Comment étudier les « labels » ?
Des dispositifs signalant aux consommateurs la qualité ?
Le développement de l’économie solidaire s’accompagne de la multiplication de dispositifs de qualité (labels, logos, chartes…). Étudiés par l’économie hétérodoxe, les labels sont envisagés comme remédiant aux asymétries d’information sur la qualité des produits. Plusieurs implications en découlent. La possibilité d’une incertitude radicale sur la qualité est éliminée, ce qui préserve la coordination par les prix. Les labels ont pour fonction de transmettre une information. Les acteurs du marché sont rationnels, se caractérisent par un même ordre de préférences (la qualité des biens est universelle), et connaissent celles-ci. Enfin, la qualité des biens est considérée comme préexistante et intrinsèque : elle ne dépend que des biens eux mêmes, et non du contexte dans lequel ils sont plongés. La question de l’élaboration des labels n’est en outre pas abordée.
Cette perspective repose sur des hypothèses dont la réalisation concrète semble loin d’être toujours vérifiée. Un certain nombre de courants de sciences sociales se penchent depuis une vingtaine d’années sur les insuffisances de cette approche économique dominante des dispositifs de qualité. L’objet de ce chapitre est de présenter une synthèse de ces différents travaux, afin d’indiquer ce qu’il nous semble pertinent de retenir ou non pour l’étude des dispositifs de l’économie solidaire. On présentera plus particulièrement, lorsqu’elles existent, des études de cas relevant de ce secteur.
Des dispositifs pour évacuer un problème d’information sur la qualité…
L’analyse des labels et des logos en économie est marquée par la question de la prise en compte de l’incertitude sur la qualité des biens ou services échangés. Si la théorie standard n’envisage pas la notion de qualité des produits et accuse les labels et logos de fausser le jeu du marché, la théorie de l’information appréhende en revanche ces dispositifs comme solutions aux problèmes posés par la qualité.
La prise en compte de la qualité en économie
Une notion difficilement intégrée à l’économie standard
La notion de qualité peut être définie comme « manière d’être, bonne ou mauvaise, de quelque chose », ou encore « ce qui fait qu’une chose est plus ou moins recommandable ». Pour l’ISO, « la qualité est l’ensemble des caractéristiques d’un produit, d’un processus ou d’un service qui lui confère son aptitude à satisfaire des besoins implicites ou explicites ». Elle renvoie à l’existence de classifications des biens et services, dépendant du jugement des agents. Or, dans le modèle traditionnel de la concurrence pure et parfaite, les biens sont soit identiques, soit de nature entièrement différente. La possibilité que des biens soient de nature similaire tout en possédant des caractéristiques différentes (la couleur par exemple) qui puissent influencer le choix des consommateurs, n’est pas envisagée (Coestier et Marette, 2004).
Intégrant l’existence de biens différenciés, E. O. Chamberlin (1933) complète la théorie économique néo-classique sans pour autant revenir sur l’universalité de la théorie des prix. Chacun de ces biens est considéré comme un bien homogène associé à un marché particulier. Les différences de qualités ont ainsi pour effet d’atténuer la concurrence par les prix.
Ce n’est qu’avec les travaux de K. J. Lancaster (1966) que les caractéristiques des produits sont véritablement prises en considération. Les biens et services sont envisagés comme des « paniers de caractéristiques » : ce n’est pas d’eux en tant que tels que les consommateurs tirent satisfaction, mais de leurs caractéristiques. Celles-ci sont immuables, indépendantes et combinables entre elles. Les économistes s’intéressant aux produits différenciés, à la suite de cet auteur, distinguent plusieurs sortes de caractéristiques. Celles-ci sont dites différenciées verticalement, lorsqu’il existe un accord des consommateurs quant à leur classement mutuel. A prix identique, tous les acheteurs choisissent le bien présentant la même caractéristique. La hiérarchie des prix reflète la hiérarchie des qualités. La différence de prix entre deux qualités couvre la différence de coûts de production. Le domaine du transport aérien illustre cette situation : certains consommateurs se tournent vers des vols « low cost », à bas prix mais aux services réduits, tandis que d’autres privilégient les vols traditionnels, au coût plus élevé mais proposant de meilleurs services.
Des caractéristiques sont dites différenciées horizontalement, quand pour un même prix il n’existe pas d’accord des consommateurs sur le bien à choisir (c’est le cas par exemple pour deux voitures ne se différenciant que par la couleur). Une demande existe pour tous les produits différenciés horizontalement. Les économistes considèrent souvent que la qualité correspond à une différenciation verticale, bien qu’il soit en pratique difficile de distinguer différenciation verticale et horizontale (Coestier et Marette, 2004).
Selon ces approches, le prix concentre l’ensemble de l’information nécessaire sur le produit. Les classifications (telles que la classification des emplois par exemple), normes et standards, interfèrent dans le mécanisme des prix : les produits qui n’obéissent pas aux normes sont rejetés, la baisse des prix ne suffit pas à en assurer l’allocation. Ces dispositifs sont donc accusés de fausser le jeu du marché et l’allocation optimale des ressources (Eymard-Duvernay, 1989).
La qualité pose problème en situation d’information imparfaite
Les approches précédentes raisonnent dans le cadre d’une situation d’information gratuite et immédiatement disponible pour tous. Au moment de leur choix, les consommateurs sont pourtant rarement en mesure de connaître et identifier toutes les propriétés d’un produit.
L’accès à l’information est un enjeu clé de la qualité. Il est possible de distinguer trois types de caractéristiques selon qu’elles sont facilement identifiables ou non (Nelson, 1970 ; Darby et Karni, 1973) : celles qui sont observables avant l’achat sont dites « de recherche », celles qui ne sont observables qu’après l’achat sont dites « d’expérience », enfin, celles qui ne sont vérifiables ni avant ni après l’achat sont dites « de confiance » (ou de « croyance », ou « Potemkine »). L’absence d’information attribue de fait à de nombreuses d’entre elles une dimension de confiance.
En situation d’incertitude sur la qualité des biens et services, on observe une réduction de l’offre de qualité supérieure (Akerlof, 1970) : les consommateurs ne sont pas prêts à payer des prix élevés pour des produits dont la qualité est incertaine et se rabattent donc sur des produits moins chers, de qualité moindre. Les produits de qualité supérieure sont éliminés du marché. Le prix est donc un mauvais indicateur de la qualité en situation d’information imparfaite. Les consommateurs peuvent effectuer des démarches pour obtenir de l’information sur la qualité des biens et services. Les entreprises peuvent de même chercher à signaler la qualité, par l’intermédiaire de la publicité (celle-ci agit comme un signal, le consommateur en déduisant que les dépenses investies dans la publicité sont soutenues par un fort profit dû à la qualité), l’offre de dédommagements en cas de défaillances sur la qualité ou encore à l’aide d’une marque dont la réputation renforce la fidélité des consommateurs (Coestier et Marette, 2004).
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Table des matières
Introduction
La confusion des consommateurs
Le cas de l’économie solidaire
Des labels et logos aux « dispositifs de qualité »
Du problème social à l’objet sociologique
Partie 1 Comment étudier les « labels » ?
Ch. 1: Des dispositifs signalant aux consommateurs la qualité ?
I- Des dispositifs pour évacuer un problème d’information sur la qualité
II- …ou résoudre différents types d’incertitude sur la qualité
III- Des dispositifs organisant l’ensemble des échanges
IV- Des dispositifs socialement construits
Conclusion
Ch. 2 Des dispositifs élaborés et utilisés par des producteurs
I- Trois perspectives de recherche et une incertitude… quant à l’incertitude
II- Terrain d’enquête
III- Méthodologie
IV- Conditions de réalisation et limites de l’enquête
Partie 2 : Genèse et fonctionnement des dispositifs de qualité de l’économie solidaire
Introduction
Ch. 3 Co-construction d’un dispositif et d’une identité collective
I- Co-construction du dispositif, du mouvement et du bien et/ou service concerné
II- Une élaboration en réponse à des questions identitaires portée par une pluralité de mécanismes
Conclusion
Ch. 4 Fonctionnement des dispositifs de qualité de l’économie solidaire au regard de l’économie des singularités
I- Les biens et services de l’économie solidaire comme singularités
II- Un dispositif relativement instable : les chartes « seules »
III- Un dispositif de jugement classique : la certification par tiers
IV- Les systèmes participatifs : permettre aux « citoyens » de juger
Conclusion
Partie 3 Représentations sous-jacentes aux dispositifs
Introduction
Ch. 5 Quand la notion de confiance recouvre des conceptions du monde opposées
I- De quelle confiance parlons-nous ?
II- Deux représentations différentes du monde au fondement de la confiance
III- Quelle confiance pour quels échanges ?
Conclusion
Ch. 6 L’économie solidaire et ses qualités
I- Trois conventions de qualité et modes de coordination « classiques »
II- Des conventions plus spécifiques de l’économie solidaire ?
III- Ce que les conventions de qualité révèlent de la diversité de l’économie solidaire
Conclusion
Partie 4 Usages des dispositifs de qualité par des producteurs engagés
Introduction
Ch. 7 Usages économiques et identitaires, usages contestataires : des dispositifs au service de mouvements sociaux
I- Des usages économiques et identitaires
II- Contribuer à la construction identitaire d’un mouvement social ?
Conclusion
Ch. 8 Les producteurs engagés et les autres : des dispositifs au croisement d’attentes divergentes
I- Les entrepreneurs de cause : des individus marquant fortement les dispositifs collectifs
II- Les membres actifs plus largement : concilier engagement et vie professionnelle
III- Décalages entre les membres actifs et les autres adhérents : des dispositifs marqués par une diversité d’attentes
Conclusion
Conclusion générale
Des dispositifs pour rassembler, exprimer et se positionner, agir et mobiliser
Sociologie économique, sociologie politique de l’économie
Quelques éléments de réflexion quant à la pertinence des « labels »
Bibliographie