Cognition mathématique
Modéliser la cognition mathématique
Les nombres sont des « notion[s] qui permet[tent] de compter, de dénombrer les choses ou les êtres, de classer les objets, de mesurer les grandeurs » (« Nombre», s.d.). La cognition mathématique, ou numérique, correspond à l’ensemble des processus mentaux relatifs à la connaissance (cognition) des nombres (mathématique) (Lebel & Paquette, 1996 ). L’étude des nombres et donc de la cognition mathématique est assez récente et a débuté grâce à Gall au début du XXème siècle qui s’intéresse au calcul en tant que domaine distinct du langage et des autres fonctions cognitives (Seron & Pesenti, 2000, p. 85-125). Il définit alors un « sens des nombres des mathématiques », localisé anatomiquement proches d’autres centres cérébraux, tels que ceux de la métaphysique et de la musique. Depuis, les chercheurs ont modélisé la cognition mathématique dans son fonctionnement normal et pathologique, à l’aide de recherche anatomoclinique et grâce au développement de nouvelles techniques de neuroimagerie.
Le modèle du triple code de Dehaene
Actuellement, le modèle du triple code de Dehaene (Dehaene, 1992 ; Dehaene et al., 2003) est considéré comme un modèle de référence. Le traitement du nombre se ferait par trois types de représentations mentales des nombres : le code analogique, le code arabe et le code verbal. Un transcodage (passage d’un code à un autre) est nécessaire pour réaliser toute tâche en rapport avec les nombres (Dehaene, 1992). Selon la tâche demandée et la procédure mise en place, le code d’entrée et de sortie utilisés sont différents.
Le code analogique est inné (Dehaene et al., 2003). Ce code réfère à la magnitude des nombres. Les nombres y sont représentés de manière abstraite selon une ligne numérique mentale (Dehaene, 1992). Cette ligne, répondant à une loi de Weber-Fechner ‘s, s’étend horizontalement de la gauche vers la droite, elle est compressible et répond à différents effets :
• Un effet de taille : il est plus facile de comparer des petits nombres que des grands
• Un effet de distance : il est plus facile de comparer deux nombres avec beaucoup d’écart que deux nombres avec peu d’écart.
Ce code analogique intervient dans les procédures de comparaison (dire si deux quantités sont égales ou non) ou d’approximation (dire approximativement le nombre d’éléments d’un ensemble).
Les deux autres codes sont des codes symboliques et nécessitent un apprentissage. Le code auditif verbal correspond à une séquence de mots, écrits ou oraux, organisés syntaxiquement (Dehaene & Cohen, 2000, p. 191-232). Il intervient dans des tâches de comptage oral et lors de l’apprentissage et la récupération de faits arithmétiques, tels que les tables de multiplication ou d’addition simple.
Le code visuel arabe permet de manipuler les nombres selon un format arabe (Dehaene, 1992). Il aide à se représenter spatialement les nombres et joue donc un rôle pour les calculs mentaux complexes, pour lesquels nous avons besoin de nous représenter les nombres en colonne (unités, dizaine, centaine). Il intervient également pour le jugement de parité.
Lors du passage d’un code à un autre, la sémantique n’intervient pas nécessairement. En effet, la sémantique est seulement portée par le code analogique. Ce code n’intervient pas pour toutes les tâches ou lors de tous les transcodages. Il est possible de passer uniquement du code auditif verbal au code arabe, ou inversement, sans utiliser le code analogique et donc la sémantique. Dans son modèle, Dehaene décrit trois domaines de compétences numériques : le transcodage, la quantification et l’approximation (Dehaene, 1992). Nous avons discuté du transcodage ci-avant, nous nous intéressons donc maintenant à la quantification et l’approximation.
Procédures de quantification
Trois types de procédures de quantification
La quantification est le fait d’attribuer une quantité à un terme (« Quantifier », s.d.) ou à un groupe d’éléments. Il existe trois procédures pour quantifier : l’estimation, le dénombrement et le subitizing (Dehaene, 1992). Ces procédures se différencient selon la rapidité et la précision. L’estimation est la faculté à déterminer rapidement une quantité non précise d’un ensemble de nombreux éléments. Cette détermination n’est pas toujours exacte mais permet d’avoir un ordre de grandeur. Cette faculté est innée (Feigenson et al., 2004). Le dénombrement correspond à une quantification plus lente mais précise et exacte d’un ensemble d’éléments. Il s’agit d’utiliser la comptine des nombres, en associant chaque motnombre à un pointage des objets devant être comptés. Le compteur pointe tous les objets une seule fois et s’arrête lorsque tous les objets ont été pointés. Le nombre total d’objets correspond alors au dernier mot-nombre prononcé (Beckwith & Restle, 1966). Le dénombrement répond à cinq principes (Gelman & Gallistel, 1986) :
– La correspondance terme à terme : tous les éléments à dénombrer sont mis en correspondance à un et unique numéron.
– L’ordre stable de la suite : les numérons sont ordonnés dans une séquence stable, reproductible.
– La cardinalité : le dernier numéron utilisé correspond à la quantité de l’ensemble.
– L’abstraction : toute sorte d’ensembles peut être dénombrée. Des objets d’une certaine sorte (par exemple des carottes) peuvent être dénombrés avec des objets d’autres sortes (par exemple des pommes de terre). La représentation des objets à dénombrer n’importe pas.
– La non-pertinence de l’ordre : les objets peuvent être dénombrés selon n’importe quel ordre.
Les numérons, ici, correspondent à un geste ou un mot se rapportant à une quantité. Ils ne sont pas nécessairement verbaux (Dehaene, 1992). Ces cinq principes nécessitent un apprentissage notamment ceux de l’ordre stable de la suite ou de la cardinalité. Le dénombrement est utile principalement pour les moyennes quantités : le temps de traitement lors d’une tâche de dénombrement augmente considérablement si un élément est ajouté (Dehaene, 1992) donc le dénombrement de grandes quantités demande beaucoup de temps.
Enfin, le subitizing est une quantification rapide, précise et exacte d’un ensemble d’éléments présenté pour une courte durée. Elle ne se limite qu’à un petit ensemble d’objets au maximum cinq (Mandler & Shebo, 1982). Avec l’âge, le rang du subitizing croît : les jeunes enfants ne sont capables de donner rapidement une quantité que pour les ensembles composés au maximum de trois objets (Mandler & Shebo, 1982), tandis que pour les adultes, le rang maximum est de cinq (Starkey & Cooper, 1995). Beaucoup d’auteurs s’intéressent à la nature de ce subitizing : s’agit-il d’un dénombrement très rapide (Gelman & Gallistel, 1986) ? Ou est-ce une méthode perceptuelle (Beckwith & Restle, 1966) ? Selon Mandler et Shebo (1982), le subitizing est la reconnaissance de configurations spatiales canoniques. Ainsi la quantité « un » serait reconnue sous la forme d’un point, deux points forment une ligne invisible, trois points un triangle. Quantifier quatre points serait plus compliqué car deux configurations canoniques sont possibles : un carré ou un triangle avec un point à l’intérieur. Au-delà de quatre quantités, le subitizing par reconnaissance de formes n’est plus possible car il existerait trop de possibilités de représentations canoniques. Le subitizing serait alors réalisé par dénombrement très rapide. Mais le subitizing et le dénombrement sont-ils deux processus complètement différents ?
Distinguer le subitizing du dénombrement
Deux grands modèles existent pour différencier le subitizing du dénombrement : les modèles à voie unique et les modèles à double voie. Selon Gelman et Gallistel (1986), le subitizing serait un dénombrement très rapide et inconscient, sans utiliser de mots-nombres mais en utilisant des « numérons » non verbaux. Il n’existerait pas de distinction entre les deux.
Piazza et al. (2002) confirment cette hypothèse par leur observation anatomique : le subitizing ne serait pas lié à un mécanisme neuronal spécifique et non impliqué dans le dénombrement. Les mêmes régions neuronales seraient impliquées dans le subitizing et le dénombrement. Il existerait seulement un continuum dans l’intensité de l’activation selon le nombre d’éléments à quantifier (augmentation de l’activation si il y a plus d’éléments) et leur arrangement spatial (augmentation de l’activation si les éléments sont disposés de manière aléatoire, comparativement à une disposition canonique). Le dénombrement et le subitizing font donc appel à un processus commun.
Ces hypothèses ont été réfutées par d’autres auteurs. Il existerait bien deux processus neuronaux différents selon la taille de la numérosité à traiter (Beckwith & Restle, 1966 ; Demeyere & Humphrey, 2012 ; Vuokko et al., 2013). Pour expliquer cette distinction, certains auteurs définissent le subitizing comme une méthode mystérieuse mais très rapide et précise de quantification d’objets tandis que le dénombrement se fait par regroupement perceptuel (Beckwith & Restle, 1966).
Par ailleurs, des études lésionnelles plus récentes ont démontré que selon la localisation des lésions, les troubles observés ne seront pas similaires. Des patients peuvent avoir un défaut de subitizing avec moins d’erreur de dénombrement et inversement (Demeyere & Humphrey, 2012). Le subitizing entraînerait une activation neuronale spécifique dans les régions corticales bilatérales pariétales et temporales. Cette activation partage des processus communs avec les tâches d’analyse visuelle. Le subitizing serait alors dû à des propriétés inhérentes à notre système visuel et non à une fonction spécifique dédiée à l’énumération de petits nombres (Vuokko et al., 2013). Le dénombrement, lui, serait en lien avec des régions activées lors de tâches d’attention ou de mémoire de travail. Ces deux processus ne seraient donc pas similaires.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE THEORIQUE
1 Cognition mathématique
1.1 Modéliser la cognition mathématique
1.2 Procédures de quantification
1.2.1 Trois types de procédures de quantification
1.2.2 Distinguer le subitizing du dénombrement
1.2.3 Distinguer le subitizing de l’estimation
1.3 Les différentes régions neuronales participant à la cognition mathématique
1.3.1 Corrélat anatomique du triple code
1.3.2 Attention visuelle et cognition mathématique
1.3.3 Reconnaissance de formes et cognition mathématique
2 La fNIRS
2.1 Fonctionnement de cette technique
2.1.1 Le couplage neuro-vasculaire
2.1.2 Principes de la fNIRS
2.2 Déroulé d’une étude utilisant la fNIRS
2.3 Intérêts et limites
3 fNIRS et cognition mathématique
3.1 Etudes de l’arithmétique
3.2 Etude des stratégies de résolution de problèmes
3.3 Etudes du traitement numérique
PROBLEMATIQUE ET HYPOTHESES
1 Position du problème
2 Problématique et hypothèses
2.1 Objectifs principaux
2.2 Objectif secondaire
METHODE
1 Type de recherche
2 Sujets
2.1 Recrutement
2.2 Population
3 Protocole expérimental
3.1 Design expérimental
3.2 Acquisition des données
3.2.1 Condition d’enregistrement
3.2.2 Matériel utilisé
4 Analyse statistique des résultats
4.1 Acquisitions cérébrales
4.2 Résultats des performances des sujets
4.3 Retour oral des sujets
RESULTATS
1 Résultats des activations
1.1 Résultats tâche par tâche
1.2 Comparaison entre les tâches
2 Résultats des performances des sujets
3 Analyse du retour oral des sujets
DISCUSSION
1 Analyse des performances des sujets
2 Analyse des activations selon les postulats de départ
2.1 Activation d’un réseau pariétal droit pour toutes les tâches
2.2 Comparaison deux à deux
2.2.1 Utilisation d’un réseau identique lors de la réalisation de consignes différentes
2.2.2 Spécialisation du cortex pariétal selon le type d’objets traités
2.3 Lien avec la dyscalculie
3 Limites et forces
3.1 Limites
3.1.1 Limites liées à la population
3.1.2 Limites liées au protocole
3.2 Forces
3.2.1 La fNIRS, un outil prometteur pour l’étude de la cognition numérique
3.2.2 Perspectives
3.2.3 Apport pour la clinique
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES