aux adultes, et s’en accommoderont sans doute. Les interactions en milieu scolaire, nouvelles pour eux, vont considérablement bouleverser leur rapport aux autres et au monde et constituer petit à petit une partie de leur personnalité. C’est pourquoi les premières semaines sont primordiales et il sera intéressant de réfléchir à deux éléments qui traversent la scolarité. D’une part, l’entrée dans les apprentissages s’intègre-t-elle facilement à l’histoire personnelle de ces enfants ? Y a-t-il conflit ou s’établit-il une certaine continuité naturelle entre le passé a-scolaire et l’entrée dans les apprentissages ? D’autre part, toute histoire s’inscrit dans une mémoire individuelle. On sait que la mémoire est un des éléments essentiels liés aux apprentissages. Mais de quelle(s) mémoire(s) parle-t-on ? Celle de l’histoire personnelle ? Celle qui permet d’apprendre une leçon ? Et si les différents types de mémoire coexistent, comment s’articulent-elles ?
L’apprentissage de la langue française apparaît dans cette mesure comme l’apprentissage central, qui va matérialiser la mise en place de ces processus. La vulnérabilité des enfants allophones est-elle accentuée par rapport à un autre élève, migrant nouvellement arrivé également, mais francophone ? Autrement dit, la langue est-elle un adjuvant à l’entrée dans les apprentissages, ou peut-elle être un frein ?
Vulnérabilité des enfants migrants allophones
Dire qu’un élève migrant allophone est vulnérable est devenu une évidence, tant les études concernant cette thématique se sont développées depuis les vingt dernières années, en psychologie transculturelle ou en didactique des langues.
La notion de vulnérabilité des enfants migrants a été verbalisée par Marie-Rose Moro (2002 : 55) : « les enfants de migrants sont vulnérables, ils appartiennent à un groupe à risques. ».
Cette vulnérabilité est surtout sensible à trois moments de l’existence de ces élèves : durant la phase postnatale, au moment des grands apprentissages scolaires et au moment de l’adolescence « où se repose la question de la filiation et des appartenances. » (ibid) Les élèves allophones vivent donc une période où ils sont particulièrement vulnérables sur le plan psycho-affectif.
Cette vulnérabilité des enfants migrants se manifeste dans leur relation aux enseignants. A l’issue d’une recherche, Marie-Rose Moro a montré que les enfants de migrants sont dépendants de cet aspect affectif et relationnel pour apprendre, ce qui augmente leur vulnérabilité et leur sensibilité aux caractéristiques relationnelles de l’enseignant. On le retrouve par exemple dans le cas d’élèves mutiques ou qui n’entrent pas dans le cadre communicatif déterminé par l’enseignant dans la classe. Souvent, ces réactions témoignent de troubles plus profonds, liés à l’histoire individuelle et familiale. Davantage que pour des élèves nés en France et francophones, la relation de sympathie ou d’antipathie avec l’enseignant va influer sur l’entrée dans les apprentissages et le jugement sur ces relations se généralisera à l’ensemble des relations dans l’école.
La vulnérabilité des enfants qui sont au centre de notre travail tient au fait qu’ils sont migrants et qu’ils sont non scolarisés antérieurement. La migration est le facteur principal d’instabilité qui s’exprime également dans le cadre scolaire. En effet, les enfants ont subi le projet migratoire de leurs parents et les accompagnent très souvent dans des situations difficiles, hors normes pour tous. L’arrivée en France n’est pas toujours la fin de la migration : l’enfant ne la perçoit pas nécessairement comme un aboutissement qui entrainera une stabilisation de sa situation.
Elle est difficile, physiquement, affectivement, socialement.
La modification radicale de l’environnement culturel et social est source de stress et d’instabilité. Marie-Rose Moro a développé cette double vulnérabilité : « (…) pour les migrants et leurs enfants, la question ne se pose pas uniquement en termes de possible vulnérabilité sociale (manque d’estime de soi, obstacle dans le rapport au savoir, difficulté à s’imaginer évoluer dans une sphère éducative). Celleci peut se conjuguer et interagir avec une éventuelle vulnérabilité culturelle, avec par exemple d’éventuelles discriminations liées au nom ou à l’origine. On observe alors un renforcement mutuel de ces deux types de difficultés. Dans les familles de migrants, la difficulté sociale, en renvoyant aux individus une image négative, complique latransmission, y compris celle de la langue d’origine. On sera davantage préoccupé par la nécessité de trouver des moyens de survie que par celle de transmettre aux enfants une histoire, une culture, une langue. » (Moro, 2002 : 53, citée par GuedatBittighoffer, 2014 : 127). L’environnement n’est pas protecteur, il est insécurisant. C’est ce sentiment qui provoque la vulnérabilité, surtout si elle est accentuée par une défaillance du rôle des parents. On le sait, les familles migrantes subissent une diminution de leur niveau de vie lorsqu’ils arrivent dans le pays d’accueil. Si en plus les parents ont vécu des événements traumatiques, il est très difficile pour eux de proposer un cadre rassurant à leurs enfants. C’est sur cette relation que se construit la possibilité d’explorer le nouvel environnement : « L’insécurité vécue par les enfants de familles en demande d’asile va les contraindre à adopter, de manière réactionnelle, des modes de relations caractéristiques (modes d’attachement insécures) pour préserver, malgré tout, un sentiment de protection dans la relation à l’autre. Ce repli défensif au danger perçu préserve néanmoins, de manière résiliente, l’accès potentiel à une relation plus sensible (c’est-à-dire plus adaptée aux besoins et demandes de protection implicites de l’enfant) et, par conséquent, plus favorable aux processus de croissance. » (Bouville & al, 2005 : 387)
Ce qui rend vulnérable l’enfant migrant, c’est l’ensemble des situations de son environnement qu’il peut percevoir négativement : la nouvelle culture, les nouvelles conditions de vie, le changement de relations avec ses parents ou l’absence d’un ou des parent(s), la séparation avec eux lors de l’entrée à l’école.
La parole est une structure affective
La parole apparaît comme le lieu matérialisant le mieux les enjeux de l’apprentissage d’une langue nouvelle. Elle est à la fois linguistique, affective et sociale.
Depuis vingt-cinq ans s’est développée l’approche communicative puis actionnelle pour enseigner et apprendre une langue. Le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) en est l’outil le plus répandu : paru en 2001 et revu en 2018, il décrit les modalités d’application méthodologique, didactique et pédagogique de cette démarche. A cela s’ajoute dans le cadre scolaire le développement croissant de l’oral, comme on le voit dans les programmes scolaires ou la réforme du baccalauréat, avec l’instauration du grand oral.
Selon le schéma communicatif de Jakobson, la parole est un moyen de véhiculer le message par un code, qui s’apparente à la langue. Cette parole a pour objectif d’exprimer quelque chose pour agir sur quelqu’un. Elle est donc directement liée à l’affectivité. Dans la classe, on pense rapidement aux situations typiques de la prise de parole, codifiée : l’élève lève la main pour échanger, sa parole provoquera une réaction de l’enseignant et de ses pairs, en lien ou pas avec le message. En apprenant une langue nouvelle et en prononçant un énoncé dans cette langue, il prend un risque beaucoup plus important que s’il utilise sa langue première, qu’il maitrise mieux. Cyrulnik considère la parole comme « objet sensoriel » et propose une vision complémentaire en relation avec la communication : « Je ne parle pas du signifié, du contenu des mots, mais la manière de dire, la musique, la prosodie, la musique des mots, les silences des phrases, et les gestes du corps participent à la construction du sens, évoquent, tracent et modifient une partie du cerveau. » (Cyrulnik, 2006 : 10) La parole est une structure qui matérialise un engagement de l’émetteur mais aussi du récepteur, non pas simplement dans le message véhiculé.
En tant que structure affective, elle participe au processus d’apprentissage dans le cadre scolaire. La langue nouvelle, qui est le code communicatif, est autant une découverte positive pour l’enfant qu’un bouleversement cognitif et affectif. C’est pourquoi l’apprentissage dufrançais fait partie de la construction de l’identité pour les élèves migrants.
Une identité en construction
La philosophie conceptualise l’identité de deux manières. L’identité peut se définir dans un premier temps comme une substance, relative à l’essence de l’être, et dans un second temps comme un processus, un itinéraire qui enrichit la personnalité en fonction de l’existence. En ce sens, l’identité représente « une construction dynamique et à renouveler constamment dans la relation à l’autre » (Moro, 1989 : 110, cité par Bouche-Florin & al, 2007 : 214). Cette conception ne fige pas l’identité mais au contraire implique un mouvement et une évolution permanents. Elle apparaît comme dépendante de la relation du sujet au monde et aux autres : reconnaitre l’identité de l’autre est donc une condition nécessaire à la construction de son identité propre. Cyrulnik insiste sur ce processus de construction : « Puisque pour prendre notre place d’humain, pour réintégrer le monde humain, il s’agit de partir à la découverte du monde de l’autre, je ne peux être humain que si je cherche à comprendre le monde de l’autre et inversement je ne peux prendre ma place que si l’autre cherche à comprendre mon monde d’enfant ou d’adulte blessé. » (Cyrulnik, 2005 : 124) L’intérêt de cette conception réside dans l’échange constant entre le sujet, autrui et son milieu : l’identité est liée à l’interconnexion et l’intercompréhension. Cyrulnik décrit ici la situation des enfants migrants, qui, en changeant de lieu de vie, doivent « réintégrer » le monde humain, comme s’ils l’avaient quitté en partant de leur pays d’origine. On peut peut-être nuancer ce propos : l’enfant perçoit le départ comme une perte, mais ce n’est pas pour autant la réalité ; son identité s’enrichit de ces expériencesmigratoires, même s’il n’en est pas conscient au moment où il les vit.
La vulnérabilité que nous avons évoquée plus haut se manifeste dans ce sentiment de perte : mais comment se caractérise-t-il ? Ce sentiment est déstabilisant car il a plusieurs causes. D’une part, la perte est celle de tous les enfants qui grandissent et deviennent adolescents puis adultes : l’approche de la puberté est souvent vécue comme un changement anxiogène, où les repères de l’enfance se modifient. D’autre part, puisque ces enfants sont migrants, les repères de l’enfance ont physiquement disparu : ils ne sont plus là, contrairement à un enfant qui ne change pas de cadre de vie entre sa naissance et son adolescence, et qui a ses repères à portée de main ou de regard, ce qui est sécurisant. Il n’y a alors pour eux aucune possibilité de revenir en arrière, de se servir concrètement des repères du passé (d’un lieu, d’un objet) pour se forger une identité.
Enfin, et c’est certainement la manifestation principale de ce sentiment de perte, ils ont moins d’occasions d’utiliser leur langue d’origine, dont l’expression se réduit au cercle familial ou à une petite communauté de connaissances dans le pays d’accueil. La langue a une fonction identitaire : « il n’est plus possible d’ignorer ce que les sociolinguistes appellent la fonction identitaire de la langue, c’est-à-dire que participer à une communautélinguistique implique plus ou moins consciemment un positionnement culturel. Celui-ci induit ce que nous appelons une posture d’apprentissage, qui peut être positive ou négative. » (Cuq et Gruca, 2005 : 61). Dans le cadre de l’apprentissage de la langue nouvelle, celle du pays d’accueil, la langue d’origine semble disparaitre aux yeux de l’apprenant migrant. Du coup, cette nouvelle langue est perçue négativement : elle semble remplacer la langue d’origine, être en concurrence avec elle. Par analogie, c’est l’identité de l’apprenant qui est touchée, qui ressent une perte, principalement au cours des premières semaines d’apprentissage.
Dans le cadre de notre travail, nous chercherons à cerner ce que certains chercheurs ont appelé le self dialogique : la construction et l’articulation de plusieurs voix qui dialoguent entre elles au sein de soi : « le self est une multiplicité dynamique de positions du Je, relativement autonomes et parfois opposées. » (Bouche-Florin & al, 2007 : 216) Ces positions de Je sont incorporées dans des voix ; chacune d’entre elle raconte une histoire sur son moi respectif. En situation d’acculturation, ces négociations entre ces voix sont particulièrement présentes : ces différentes positions coexistent ou s’opposent. Ce sont ces voix que nous tenterons, à notre mesure, de distinguer, en analysant ce que les élèves perçoivent, ce qu’ils disent et ce qu’ils vivent.
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Table des matières
Introduction
Première partie : comment les élèves entrent dans les apprentissages
1. Les champs disciplinaires
1.1 Sciences de l’éducation
1.2 Sciences du langage et didactique des langues
1.3 Psychologie transculturelle
2. L’entrée dans les apprentissages : concept et caractéristiques
2.1 Concept d’apprentissage
2.2 Eléments liés à l’apprentissage
3. Comment les enfants se représentent l’école
3.1 Images et représentations
3.2 Attitudes et ressentis
3.3 Motivation
4. L’affectivité à l’école
4.1 Les interactions dans l’espace scolaire
4.2 Les réponses émotionnelles des élèves
4.3 Vulnérabilité des enfants migrants allophones
5. L’inscription dans une histoire personnelle
5.1 Rupture temporelle et résilience en classe
5.2 L’articulation du vécu et des acquis scolaires dans la mémoire
5.3 Situer l’entrée à l’école dans sa narration intime
6. Le rôle de la langue française
6.1 L’insécurité linguistique
6.2 La parole est une structure affective
7. Une identité en construction
Deuxième partie : une méthodologie adaptée au terrain
1. Le public cible
1.1 Les élèves allophones
1.2 Les élèves non scolarisés antérieurement
1.3 Les élèves en situation instable
2. Le terrain : l’école du centre d’hébergement d’urgence
2.1 Présentation du centre et de l’école
2.2 Paradoxes d’un projet : enclaver une école en immersion
2.3 Parcours scolaire des élèves dans cette école
3. Posture : le chercheur en action
3.1 De l’acteur au regardeur
3.2 Les biais de la démarche méthodologique
4. Méthodologie de recherche : entretiens et observations
4.1 Les démarches possibles
4.2 Les entretiens semi-directifs
4.3 L’atelier vidéo
5. Compléments au protocole
5.1 Les observations
5.2 Les autres élèves
6. Les deux écoliers choisis
6.1 Setareh
6.2 Thierno
Troisième partie : analyse et résultats
1. Spécificités des données recueillies
1.1 Un contexte particulier : la situation sanitaire
1.2 Recueillir des discours individuels : quelles conséquences ?
1.3 Comparer le visible pour saisir l’invisible
2. Quelles représentations sont véhiculées par les écoliers ?
2.1 L’école de Setareh, loin des stéréotypes
2.2 L’école de Thierno : un espace conflictuel
2.3 S’approprier les représentations des autres
3. Le cheminement des émotions
3.1 Fragilité et vulnérabilité des deux écoliers
3.2 Les premiers jours à l’école
3.3 La perception des sentiments des deux élèves
3.4 Affectivité et relations interpersonnelles .
3.5 Une image positive de soi-même
4. Insérer l’école dans son histoire personnelle
4.1 Quelle conscience du passé ?
4.2 Le cheminement vers une résilience
4.3 Mémoire, narration et apprentissage
5. La place de la langue française
5.1 Le français dans la biographie langagière
5.2 Maitrise du français et entrée dans les apprentissages
6. Vers le champ didactique et pédagogique
Conclusion
Annexe 1 : Grilles des entretiens semi-directifs
Annexe 2 : Transcription partielle (Setareh)
Annexe 3 : Transcription partielle (Thierno)
Annexe 4 : Attestation sur l’honneur
Bibliographie
Index des sigles
Table des illustrations
Table des matières
Résumé