Comment est née et s’est développée la notion de mélos dans la musique grecque antique
Que l’emploi du terme mélos dans la théorie musicale ait renvoyé tout au long de l’histoire de la musique grecque antique à un même signifié – « organisation des sons » par exemple – nous surprendrait beaucoup, considérant les variations sémantiques d’autres termes de théorie musicale grecque antique que l’on penserait pourtant moins sujets aux glissements de sens. L’avant-propos de Jacques Chailley à son Imbroglio des modes nous a bien mis en garde, par l’évocation du cas du présumé mode lydien :
« J’ai passé des heures, crayon en main, à essayer de comprendre comment le lydien pouvait être un mode de do tout en ne comportant pas la note do dans le genre enharmonique, scandaliser Platon par son caractère aigu (par définition un mode n’a pas de hauteur), puis devenir un mode de fa grâce à une nomenclature où 7 notes faisaient 8 modes, qui devenaient 9 ou 12 tout en étant 15, et se caractérisant par des intervalles qui pouvaient disparaître par le si bémol sans que le mode s’en aperçût. » .
Prenons un terme qui eut comme μέλος un destin remarquable dans l’histoire de la musique : ἁρμονία. Les Anciens nous disent qu’il s’agit d’une échelle de sons sur un instrument, ou accord ; mais aussi de l’octave, cet intervalle de rapport superpartiel 2 :1 ; mais encore des deux univers sonores dominants, à l’intérieur desquels se déploient les systèmes musicaux particuliers ; et aussi du « genre enharmonique », distinct des autres genres par la disposition des notes mobiles par quarts de tons à la base du tétracorde ; ou tout simplement de la musique en général.
L’entrée sur le mélos dans l’encyclopédie de Solon Michaelides, bien plus brève que celle consacrée à harmonia, nous propose une synthèse commode qui lui est suggérée par la lecture du musicographe Bacchius l’Ancien sur cette notion : « Thus, the melos (alternation of sounds and intervals together with times [durations] is also a synonym of melody in the general sense. ». Nous aurions ainsi d’un côté l’harmonia qui désignerait la musique en général (« l’art des sons » pour reprendre la célèbre formule de Dannhäuser) et de l’autre le mélos, c’est-à-dire la mélodie en particulier. Ce qui tendrait peut-être à expliquer l’apparente tautologie de telle définition antique transmise dans les Anonymes de F. Bellermann où le mélos sous sa forme la plus achevée (« τέλειον δὲ μέλος»…) est celui qui est composé de texte, de mélos et de rythme (…« ἐστὶ τὸ συγκείμενον ἔκ τε λέξεως καὶ μέλους καὶ ῥυθμοῦ » ), là où nous trouvions chez Platon que le mélos est composé de trois éléments : « le discours, l’harmonie et le rythme » (« τὸ μέλος ἐκ τριῶν ἐστιν συγκείμενον, λόγου τε καὶ ἁρμονίας καὶ ῥυθμοῦ »). L’emploi de mélos en lieu et place d’harmonia (comme viceversa), renvoie les deux termes à un signifié unique : l’organisation des hauteurs ou des intervalles, suivant que l’on donne à harmonia le sens de positions des sons les uns par rapport aux autres ou d’interactions des sons par rapport à d’autres interactions.
Et c’est en effet par « melody » que S. Michaelides traduit harmonia dans la définition de Platon (« the words, the melody and the rythm » ), et qu’il traduit même mélos dans la définition des Anonymes de Bellermann (« words, melody and rythm » ), ce qui n’est pas sans poser un problème certain à la fois philologique et musicologique. Le mystère s’épaissit d’autant lorsqu’à l’entrée melodia deux pages en arrière le musicologue écrit : « In a more general sense melodia meant music» !
Interactions physis / mélos / harmonia / mélê
Mélos, harmonia et physis
Amphion et son jumeau Zéthos construisant Thèbes avec des pierres qui volent au son juste de la lyre, Niobé en larmes pétrifiée au mont Sipyle, Linos tué par Héraklès d’un coup de pierre, Apollon pétrifiant les serpents venus attaquer la tête d’Orphée à Lesbos…
« Dans tous ces mythes, parcourus des images récurrentes (et diversement recombinées comme des motifs musicaux) du serpent, de la pierre et du son, la pétrification représente l’antithèse de la musique, ou son ennemi. La sanction qu’elle figure ne résulte pas d’une convention sociale, mais d’une loi naturelle. Les Grecs auraient dit qu’elle relève de Thémis, et non de Dikè. La métamorphose est un processus interne qui est d’une autre nature que le sortilège lancé de l’extérieur, dans les contes, par un enchanteur hostile. Si le châtiment est immanent, c’est que les dieux aussi sont immanents en nous. »
Cette réflexion de François-Bernard Mâche , qui consacra son discours de réception à l ‘Académie des beaux-arts le 26 octobre 2004 à la déesse Harmonie , est introduite par le mythe des Dogons de l’aîné des hommes, Lébé, avalé par le septième ancêtre transformé en serpent, et recraché sous forme de pierres « pour faire passer dans les pierres ce qu’il y avait de meilleur dans la parole primordiale». Les paroles comme les pierres sont des articulations, une « notion capitale pour l’évolution du vivant » ainsi que l’écrit Jackie Pigeaud dans son chapitre Galien et l’hippocentaure : c’est le terme διάρθρωσις (diarthrose) que l’on traduit habituellement ainsi, par articulation. Et si « dans la pensée de l’art » ces rapports à la physis « connaissent une histoire » , c’est que l’art comme les membres du corps ou la ramification des arbres, par reproduction et différenciation cellulaire comme l’on dit aujourd’hui, s’est développé à la fois grâce aux lois de la proportion (συμμετρία) et de l’articulation, telle que J. Pigeaud la définit suite à l’hommage rendu au traité de Gallien De l’utilité des parties :
« On la trouve donc à l’oeuvre essentiellement dans le traité hippocratique Nature de l’enfant qui décrit la formation, l’élaboration, la construction, comme on voudra, du fœtus. « La chair d’abord est développée par le souffle et se distingue. » Ensuite il y a division plus précise ; la tête se détache (ἁφεστηκυῖα) des épaules et les bras et les avant-bras des épaules ; les jambes se séparent les unes des autres (17, 2). Les viscères aussi se distinguent (διαρθροῦται, 17, 3). L’analogie avec la ramification des arbres est très remarquable.
Ainsi le temps de l’élaboration du corps de l’enfant est celui d’une distinction de plus en plus nette d’éléments précis, reconnaissables et identifiables ; c’est cela l’articulation. » .
Cette notion d’articulation aura son équivalent en musique : le mélos, étymologiquement sur le même plan que les parties d’un corps et qu’on pourra traduire par membre. C’est par « membre d’une phrase musicale » que s’ouvre la deuxième entrée pour τὸ μέλος dans le dictionnaire d’Anatole Bailly , avant d’ajouter «ou chant rythmé avec art » qui correspond absolument à la définition qu’en donne Aristoxène de Tarente dans son traité sur le rythme où il distingue le rythme métrique du rythme musical : le rythme métrique correspond aux vers déclamés, le rythme musical aux vers chantés , sur un mélos. Revenons un instant sur la première proposition de Bailly : s’il s’agit du « membre d’une phrase musicale» et non pas de la phrase elle-même, cela signifie que le mélos est l’équivalent d’une cellule, articulée à d’autres, du chant. Or les qualifications du mélos dans la musique grecque antique semblent plutôt viser un style de phrase musicale, qu’une partie de celleci, comme nous allons le voir par la suite. Il faut donc essayer d’examiner s’il ne serait pas possible de comprendre autrement la nature de cette articulation qu’est le mélos et pour cela, de pousser jusqu’au bout l’analogie entre physis et techné à laquelle nous invite J. Pigeaud dans la suite du passage précédemment cité :
« Il est très important de voir que, dès l’origine d’une pensée de la physis, élaborée par un homme qui se veut technicien de cette physis, le médecin, apparaissent une série de notions – et le compte ne s’achève pas là – qu’on pourrait dire ambiguës, ambivalentes, convenant aussi bien à la sphère de la physis qu’à celle de l’art. […] En fait, l’ambition du médecin est de régler le rapport de la nature et de la technè. La technè n’est pas proposée abstraitement. Elle est constituée de toutes ces technai de la cité qui ont chacune leur objet et leurs procédés. […] Ces technai sont organisatrices ; elles apportent de l’ordre. » .
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : Comment est née et s’est développée la notion de mélos dans la musique grecque antique
I. Interactions physis / mélos / harmonia / mélê
1. Mélos, harmonia et physis
2. Mélos et harmonia
3. Μέλος et μέλη
4. Hypothèses sur le mélos
II. Mélos des origines, origines du mélos
1. Le mélos, chant pur
2. Origines et orphisme
3. Le mélos des harmonies
4. Le mélos, les genres et les tropoï
5. Ritualisation musicale et mélos
5.1. L’héritage rituel
5.2. Ancienne Muse : le rituel au théâtre
5.3. Mélos et orchestique : le choeur tragique
III. Théorie du mélos chez Aristoxène de Tarente
1. Quel est ce chant ?
2. Quelles traductions pour le mélos et ses composés ?
2.1. Melôidia (μελῳδία)
2.2. Mélôidia versus mélodie
2.3. Chant suivant le mélos & mélos dans le chant
2.4. Nature du mélos musical
2.5. Mélos & système
2.6. μελῳδεῖν / μελῳδική
2.7. Entre intervalles composés et non composés : le logos
2.8. Emmelôs
3. Un mouvement de la voix selon une ordonnance naturelle : le mélos et sa structure
3.1. La dynamis
3.1.1. dynamis et mémoire
3.1.2. dynamis et métabole
3.1.3. dynamis et science du mélos
3.2. Intervalles et genres
3.2.1. mélos hermosmènon
3.2.2. Eléments premiers
3.2.3. mélos : rôle des intervalles non composés
3.2.4. Genres et relation de la quarte aux intervalles non composés qui la composent
3.2.5. Rapport des notes mobiles aux notes fixes dans le tétracorde
3.3. Les positions limites des notes mobiles
3.3.1. Répartition des genres
3.3.2. Nuances
3.4. Enjeux de la succession : étude du mélos à partir du pyknon enharmonique
3.4.1. Genres pyknés et diatonique
3.4.2. Structure du mélos et succession des intervalles non composés à partir du pyknon
3.4.3. Structure du mélos et notes du pyknon
3.5. Mouvements naturels du mélos.
3.6. Fonctions dynamiques
4. Les aspects du mélos dans le Traité d’harmonique
IV. Échelles musicales grecques antiques et aspects du mélos dans les Harmoniques de Claude Ptolémée
1. Introduction
2. Sons, note, relations entre deux notes
3. Consonnances et rapports
4. Représentations graphiques
5. Le canon harmonique monocorde
6. Les tétracordes
7. Les genres enharmoniques et chromatiques
8. Le genre diatonique
9. Quelques remarques sur les décompositions
10. Les systèmes
11. Les aspects
12. Système parfait
13. Les métaboles selon le ton
14. Il ne faut pas accroître les tons par intervalles d’un demi-tont
15. Les tables d’octaves des systèmes
16. Le système parfait conjoint
17. Le système conjoint est inutile
18. Position par rapport aux Pythagoriciens
19. Position par rapport à Aristoxène et aux Aristoxéniens
20. Échelles d’octave suivant les tétracordes
DEUXIÈME PARTIE : Mètre et mélos
I. Sophocle, Antigone, recherches musicales
1. Parodos d’ Antigone
1.1. Strophe 1
1.2. Strophe 2
2. Premier stasimon d’Antigone
3. Antigone, stasimon 2
4. Antigone, stasimon 3
5. Commos d’Antigone et du Choeur
6. Antigone, stasimon 4
7. Antigone, stasimon 5
II. Mélos et mètre : Euripide, Bacchantes
1. Parodos
2. Stasimon 1
3. Stasimon 2
4. Stasimon 4
5. Stasimon 5
TROISIÈME PARTIE : Mélos : questions de composition
I. Mélos et accent
1. Hypothèses scientifiques
2. Première étude de responsion : la parodos d’Agamemnon
3. Deuxième étude de responsion : le commos des Choéphores
II. Dynamiques du mélos
1. Première loi du mélos
2. La deuxième loi du mélos
3. Examen de trois fragments musicaux
3.1. Période classique
3.2. La Médée de Carcinos : un nouveau papyrus du Louvre
III. Transcrire le mélos
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE