Les théories de l’organisation : vers une approche processuelle dans les interactions
De l’entité aux processus structurants
Comme point de départ dans l’étude sociologique des organisations en tant que collectifs de travail, un des pères fondateurs de la sociologie, Max Weber, en a surtout développé une approche représentationnelle. Il conceptualise la notion d’autorité et en distingue différentes formes associées à des collectifs idéal-typiques, insistant donc sur les dynamiques descendantes et l’action contrainte. Beaucoup plus tard, March et Simons, davantage proches des sciences de gestion, développent une approche systémique, donc plus dynamique que celle de Weber, avec l’ouvrage Organisations [March & Simons, 1958] à partir du concept de rationalité limitée et en s’inspirant de la théorie des jeux. Michel Crozier et Gérard Friedberg s’appuient sur cet ouvrage pour fonder avec L’Acteur et le Système la théorie de l’action stratégique, qui reste aujourd’hui l’approche la plus partagée des organisations [Crozier & Friedberg, 1977]. A la même période, l’individualisme méthodologique est à son apogée, et la typification des effets d’agrégation de l’action individuelle proposée par Raymond Boudon [Boudon, 1977] s’inscrit pleinement dans la perspective de la rationalité limitée. Moins structurellement contraints que sous le modèle bureaucratique, les acteurs sont tenus pour libres et agissant selon leurs propres intérêts à partir des connaissances et possibilités limitées à leur position, d’où l’importance de la notion de rationalité limitée. L’organisation est donc un système d’action concret composé de rationalités multiples et souvent conflictuelles, non seulement économique mais de pouvoir, d’autonomie, etc. L’orientation conjointe vers un objectif n’est pas une évidence, elle semble sourde en dernière instance d’âpres négociations entre acteurs quant à leurs attentes et devoirs réciproques. La part imprévisible de l’exécution du plan, ou failles réglementaires dans une terminologie positiviste, forment des zones d’incertitude au sein desquels les acteurs peuvent déployer leur liberté d’action, en la négociant toujours en fonction des jeux de forces. Sont mis en valeur l’écart aux normes sociales et les forces centrifuges. En somme cette théorie met au premier plan le raisonnement stratégique et les jeux d’acteur dans un système d’action concret : quoique dynamique, l’organisation reste une structure contraignante et majoritairement inerte.
Karl Weick et les concepts d’enactment et d’organizing
Karl Weick renouvelle les perspectives à la fin des années 1970 : au centre de son ensemble théorique, les concepts de sensemaking et d’enactment désignent le rapport coconstitutif des organisations à leur environnement. Celui-ci n’est pas un ensemble donné de contraintes et ressources qui précède l’action, il est produit dans l’action par l’organisation et ses membres. L’organisation devient une entité émergente en créant son environnement qui prend ainsi une signification en vue de l’action, dans le projet. Il prend ainsi consistance pour l’action future : l’activité de l’organisation consiste à donner du sens et enacter l’environnement, produire et partager une forme de réalité rendue nécessaire par l’action. Un deuxième concept désigne l’activité interne de l’organisation par laquelle elle prend corps en tant qu’ensemble de phénomènes continus et ouverts : l’organizing ou organisation en action. Il incarne aujourd’hui le consensus relatif autour de l’acception processuelle de l’organisation.
A l’origine donc, l’enactment met surtout en exergue le processus de création de l’environnement, et ensuite seulement la façon dont l’organisation se produit et prend forme, qui sera davantage précisée avec l’idée d’organizing. La démarche de Weick s’inscrit dans une psychologie sociale, perspective dont l’objet est le comportement d’un système animé en réponse à la complexité de son milieu externe. Dans une première version, le système animé est l’organisation et son milieu externe le monde, dans une seconde, le système animé est l’agent humain et son milieu externe l’organisation : ces deux échelles de phénomènes supposent en tous cas une frontière dont les possibilités de transactions qu’elle offre ne sont pas problématisées. Cette approche systémique prégnante deviendra plus connectionniste avec l’émergence des théories de la cognition distribuée [Hutchins, 1995], c’est-à-dire précisément moins marquée par des interactions momentanées entre unités cognitives closes : l’enjeu principal de l’enactment sont les « cartes causales » (causal maps), la connaissance de l’organisation, stockée dans un esprit partagé par les membres de l’organisation mais en un sens d’abord peu distribué. La connaissance n’est pas associée à une pratique, quelque chose qui se réalise dans l’action mais bien réifiée comme un contenu cognitif qui une fois produit doit être stocké puis partagé. C’est d’abord en ceci que l’approche de Weick est psychologique et informationnelle, considérant la connaissance comme un contenu.
En outre cette théorie est un outil de pensée, elle n’a pas orientée vers la production de résultats empiriques, le rapport à l’empirie n’est pas posé : n’y est associé aucun outil méthodologique ou conceptuel. Cette lacune n’a pas seulement des conséquences pratiques quant à la possibilité de mener une enquête, elle montre les limites de la théorie elle-même : l’enactment est décrit comme un phénomène fondamentalement émergent sans être du tout montré à l’œuvre. La production continue de l’environnement dans l’activité collective et la circulation des cartes causales impliquent des processus de circulation entre individus et d’accession à un niveau collectif d’une part ; un changement d’état de la connaissance, du stock à la circulation d’autre part ; dont aucun n’est jamais abordé. Une psychologie sociale peut aborder ses problèmes en termes de stockage, de connaissance, de « carte causale » et donc de cognition, mais peut elle pour autant ne pas décrire a minima les phénomènes au fondement d’une théorie générale ? Mais ces lacunes suggèrent certaines orientations possibles pour les sciences sociales en particulier, dont la perspective consisterait à développer les outils et méthodes pour identifier et accéder à ces processus d’enactment et de sensemaking.
La théorie de l’acteur-réseau
Sans lien avec les MOS au départ, la théorie de l’acteur-réseau (plus loin ANT pour Actor Network Theory) marque sur le versant anthropologique puis sociologique une même inflexion processuelle : les sciences sociales ont également revu leur rapport à l’organisation en changeant de cadre référentiel depuis la structure vers le processus. Enracinée dans l’anthropologie et la sociologie des sciences et des techniques [Latour & Woolgar, 1988], l’ANT entend remédier aux théories dominantes des années 1980 qui confinent à la stabilité et au déterminisme social, en surestimant les contraintes structurelles au détriment des opportunités et capacités de produire du changement [Latour, 2006]. Elle décrit la formation du social comme un processus permanent de formation de réseaux, rendu possible par le travail de traduction que fournissent les acteurs pour intéresser d’autres actants. Les artefacts sont en général la médiation qui tient ensemble le réseau, assemblage hétérogène et protéiforme d’actants de toutes natures [Callon, 1986] : empruntée à la sémiologie de Greimas, la notion d’actant permet d’abolir le partage entre humains et non-humains et d’attribuer une certaine agentivité à toute entité, qu’elle soit artefactuelle, animale, humaine, sémantique et plus largement hétérogène. L’agentivité du réseau est le produit de l’agencement situé de l’agentivité de ses composantes, chacune délègue son pouvoir d’action à un porte parole qui exprime le réseau sous forme d’action aussi bien que de langage. La stabilité du social est dont relative à la taille et à la solidité des liens qui forment le réseau, d’où l’importance du travail d’intéressement fourni en premier lieu. Lorsque des actants s’intéressent mutuellement, ou s’enrôlent, ils s’associent dans et pour l’action, renforcent leur réseau et en affaiblissent ou détruisent d’autres. Le social ne tire plus sa force de structures s’imposant aux acteurs par le haut : le monde social est plat, il n’y a plus de partage entre micro et macro et seules comptent les alliances en évolution plus ou moins rapide mais constante.
Méthodologiquement, ce sont les traces laissées par ces processus qui permettent de les reconstituer historiquement, grâce à un travail documentaire, par entretien et généralement ethnographique, autrement dit qualitatif. La postérité de cette théorie dans des domaines très divers est le témoignage non seulement de sa pertinence conceptuelle et de son opérationnalité, mais aussi de la qualité de l’écriture scientifique particulièrement en jeu dès lors qu’il s’agit de représenter le réel non plus sous une forme statique mais relationnelle. Si la perspective cognitiviste de Weick ne l’a pas amené à se soucier des procédés de constitution du social, on constate que l’ANT ouvre des pistes théoriques et méthodologiques considérables à la théorie des organisations qui en tient compte quelque temps après. Elle pointe concrètement, avec les notions de traduction et d’intéressement, les procédés qui posaient problème chez Weick, et avec la notion de réseau abolit les membranes entre les unités elles-mêmes ou entre les unités et le système, le stockage et la circulation, tout simplement en prenant le contrepied ontologique de la psychologie sociale. Il devient possible d’aborder l’organisation comme processus, notamment à travers les artefacts comme médiations au moment où la technologie transforme en profondeur les organisations : le courant socio-matériel que nous présentons maintenant part de l’ANT pour décrire et mettre en perspective les processus de co-constitution entre l’organisation et les technologies [Wajcman, 2006].
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – LES THEORIES DE L’ORGANISATION : VERS UNE APPROCHE PROCESSUELLE DANS LES INTERACTIONS
1) De l’entité aux processus structurants
2) Karl Weick et les concepts d’enactment et d’organizing
3) La théorie de l’acteur-réseau
4) L’approche socio-matérielle et les Practice-based studies
5) L’analyse du discours organisationnel
6) L’approche de la constitution des organisations par la communication
7) L’analyse de données naturelles en interaction
Synthèse
CHAPITRE 2 – LE QUOI DE L’ORGANISATION DANS LES INTERACTIONS INCORPOREES ET MATERIELLES
A- ETHNOMETHODOLOGIE ET SOCIOLOGIES
1) L’ethnométhodologie
Le primat de la perspective de membre
Les études ethnométhodologiques du travail
La perspective de membre
Comment remarquer les ethnométhodes ?
2) Les sociologies en France
Langage et Travail
Les objets et la technique dans la sociologie française
Conventions et / ou sociologies pragmatistes : quand la théorie doit-elle intervenir ?
Les pratiques amateurs et la formation du collectif
La sociologie des problèmes publics et l’analyse de grands corpus de textes
L’activité et le collectif
B – DES OUTILS D’ANALYSE, DE LA CONVERSATION AUX INTERACTIONS
1) L’analyse de conversation
L’analyse de conversation institutionnelle
Les interactions en coprésence en sociologie
De l’ethnographie de la communication à l’analyse de contexte : l’utilisation de la vidéo
2) Les interactions verbales et corporelles dans un monde matériel
Environnements technologiques et Workplace Studies
La mobilité
Le travail dans les interactions
Interactions et organisation
Ethnométhodologie, Analyse de conversation et organisation
L’étude de l’organisation à travers les interactions
C – TERRAIN, METHODOLOGIE ET OBJET
1) Le terrain : trois organisations
Des thématiques communes
Le dispositif d’enregistrement
Enquête et vidéo : une ethnographie technologiquement outillée
2) Un espace de variation
Travailler à partir de collections : une approche systématique et comparative
Quelle définition pour montrer quoi de l’organisation ?
CHAPITRE 3 – LES OUVERTURES DE VISITES DANS LES BUREAUX
A – OUVRIR LA VISITE : UN ACCOMPLISSEMENT VISUEL, INCORPORE, SPATIAL ET MOBILE
1) Ecologies ouvertes, cloisonnées et transparentes : apparitions et sommations
a) Une écologie graduée : établir progressivement le contact à travers une cloison transparente
b) La porte ouverte et l’apparition
c) La sommation audible : frapper à la porte
2) Les déplacements dans l’espace
a) Les seuils et la bonne distance
b) La vitesse de déplacement
3) La visite pour des salutations
B – LA RAISON DE LA VISITE
1) Autorisations et instructions : la relation hiérarchique
Le responsable de projet
2) Agir ensemble dans le cadre d’un rapport collégial : raison de la vision et division du travail
3) Le partage d’expérience
Synthèse
CHAPITRE 4 – LES CLOTURES DES VISITES DANS LES BUREAUX
1) Des arrangements orientés vers la continuité d’une procédure organisationnelle
L’organisation comme chaîne de délégation
2) Clore une séquence marquée par la plainte
3) Mobilité, spatialité, matérialité
a) Eloignement linéaire, clôtures non marquées
b) Eloignement non linéaire, clôtures marquées
Synthèse
CHAPITRE 5 – LES APPELS TELEPHONIQUES
Les appels dans les bureaux : actualisation d’une structure socio-technique
A) La sonnerie de téléphone
1) Projeter une brève interruption de la conversation en co-présence
Interactions à plus de deux collaborateurs et réunions
2) Assurer une forme de continuité de l’interaction en co-présence
3) L’organisation non distribuée : d’autres trajectoires possibles
B) Fin de l’appel et reprise de l’interaction en co-présence
1) Reprendre une réunion : le rôle du président de séance
2) La relation de service
3) La collaboration étroite
4) Organisation non distribuée : distinguer fin de l’appel et reprise
Synthèse
CHAPITRE 6 – LE DISPOSITIF VIDEO COMME RESSOURCE DANS L’INTERACTION
1) Un cadre pertinent dans cet environnement et pour cette interaction
2) Le ‘On’ et le ‘Off’ : produire une pluralité de registres pour modaliser l’interaction
3) Humour, autodérision, affiliation
Synthèse
CHAPITRE 7 – RECALIBRAGE DE L’ACTIVITE EN COURS : LE DROIT DE PARTICIPER OU D’INTERROMPRE, L’OBLIGATION D’ECOUTER
1) La communication interne : réparations lors de schismes et auto-sélection
2) Le service des ressources humaines : interruptions et chevauchements
3) MiniOrg : l’organisation en coprésence
4) Thématiser le défaut de réceptivité, l’engagement inapproprié d’un interlocuteur
Synthèse
CONCLUSION