Comment décrire et identifier la biodiversité ?
La taxonomie – la science qui définit, décrit et classe les organismes vivants (Simpson 1961, Mayr 1969) – a grandement bénéficié des avancées technologiques récentes dans le domaine de la biologie moléculaire, et de nouvelles techniques qui ont ouvert d’immenses perspectives pour la description et la classification des organismes. De nombreux taxons peuvent maintenant être identifiés à partir de leur ADN (séquençage, barcoding, ADN environnemental…) (Hebert et al. 2003, Blaxter 2004, Shendure & Ji 2008, Bohmann et al. 2014). Malgré ces nouveaux outils, la méthode d’identification ‘’traditionnelle’’ basée sur des caractères morpho anatomiques reste incontournable (Hillis 1987, Will & Rubinoff 2004, Dayrat 2005, Page et al. 2005). En effet, les bases de données génétiques sont actuellement inexistantes ou très incomplètes pour de nombreux groupes (Padial et al. 2010, Ko et al. 2011, Osmundson et al. 2013, Grattepanche et al. 2018) ; la majeure partie des espèces reste décrite uniquement à partir de caractères morpho-anatomiques. D’autre part, les techniques de séquençage et de barcoding sont encore coûteuses (même si les coûts se réduisent rapidement), et difficiles à utiliser sur le terrain. Les connaissances en morpho-anatomie possédées par les scientifiques et experts amateurs restent irremplaçables pour la description et la détermination de la plupart des taxons (Will & Rubinoff 2004, Cowart et al. 2015). Les deux grandes approches – morpho-anatomique et moléculaire – doivent se compléter pour permettre un travail d’identification le plus fiable et rapide possible.
Parmi les outils facilitant la détermination des spécimens à partir de critères morphoanatomiques, les collections scientifiques de référence sont un ensemble de spécimens conservés, entre autres, au sein des musées d’histoire naturelle partout dans le monde (Shaffer et al. 1998, Suarez & Tsutsui 2004, Lister et al. 2011). Il s’agit historiquement de spécimens matériels – organismes ou parties d’organismes – récoltés et mis en collection depuis des centaines d’années au cours des missions de terrain et expéditions scientifiques, qui peuvent être vivants (graines, microorganismes…) ; mais il existe aussi des collections moléculaires (fragments d’ADN) et immatérielles, comme la Sonothèque du MNHN . Un nom (normalement, avec une nomenclature binomiale d’après le modèle de Linné) est associé à chaque spécimen mis en collection qui a pu être formellement identifié. Un souci actuel est que de nombreux spécimens restent encore à déterminer et identifier dans les collections (Fontaine et al. 2012b). D’autre part, l’utilisation de méthodes moléculaires telles que le barcoding est souvent difficile voire impossible sur des spécimens anciens ou des fossiles.
D’autre part des publications scientifiques de référence en taxonomie (description de nouvelles espèces ou monographies taxonomiques portant sur un taxon de rang supérieur à l’espèce), mais également des ouvrages, souvent richement illustrés, décrivent précisément la morphologie et l’anatomie des spécimens.
Parmi ces ouvrages, les guides naturalistes et de terrain sont conçus pour permettre l’identification d’un spécimen (à des niveaux de précision variables qui peuvent aller jusqu’aux sous-espèces et aux variations phénotypiques observées au sein d’une population), le plus rapidement et/ou aisément possible et en utilisant des caractères observables sur le terrain ou en laboratoire (Law & Lynch 1988). La difficulté d’utilisation, le rang taxonomique, l’étendue de l’aire géographique concernée ainsi que d’autres paramètres, peuvent varier pour chaque guide en fonction du public auquel il s’adresse (professionnels, naturalistes, grand public, scolaires…).
Enfin, il existe les clés d’identification (ou clés de détermination), qui proposent de suivre un chemin d’identification, c’est-à-dire une suite d’étapes au cours de laquelle l’utilisateur de l’outil renseigne les attributs du spécimen observé, caractère par caractère. Les clés d’identification sont souvent intégrées aux publications scientifiques ou aux guides de détermination. Leur objectif est d’aboutir à une détermination la plus précise et correcte possible d’un spécimen en s’attachant à la description de caractères morpho anatomiques particuliers, qui permettent de distinguer efficacement plusieurs spécimens entre eux.
Le contexte actuel de changements climatiques et de crise de la biodiversité au niveau mondial renforce la nécessité de mettre des moyens financiers et humains suffisants pour l’étude approfondie des êtres vivants présents sur Terre (Fontaine et al. 2012a). Scientifiques et experts naturalistes combinent leurs efforts dans cette optique et depuis une trentaine d’années, le grand public est lui-même sollicité pour apporter sa contribution à l’effort général, notamment dans le cadre des sciences participatives.
Les sciences participatives : l’implication des citoyens pour l’étude de la biodiversité
Le grand public (citoyens de tout milieu et tout âge dès l’enfance) fait partie intégrante de la prise de conscience générale par rapport aux défis écologiques auxquels le monde fait face (Maloney & Ward 1973, Thompson & Barton 1994, Kollmuss & Agyeman 2002). Une grande proportion de la population est sensibilisée aux problématiques liées à la perte de biodiversité, et s’intéresse aux sciences de manière plus large . Les sciences participatives consistent en la participation d’un public non scientifique à la recherche, via notamment la collecte de données scientifiques, dans le cadre de protocoles adaptés et standardisés (Irwin 1995, Couvet et al. 2008, Bonney et al. 2009).
Dans le cadre d’un programme de sciences participatives, les citoyens observateurs volontaires sont acteurs de la production de données qui sont ensuite vérifiées, validées, analysées et utilisées pour répondre à des questions scientifiques. Les observateurs sont en contact avec les gestionnaires du programme – scientifiques et associations naturalistes – pour demander de l’aide si besoin, transmettre des retours d’expérience et parfois participer à l’amélioration du programme ; de leur côté, les gestionnaires s’engagent à fournir aux volontaires des retours réguliers sur l’avancée de la recherche liée au programme et les premiers résultats obtenus . À terme, les résultats issus des données des programmes de sciences participatives sont diffusés via des publications scientifiques dans des revues à comité de lecture, mais aussi des journaux de vulgarisation scientifique et tout type de média grand public.
Ces programmes permettent de récolter un grand nombre de données, sur de larges échelles de temps et d’espace – ce qui est particulièrement utile dans le contexte actuel où l’urgence de la crise de la biodiversité nécessite une acquisition rapide d’informations, et où les moyens alloués à la recherche et aux suivis professionnels de biodiversité sont insuffisants (Fontaine et al. 2012a). Dans les domaines de l’écologie et de la biologie de la conservation, faire appel à l’aide des citoyens est une pratique devenue courante (Dickinson et al. 2012).
Le terme ‘’sciences participatives’’ est désormais bien repris dans les médias, quel que soit leur support de diffusion et le type d’audience qu’ils visent. Sur leurs sites web par exemple, on peut trouver à ce sujet des articles récents de journaux généralistes tels que Le Monde , La Croix et L’Express , qui s’ajoutent aux articles de magazines et blogs spécialisés dans l’environnement (Environnement Magazine , ConsoGlobe…). À la radio et à la télévision (France Inter, France 5, Arte, M6…), des émissions et documentaires sont consacrés à ce nouveau mode d’acquisition de données scientifiques qui fait la part belle au travail collectif et à l’implication du grand public. En France, environ deux tiers des citoyens trouvent la démarche intéressante et sont prêts à s’impliquer dans des programmes qui feraient appel à eux pour la collecte de données scientifiques . Les sciences participatives se font également plus présentes au sein des systèmes politiques et des actions en faveur de l’environnement ; en témoigne par exemple un récent rapport synthétique sur les sciences participatives en France (Houllier & Merilhou-Goudard 2016) qui avait été remis à la Ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
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Table des matières
Chapitre 1 – Introduction
1.1. Décrire, identifier et étudier la biodiversité
1.1.1. État et enjeux de la biodiversité
1.1.2. Comment décrire et identifier la biodiversité ?
1.1.3. Les sciences participatives : l’implication des citoyens pour l’étude de la biodiversité
1.2. Le cas particulier de l’entomofaune
1.2.1. Les insectes : des organismes clés très diversifiés mais en fort déclin
1.2.2. Les difficultés rencontrées dans l’identification des insectes
1.3. L’entomofaune étudiée dans ce travail de thèse : des organismes d’intérêts variés
1.3.1. Les insectes aquatiques de la région Ile-de-France
1.3.2. Les coccinelles de France métropolitaine
1.3.3. Les insectes pollinisateurs de France métropolitaine
1.4. Objectifs et problématiques de la thèse
Chapitre 2 – Caractéristiques et historique des clés d’identification
2.1 Les clés d’identification à accès simple
2.1.1 Fonctionnement et particularités des clés d’identification à accès simple
2.1.2 A l’origine des clés d’identification à accès simple
2.1.3 Types de caractères utilisés dans les clés
2.1.4 Clés numériques à accès simple
2.2 Les clés d’identification numériques à accès libre
2.2.1 Principes et caractéristiques
2.2.2 Pourquoi ce type de clés ? Avantages et inconvénients des clés d’identification numériques à accès libre
2.2.3 L’apport des clés numériques à accès multiples pour les sciences participatives: l’exemple du Spipoll
Chapitre 3 – Comment construire des clés d’identification numériques ?
3.1 Taxons étudiés et logiciels utilisés
3.1.1 Échantillonnage taxonomique pour l’entomofaune
3.1.2 Xper, une suite d’outils pour la construction et l’analyse de bases de données et de clés d’identification
3.2 Méthodologie pour la construction de clés d’identification numériques sous Xper3
3.2.1 Modèle descriptif
3.2.2 Caractères morpho-anatomiques
3.3 Construction de clés Xper3 pour les insectes dans le cadre de la thèse
Chapitre 4 – Comment évaluer des clés d’identification numériques ?
4.1 Évaluation du contenu des clés d’identification
4.1.1 Contenu général des clés d’identification
4.1.2 Pouvoir discriminant des descripteurs
4.2 Évaluation de l’utilisation des clés d’identification
4.2.1 Le système Xperience
4.2.2 Analyse des démarches d’identification pour la clé Spipoll
4.2.3 Test de l’utilisation de la clé des larves d’odonates d’Ile-de-France
Chapitre 5 – Conclusion