Colonisation et répartition des espèces dans le monde
La colonisation d’une nouvelle aire géographique
Le temps a permis aux organismes d’évoluer en réponse aux forces évolutives telles que la dérive génétique ou la sélection naturelle. Mais c’est l’espace, et plus précisément le déplacement des individus en son sein, qui a permis à l’évolution de générer la biodiversité actuelle. La répartition des espèces dans le monde est le fruit de la colonisation historique de différents milieux par des groupes d’individus. La limitation des flux de gènes entre populations du fait par exemple de barrières naturelles (vicariance), ainsi que l’hétérogénéité environnementale ont été les principaux moteurs de la spéciation à l’origine de la biodiversité actuelle. Le mouvement des individus dans l’espace est donc un moteur primordial de l’évolution. Mais la colonisation d’un nouveau milieu nécessite que celui-ci soit accessible. Pour cela, il est possible de formaliser trois types de phénomènes.
Elargissement local d’aire de répartition
Premièrement, l’élargissement local de l’aire de répartition est permis par la modification de l’environnement attenant. De nombreux facteurs écologiques limitent l’aire de répartition des espèces, mais si les conditions deviennent progressivement moins défavorables en bordure de l’aire de répartition d’une espèce, celle-ci pourra théoriquement coloniser le nouveau milieu. Le réchauffement climatique à la fin d’une période de glaciation peut par exemple permettre aux espèces de s’étendre sur de nouvelles latitudes. Dans ce cas, le chalenge adaptatif est par nature limité, mais des processus évolutifs importants sont toutefois à l’œuvre, principalement du fait des déséquilibres spatiaux engendrés pouvant générer des réductions de diversité génétique, des pressions de sélection sur des traits densité dépendants ou de l’homogamie spatiale (cf. section I.5, Hewitt 2000; Hewitt 1996; Hill et al. 2011; Shine et al. 2011a). L’expansion vers le Nord du criquet Chorthippus parallelus en Europe à la fin de la dernière glaciation (il y a environ 10 000 ans) a été inférée à partir de variations de séquences d’ADN (Cooper et al. 1995; Lunt et al. 1998; Taberlet et al. 1998). Trois principales zones refuges (la péninsule Ibérique, l’Italie et les Balkans, constituant donc l’aire de répartition du criquet au cours de la glaciation) ont été mises en évidence. Une expansion vers le Nord a eu lieu pour chacune d’entre elles, mais seuls les individus issus de la zone refuge des Balkans sont parvenus à coloniser avec un grand succès l’ensemble de l’Europe jusqu’à la Scandinavie, et des zones hybrides entre cette population et les deux autres ont été détectées dans les Pyrénées et dans les Alpes.
Suppression des barrières physiques
Le second processus permettant la colonisation d’un nouveau milieu est la suppression d’une barrière physique qui isolait auparavant deux zones l’une de l’autre. Ce processus est historiquement directement lié à la tectonique des plaques : le mouvement des plaques lithosphériques a, au fil des temps géologiques, séparé ou mis en contact des terres émergées, créant ainsi des couloirs entre des océans ou mettant en contact deux continents. L’opportunité qui s’offre alors de coloniser un nouveau milieu est grande, mais des contraintes adaptatives fortes peuvent être présentes : le nouvel environnement biotique a de forte chance d’être très différent (selon la durée de l’isolement ancestral), et l’environnement abiotique l’est potentiellement également, notamment si de nouvelles latitudes deviennent accessibles. La création de l’isthme de Panama il y a environ 3 millions d’années, est un exemple bien documenté de ce type de phénomène. Cet événement géologique a permis aux espèces d’Amérique du Sud de coloniser l’Amérique du Nord et vice versa (on parle du « grand échange interaméricain », Webb 1991; Woodburne 2010). Son impact sur la biodiversité actuelle des mammifères terrestres a été particulièrement étudié et a permis de mettre en évidence des échanges dans les deux directions avec des succès toutefois très variables. Les mammifères d’Amérique du Nord en particulier ont colonisé avec beaucoup plus de succès le nouveau continent qui s’offrait à eux que leurs homologues sud-Américains. La question de la raison de ces différences de succès reste posée, mais deux hypothèses non exclusives sont souvent mises en avant : (i) les conditions climatiques en Amérique du Nord moins hospitalières (plus froides et sèches) qu’en Amérique du Sud et (ii) la surface disponible pour les espèces nord-américaines (alors en contact avec l’Eurasie et l’Afrique) six fois supérieure à celle disponible pour les espèces sud-Américaines. Ces deux hypothèses suggèrent que les espèces d’Amérique du Nord disposaient des potentiels adaptatifs plus grands.
Dispersion à longue distance
Enfin, le troisième processus à l’origine des colonisations anciennes est la dispersion à longue distance. Celle-ci permet à un individu ou un groupe d’individus de traverser une barrière physique et d’atteindre ainsi un nouveau milieu potentiellement favorable. Ce type de déplacement peut se faire activement lorsque les capacités migratoires sont élevées (certains oiseaux par exemple), mais elle se fait majoritairement passivement par l’utilisation de courants marins ou aériens, ou par l’utilisation de « véhicules » (e.g. une autre espèce ou un débris flottant). Contrairement au deux premiers types de processus, celui-ci est beaucoup moins fréquent, même si son importance n’est pas négligeable, notamment dans la colonisation des îles. Par ailleurs, il est le processus qui est le plus limitant en terme évolutif : le nombre d’individus transportés est par nature souvent faible, et le nouveau milieu est éventuellement écologiquement très différent de celui d’origine, ce qui pose des problèmes adaptatifs d’autant plus grands que la variabilité génétique disponible est faible. L’origine de la faune et de la flore particulières de Nouvelle-Zélande par exemple a longtemps été attribuée à d’anciennes spéciations dues à un phénomène de vicariance au moment de sa séparation du supercontinent Gondwana il y a 80 millions d’années. Toutefois, des études plus récentes ont montré, notamment à l’aide de marqueurs moléculaires, qu’une grande partie de la biodiversité pré-anthropique de la Nouvelle-Zélande était issue de colonisations beaucoup plus récentes via la dispersion à longue distance (Cooper & Millener 1993; Goldberg et al. 2008; Trewick et al. 2007). Celle-ci est notamment mise en évidence par des niveaux de variation génétique parfois faible suggérant des nombres de colonisateurs faibles.
Rôle de l’homme dans le déplacement des espèces
Les exemples ci-dessus illustrent les mouvements naturels des espèces au cours des temps géologiques. Mais l’homme a récemment profondément accéléré ces phénomènes en étendant lui-même son aire de répartition et en modifiant son environnement. Ainsi, chacun des processus permettant aux espèces de coloniser de nouveaux milieux peut actuellement trouver des causes anthropiques. Le réchauffement climatique contemporain du à la production de gaz à effet de serre (Cox et al. 2000; Hughes 2000), est une illustration bien documentée de modification environnementale liée aux activités humaines permettant l’accroissement local d’aire de répartition. Les exemples d’espèces ayant étendu leur aire de répartition vers les pôles (et/ou en altitude) au cours du dernier siècle s’accumulent très rapidement. Parmesan et al. (1999) ont montré que, parmi 35 espèces de papillons Européens étudiées, 63% ont étendue leur aire de répartition de 35 à 240 km vers le nord au cours du XXième siècle. Deux tiers de ces espèces n’ont pas eu de modification de leur limite géographique sud indiquant clairement un accroissement de leur territoire. En modifiant drastiquement son environnement, l’homme a supprimé brutalement un grand nombre de barrières physiques. En 1869, le Canal de Suez est inauguré. Celui-ci permet à la mer Rouge et à la mer Méditerranée d’entrer en contact pour la première fois depuis 20 millions d’années. Cette ouverture a permis à de nombreuses espèces d’avoir accès à une nouvelle mer. Ainsi, plus de 60 espèces de poissons natifs de la mer Rouge ont colonisé la Méditerranée, représentant environ 10% du nombre total d’espèces dans cette mer (Mavruk & Avsar 2008). Parmi ceux ci, le poisson lapin Siganus luridus s’est très largement répandu dans le bassin oriental, et il a récemment atteint les côtes Siciliennes et Tunisiennes (Azzurro & Andaloro 2004; Hassan et al. 2003). Enfin, l’homme, en colonisant lui-même l’ensemble de la planète dès 40 000-60 000 ans avant notre ère (Mellars 2006) puis en développant le transport de marchandises et de personnes depuis le 15ième siècle, a également servi de « véhicule » pour de nombreuses autres espèces (Wilson et al. 2009). Ce nouveau type de dispersion à longue distance s’est fait en partie de manière volontaire. L’exemple le plus frappant est celui des espèces utilisées pour l’alimentation humaine : certaines d’entre elles ont été très largement répandues sur la plupart des continents par l’homme, et actuellement, seulement 15 espèces de plantes parmi les 250 000 connues constituent 90% de l’alimentation humaine mondiale (Pimentel 2002).
Beaucoup d’espèces sont également transportées de manière accidentelle d’un endroit à un autre. Un exemple ancien et bien connu est celui de trois espèces asiatiques de rats (Rattus rattus, R. norvegicus et R. exulans, Harris 2009) qui ont suivi clandestinement les mouvements humains très tôt dans l’histoire (il y a environ 6000 ans pour R. rattus). Les liens entre les déplacements de l’homme et ceux des rats sont si étroits que Matisoo-Smith et al. (1998) sont parvenus à retracer l’histoire de la colonisation de la Polynésie par l’homme en utilisant des marqueurs mitochondriaux de R. exulans. Globalement, le rôle de l’homme dans la colonisation des espèces a pris un tournant décisif au cours des deux derniers siècles en devenant beaucoup plus important que celui des processus naturels (décrits en I.1.1.). La prise de conscience (i) de certains effets néfastes de ces échanges biotiques dès le XIXième siècle et (ii) de l’intérêt scientifique que ces colonisations récentes et souvent rapides constituent a largement contribué à la popularisation, surtout depuis la seconde moitié du XXième siècle, d’un terme dont la définition reste toutefois assez floue, celui d’invasion biologique.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I – INTRODUCTION GENERALE : VERS UNE MEILLEURE COMPREHENSION DES INVASIONS BIOLOGIQUES
I.1. COLONISATION ET REPARTITION DES ESPECES DANS LE MONDE
I.1.1. La colonisation d’une nouvelle aire géographique
I.1.2. Rôle de l’homme dans le déplacement des espèces
I.2. QU’EST-CE QU’UNE INVASION BIOLOGIQUE ?
I.2.1. Définition d’une notion vague
I.2.2. Un nombre d’invasions biologiques en forte augmentation
I.2.3. Coûts, bénéfices et fantasmes liés aux invasions biologiques
I.2.4. Ecologie et biologie évolutive des invasions biologiques
I.3. L’INTRODUCTION : DEMOGRAPHIE, DERIVE ET ROUTES D’INVASION
I.3.1. Quel moyen de transport ?
I.3.2. L’introduction : une étape importante du processus d’invasion
I.3.3. Effet de fondation et composition génétique
I.3.4. Décrire les routes d’invasion
I.4. L’ETABLISSEMENT : DERIVE, ADAPTATION ET FACTEURS-CLES DU SUCCES DE L’INVASION
I.4.1. Une étape importante… mais pas indispensable
I.4.2. Les caractéristiques du nouveau milieu
I.4.3. Effet de fondation, génétique des petites populations : échec de l’établissement?
I.4.4. Introductions multiples et hybridation
I.4.5. Adaptation au nouvel écosystème
I.5. LA PROLIFERATION : ADAPTATION, DERIVE ET EVOLUTION POST-INTRODUCTION
I.5.1. Hétérogénéité spatiale et adaptation
I.5.2. Déséquilibre spatial et adaptation
I.5.3. Déséquilibre spatial et dérive génétique
I.5.4. Déséquilibre spatial et homogamie
I.6. PRINCIPALES ETUDES REALISEES AU COURS DE CETTE THESE
CHAPITRE II – HISTOIRE EVOLUTIVE D’UNE INVASION MONDIALE : LE CAS DE LA COCCINELLE ASIATIQUE HARMONIA AXYRIDIS
II.1. LA COCCINELLE ASIATIQUE HARMONIA AXYRIDIS : UNE INVASION BIOLOGIQUE ET MEDIATIQUE
II.1.1. Généralités sur H. axyridis
II.1.2. Entre lutte biologique et invasion biologique : l’histoire complexe d’H. axyridis
II.1.3. Impacts d’H. axyridis
II.1.4. Principales actions de recherches réalisées sur H. axyridis au cours de la thèse
II.2. INTRODUCTION D’H. AXYRIDIS : LES ROUTES D’INVASION
II.2.1. Contexte, intérêts et questions posées
II.2.2. Méthodes utilisées
II.2.3. Principaux résultats et bilan
II.3. ETABLISSEMENT D’H. AXYRIDIS : PLASTICITE PHENOTYPIQUE, PURGE ET HYBRIDATION
II.3.1. Contexte, intérêts et questions posées
II.3.2. Méthodes utilisées
II.3.3. Principaux résultats et bilan
II.4. PROLIFERATION D’H. AXYRIDIS : EVOLUTION POST-INTRODUCTION
II.4.1. Contexte, intérêts et questions posées
II.4.2. Méthodes utilisées
II.4.3. Principaux résultats et bilan
CHAPITRE III – DISCUSSION ET PERSPECTIVES
III.1. INVASION MONDIALE DE LA COCCINELLE ASIATIQUE H. AXYRIDIS : BILAN ET PERSPECTIVES
III.1.1. Introduction, établissement et prolifération d’H. axyridis : principaux résultats
III.1.2. Introduction, établissement et prolifération d’H. axyridis : perspectives
III.2. SCENARIO « TETE DE PONT » D’INVASION
III.2.1. Généralisation
III.2.2. Un scénario parcimonieux
III.2.3. Implications pratiques
III.3. CONCLUSION GENERALE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES