« Honorer un architecte vivant, dont l’oeuvre construite démontre talent, innovation, engagement, et qui a apporté une contribution significative à l’humanité et à l’environnement construit par son architecture.» .
Quel est le point commun entre Philip Johnson et Wang Shu ? En 1979 et en 2012, ils ont tous deux été récompensés par le plus prestigieux des prix d’architecture, le Prix Pritzker. Un jury constitué des plus grands noms de l’architecture et de la culture a décidé que leur œuvre entière avait apporté une contribution significative à l’humanité. Pourtant, tout oppose ces deux architectes. Il ne s’agit pas seulement d’une différence d’âge, de nationalité, de style architectural. Récompensant à 33 ans d’intervalles un architecte- stratège, véritable businessman de la culture, et un architecte-artisan, proche des traditions chinoises, le Pritzker semble être le plus imprévisible des prix.
Créé en 1979, le prix Pritzker a pour ambition de récompenser chaque année un architecte pour l’ensemble de sa carrière. En tant que prix international, parmi les mieux dotés, ne représentant ni une nation, ni une vision spécifique de l’architecture, le prix Pritzker occupe une place de choix. Si chacun des architectes récompensés porte une vision du métier qui lui est propre, suit une tendance de l’architecture particulière, la liste complète des lauréats du Pritzker exprime la volonté du prix : refléter le monde de l’architecture depuis 1979, dans toute sa complexité. Pour cette raison, la valeur du prix est incontestée par les architectes du monde entier. Il retient chaque année l’attention de toute la profession. Même le grand public n’y est pas indifférent. En un peu plus de 30 ans, le prix Pritzker est devenu la partie la plus visible du monde de l’architecture. Jurés triés sur le volet, cérémonies dans les endroits les plus prestigieux du monde, et lauréats au sommet de leur gloire, tout est conçu pour attirer les regards de tous, amateurs et experts réunis .
Quel architecte célèbre, arrivé au sommet de sa carrière, ne rêve pas de gagner le prix Pritzker ? C’est l’ultime consécration. Pour les autres — l’immense majorité des architectes —, le prix est une preuve de plus du fossé qui les sépare de ce que l’on appelle star-system. Les 37 lauréats du Pritzker seraient les architectes les plus connus de leurs générations respectives. Gagner le prix Pritzker, c’est accéder à ce petit cercle de stars, de têtes d’affiche. Les architectes lauréats sont à la tête des agences les plus connues, les plus demandées du monde. Comment gagner le prix Pritzker ? Cette question est donc forcément liée à une réflexion sur le star-system en architecture et plus globalement, dans l’histoire de la culture.
1979, année de naissance du prix Pritzker, est la date à laquelle l’architecture bascule dans le star-system. C’est cette année-là que la Biennale d’architecture de Venise est créée à partir de la Biennale d’art. C’est aussi à ce moment que naissent les prestigieuses revues monographiques El Croquis, dont la première publication paraitra en 1982. C’est en 1979 également que se tient au MoMA l’exposition « Transformations in Modern Architecture ». La pensée postmoderne est alors admise, la mondialisation s’amplifie, le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui est en train de naître. Le prix Pritzker et les 37 noms qu’il a récompensés depuis 1979 semblent être un symbole de cette transformation. Aujourd’hui, on dit que la Biennale de Venise « tourne en rond », que la publication d’architecture est à un moment clé. Plus de 30 ans après la mise en place des systèmes contemporains, nous avons le recul nécessaire à la critique. À l’heure du bilan, le moment semble idéal pour porter sur l’architecture un regard rétrospectif, au travers du prix Pritzker.
Comment gagner le prix Pritzker ? C’est à travers cette question provocatrice que nous aborderons le domaine de l’architecture de 1979 à nos jours, afin d’en dresser un portrait critique. Très simplement, en analysant les cursus et personnalités des lauréats du prix, il nous sera possible de comprendre certains mécanismes de l’architecture, et de déterminer la manière d’accéder au star system. Notre analyse ne portera pas sur la production proprement dite des lauréats, si ce n’est en termes statistiques. Il s’agira plutôt d’étudier les parcours, les CV, et les relations des architectes, afin de comprendre comment se diffuse et se vend l’architecture aujourd’hui. « Les stratégies, le marketing et la diffusion de produits culturels sont souvent plus intéressants que les contenus eux-mêmes » écrit avec cynisme Frédéric Martel. Ces stratégies seront notre axe d’étude.
Le prix Pritzker
Un «prix Nobel» de l’architecture
Le prix Pritzker est un prix remis annuellement et récompensant la carrière d’un architecte, sa production construite et théorique. Il existe en architecture d’autres prix du même type : la médaille du RIBA et celle de l’AIA, le Praemium Imperiale remis chaque année par le Japon, d’une valeur de 15 million de yens (182 000 $), le prix Carlsberg, qui offrait tous les trois ans à un architecte 300 000 $. Malgré cette concurrence, le prix Pritzker, d’une valeur de 100 000 $ est reconnu par tous comme la plus grande récompense du monde de l’architecture. Il est appelé par la presse grand public « prix Nobel de l’architecture ». En effet, il y correspond dans son fonctionnement et ses ambitions, mais il bénéficie surtout du même prestige. Le prix Nobel fut créé en 1901 pour récompenser la physique, la littérature, la diplomatie, la médecine et la chimie. Il fut suivi au XXe siècle par d’autres récompenses dans tous les domaines, celui de la culture particulièrement. Le théâtre a ses Molières (1987), le sport ses Jeux olympiques, la littérature a le Goncourt (1903) et le Renaudot (1926), le cinéma sa Palme d’Or (1946), etc. Il en existe de nombreux autres, mais ces quelques prix bénéficient d’un intérêt particulier du public amateur. Ceux qui s’en trouvent récompensés sont des «stars», ils représentent presque à eux seuls le domaine de la culture aux yeux du grand public. L’évolution de l’architecture, du fait de sa récente mondialisation, est donc désormais assimilable à l’évolution du sport, de la mode, du cinéma. On y retrouve comme dans ces domaines la publicité, le vedettariat, les podiums, et les » gossip columns » .
Parmi tous les domaines qui forment dorénavant l’industrie de la culture, le cinéma est celui que l’on se plait le plus à rapprocher de l’architecture. Comme les actrices depuis plus de 50 ans, les architectes sont aujourd’hui désignés comme « divas », « stars », « bancables », et peut être bientôt « has been ». L’évènement le plus glamour de l’année cinématographique, et l’un des plus attendus, est le Festival de Cannes. Cérémonie où défilent les plus grandes personnalités du milieu, lauréats sélectionnés sévèrement parmi l’élite, jury de célèbres experts, remise du prix solennelle et discours enflammés… À Cannes, le glamour de la cérémonie fait oublier le marché du film qu’elle représente, les négociations et contrats qui en sont le véritable enjeu. De son côté, que cache véritablement le prestige du prix Pritzker ? Chaque année, le choix fait par le jury à Cannes est sujet à tous les pronostics avant son annonce, puis analysé, critiqué ou applaudi. Quoi qu’il en soit, après toutes ces années de compétition, la Palme d’Or comme le prix Pritzker font autorité dans leur domaine, même si c’est pour être mieux contestés. En 1979, le Festival de Cannes connaissait son premier scandale. La présidente du jury, Françoise Sagan, accusait le directeur du Festival, Robert Favre Le Bret, d’avoir «manœuvré » afin de récompenser le film de Francis F. Coppola, Apocalypse Now, qui obtint la Palme d’Or .
Création et financement : la famille Pritzker
L’histoire du prix Pritzker commence avec la naissance d’une des familles les plus puissantes des États-Unis, la famille Pritzker. En 1881, un immigrant juif ukrainien, Nicholas Pritzker , ouvrait à Chicago un cabinet de droit. Plus de 100 ans après, c’est son petit fils, Jay Pritzker qui fut à l’origine du prix. Il était depuis 1957 avec son frère Robert à la tête des hôtels Hyatt, grâce auxquels la fortune familiale n’arrêtait pas de croitre. Leur intérêt pour l’architecture naquit en 1967 lorsqu’ils firent l’acquisition du futur Hyatt Regency à Atlanta. Ce bâtiment dessiné par l’architecte John Portman devint, avec son atrium élancé, iconique des hôtels Hyatt. En vendant cette image d’innovation architecturale, ils furent les premiers à utiliser l’architecture pour leur publicité. La belle architecture pouvait pour eux devenir un moyen d’attirer le client. En 1978, Jay et sa compagne Cindy eurent l’idée de créer et de financer une récompense. Leur fortune, ainsi que la traditionnelle générosité de leur famille permirent au prix Pritzker d’être bien doté, et bientôt extrêmement connu.
Après la mort de Jay en 1999, c’est son fils Thomas Pritzker, qui prit la direction de la Fondation Pritzker et du prix. Il est également l’actuel directeur de la chaîne Hyatt. La famille Pritzker est, depuis Jay et aujourd’hui encore, une des familles les plus riches des États-Unis. Thomas est classé par Forbes « #410 Billionaire » . Sa cousine, Penny Pritzker, est la 8e personne la plus puissante de Chicago . En 2011, Forbes la classait 263e personne la plus riche des États-Unis. Elle fut présidente du comité de financement de Obama, avant de devenir membre du Barack Obama’s Economic Recovery Advisory Board, constitué par le président pour le conseiller sur le plan économique . En 1991, Penny Pritzker fondait le Pritzker Realty Group, groupe d’investissement en immobilier. Son vice président, Martin Nesbitt, est un ami proche de Barack Obama, et lie la famille Pritzker au chef d’état. Les Pritzker sont présents dans la plupart des grandes institutions américaines, ainsi qu’au sein de diverses Académies et universités de la côte est. Leur influence politique est visible au travers de leur implication dans les différentes campagnes politiques. Ainsi, soutenant tour à tour les partis démocrates et républicains, les Pritzker ont financé de nombreuses campagnes depuis 2000, dont celles de George W. Bush, John McCain (2000), Al Gore, John Kerry et Hillary Clinton . En 2004, les Pritzker ont financé la campagne d’Obama pour le sénat américain, puis la campagne présidentielle de l’actuel président des États-Unis.
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Table des matières
Introduction
Partie 1 : Le prix Pritzker
Chapitre 1 : Un «prix Nobel de l’architecture»
Chapitre 2 : Création et financement, la famille Pritzker
Chapitre 3 : Les lauréats
Chapitre 4 : Le jury
Chapitre 5 : La cérémonie
Chapitre 6 : Tapis rouge
Partie 2 : Comment gagner le prix Pritzker ?
Chapitre 1 : Architecture et star-system
Chapitre 2 : La publication de l’architecture
Chapitre 3 : Les écoles d’architecture
Chapitre 4 : Concours internationaux et commandes prestigieuses
Chapitre 5 : Expositions : promotion et autopromotion
Partie 3 : l’architecture au risque du star-system
Chapitre 1 : Comment gagner le prix Pritzker en 10 leçons
Chapitre 2 : «Qu’importe l’oeuvre»
Chapitre 3 : Pronostics
Chapitre 4 : L’architecture au risque du star-system
Conclusion
Annexes
Un entretien avec François Chaslin
Grand Tableau des lauréats
Table des illustrations
Médiagraphie