De 1967 à 1994 : création des Section d’Enseignement Spécialisées
Avant 1967, les élèves qualifiés alors de « débiles légers » étaient scolarisés jusqu’à 14 ans dans les classes de perfectionnement adossées aux écoles primaires. Ils entraient ensuite dans la vie active. Avec la création des CES3 en 1963, il devient nécessaire d’accueillir ces adolescents. La circulaire du 27 décembre 1967 officialise la création des SES, Sections d’Enseignement Spécialisé : « Ces sections d’éducation spécialisée accueillent 90 élèves déficients intellectuels légers des deux sexes à la sortie des classes de perfectionnement. Elles assurent un enseignement général ainsi qu’une formation pré-professionnelle et professionnelle. » Ces sections étaient intégrées dans les CES, et accueillaient les adolescents de 12 à 18 ans en vue de leur donner une formation professionnelle. L’enseignement y était assuré par des instituteurs spécialisés, des professeurs d’enseignement professionnel et des enseignants du CES pour des matières spécifiques comme la musique, les arts plastiques. Selon la circulaire de l’époque, le public à qui cette structure était destinée est qualifié de « déficient intellectuel », et le principal critère de recrutement sont les tests psychométriques, bien que la circulaire précise qu’en plus de ces tests doivent être pris en compte l’observation faite par les enseignants. Malgré cela, on voit dans les termes choisis que c’est bien le déficit intellectuel qui est déterminant, plus que les difficultés scolaires, ce qui sera amené à évoluer avec les circulaires suivantes, et la création des SEGPA. En terme d’intégration des élèves de SES dans l’établissement, la circulaire précise seulement ceci : « Le régime des élèves est celui des autres élèves du C.E.S., notamment en ce qui concerne les bourses. ». Il faut préciser que la création des SES autorise, pour la première fois, des élèves déficients intellectuels à entrer au collège, quand jusque-là leur scolarisation s’arrêtait à l’âge de 14 ans à l’école primaire, dans les classes de perfectionnement. On peut comprendre dès lors que la question de leur intégration soit nouvelle, et qu’elle s’étoffera au fil des années et des réformes, avec l’expérience acquise.
Questionnements préliminaires
L’établissement où se a lieu notre étude a connu, cette année scolaire 2017/2018, un contexte particulier. Sur son territoire, un nouveau collège a ouvert ses portes, entraînant un changement de carte scolaire, et une réduction importante des effectifs : de 600 à 400 élèves. Plusieurs enseignants ont également quitté l’établissement pour aller travailler dans ce nouveau collège. En revanche, afin de faciliter la transition, et de ne pas mettre en péril les différents projets, les moyens supplémentaires qui étaient accordés à l’établissement ont été maintenus. Le déménagement de la SEGPA a alors été possible. Elle disposait jusque-là d’un bâtiment propre, non loin des bâtiments communs du collège. Ce rapprochement physique des élèves, mais aussi des personnels, bouscule quelque peu les interactions dans cet établissement, multiplie les échanges, les projets, la connaissance que chacun a de l’autre évolue. Ce rapprochement arrive, fortuitement, dans un contexte institutionnel favorable à une dynamique inclusive, comme nous l’avons développé précédemment. Ajoutons à cela que la direction de l’établissement impulse et soutient tous les projets qui s’inscrivent dans cette dynamique. C’est à la conjonction de ces événements, des injonctions institutionnelles, d’un rapprochement des professionnels de l’enseignement, d’une dynamique inclusive soutenue par la direction, des volontés personnelles de nouveaux projets, des moyens pour les mettre en œuvre, qu’un nouvel ordre se dessine dans cet établissement, et que de nouvelles pratiques apparaissent. Nous verrons plus loin, dans cette étude, qu’il existe un véritable fourmillement, une émulation autour des projets. Les configurations sont multiples, chacun essaie, expérimente. Il est alors difficile de faire un choix d’étude, tant chacune des modalités de travail, inventée par les enseignants, promet d’être riche. Nous avons choisi de mettre en lumière un dispositif particulier, parmi la multitude qui s’offrait. Il s’agit d’une expérience de co-enseignement en mathématiques, réunissant, dans le même espace, deux classes de 6ème, l’une de SEGPA et l’autre ordinaire, avec leurs enseignants respectifs. Nous avons fait ce choix pour plusieurs raisons. Tout d’abord, c’est sur le niveau 6ème que se concentrent les injonctions institutionnelles concernant la SEGPA et la dynamique inclusive. Il était donc normal que les questions s’orientent vers un dispositif sur ce niveau-là et d’appréhender la dimension épistémique de l’inclusion15, avec une interrogation particulière sur le co15 Voir plus loin, les 3 dimensions de l’école inclusive, G. Lansade. enseignement. Si certains bénéfices du co-enseignement semblent aller de soi16, qu’en est-il réellement de l’apport d’un tel dispositif sur le plan de l’accès au connaissances ? Ça ne peut pas être aussi simple qu’un rapport de proportionnalité, deux fois plus d’enseignant donc deux fois plus de connaissances… Il y a une grammaire, dans le jeu didactique17, qui n’est forcément pas la même que lorsque un seul professeur intervient, et qui reste mystérieuse. Dans une méta-analyse de la littérature sur le sujet du co-enseignement, publiée en 2011, il apparaît que les études menées sur ce sujet ont été principalement quantitative, et leurs conclusions ne font pas consensus. Il manque, à ce jour, dans la recherche, des études sur les pratiques réelles, et plus particulièrement sur les actions et les dispositifs d’enseignement (Benoit & Angelucci, 2011). C’est ce qui motive le choix d’une étude de cas (Passeron & Revel, 2005). Une expérience de coenseignement ponctuelle, décrite dans un article publié en 2017, faisait travailler ensemble, pour une séance de mathématique, un enseignant de maths et une professeure des écoles spécialisée en SEGPA (Toullec-Théry, Faillard, & Leborgne, 2017). C’est une autre étude de cas mais qui a à voir avec cette expérience. Elle existe en revanche depuis deux années scolaire (alors que celle étudié par Faillard et Leborgne (2016) se mettait en œuvre au moment de l’étude), que nous proposons d’étudier dans ce mémoire.
Les trois dimensions de l’école inclusive
On peut décrire la notion d’école inclusive selon trois dimensions complémentaires et interdépendantes : une dimension physique, une dimension sociale et une dimension épistémique (Lansade, 2017). La dimension physique donne l’accès aux élèves en situation de handicap au milieu scolaire ordinaire. C’est ce que garantit la loi du 11 février 200523. Dans notre contexte, cette dimension physique s’exprimerait par la présence de la SEGPA dans les bâtiments du collège. Si cette condition est systématiquement remplie, elle existe néanmoins sous deux configurations différentes, selon les établissements : soit la SEGPA a ses propres locaux, clairement identifiés, un « bâtiment SEGPA », soit ses locaux sont confondus avec ceux du collège.Mais occuper les mêmes locaux n’est pas une condition suffisante à la socialisation des élèves entre eux, à la création d’un sentiment d’appartenance commun. Lansade (Ibid.) montre que l’appartenance à un dispositif, comme la SEGPA, prévaut sur le sentiment d’appartenir à un établissement. Une dimension sociale se détache donc de la première dimension physique. C’est dans cette dimension que l’on pourrait étudier les interactions entre pairs au collège. Enfin, le collège étant aussi et avant tout le lieu où sont dispensées les connaissances, la troisième dimension, épistémique, s’impose. Elle s’exprime dans un lieu bien précis, la salle de classe. Et c’est cette dimension, en particulier, que notre problématique interroge.
Transactions et jeu didactique
Les outils en jeu dans l’action didactique sont les interactions ou plus exactement les transactions. Sensevy (Ibid.) s’appuie en effet sur des travaux de Vernant (2004) et la notion de transaction avec ses composantes intrasubjective et intramondaine. Ici, le préfixe trans induit l’idée que chaque action entraîne une participation à la transaction, une modification de ce qu’on appellera plus loin le milieu. La transaction didactique est la somme des actions de ceux que Sensevy (Ibid.) appelle les co-agents, ayant pour objet des savoirs. Pour expliciter la transaction didactique, Sensevy (Ibid.) utilise la métaphore du jeu. Le professeur et les élèves jouent à un jeu dont le but pour ces derniers est de gagner en utilisant des stratégies nouvelles, de leur propre mouvement : c’est la « clause proprio motu » (Sensevy & Mercier, 2007, p. 20). L’enseignant gagne au jeu si les élèves gagnent. Il a, en outre, accès aux stratégies dont les élèves ont besoin pour gagner, mais ne peut les dévoiler au prix d’annuler la clause proprio motu : si l’enseignant donne la réponse à la question qu’il vient de poser, il n’y a pas d’apprentissage possible (effet Topaze). Une autre forme possible de tricherie serait pour l’enseignant de faire croire aux élèves qu’une stratégie erronée ou incomplète suffit pour gagner (effet Jourdain). La difficulté pour l’enseignant est donc d’amener les élèves à accepter de jouer au jeu, qu’ils en prennent la responsabilité, en dosant dans son discours les informations qu’il donne (ni ne rien dire, ni trop en dire). Et ce qu’il dit aux élèves doit les amener à trouver une stratégie efficiente sans pour autant la dévoiler. Les élèves, de leur côté, doivent accepter de prendre part au jeu. Ils ne peuvent gagner que s’ils trouvent la ou les « bonnes » stratégies, et sont amenés pour cela à interpréter les attentes du professeur, à déchiffrer ses intentions. Ce jeu didactique a donc pour arrière-plan un contexte cognitif commun, autrement dit, des savoirs partagés qui sont déjà là, sur lesquels les participants au jeu vont s’appuyer. Cet arrière-plan est nécessairement insuffisant pour qu’il y ait un enjeu à gagner : il faut de nouveaux apprentissages. Si l’enseignant propose tous les jours le même exercice, les élèves y parviendront, mais n’auront rien appris. Le jeu didactique implique donc la création, la genèse d’un milieu dans lequel va évoluer le jeu : de nouveaux savoirs qui vont appeler de nouvelles stratégies. Notre problématique, dans le contexte particulier d’un jeu didactique à deux « arbitres », a pour enjeu de nous faire comprendre la grammaire des transactions didactiques dans une séance en co-enseignement, et comment sont partagées les responsabilités de ce jeu. Lequel des deux enseignants décide des règles ? Comment font-ils jouer le jeu didactique ? Qui déclare une partie gagnée ? Et font-ils jouer le même jeu à tous ? Afin de décrire les transactions didactiques en œuvre dans ce contexte, la théorie de l’action conjointe en didactique nous offre plusieurs outils.
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Table des matières
Introduction
1ère PARTIE
1. Evolution du contexte institutionnel
1.1 De 1967 à 1994 : création des Section d’Enseignement Spécialisées
1.2 La création des SEGPA
1.3 2015 : vers une SEGPA inclusive
2. Problématisation
2.1 Questionnements préliminaires
2.2 Problématique et Hypothèses
3. Arrière plan conceptuel
3.1 L’école inclusive
3.1.1 Une société inclusive
3.1.2 Les trois dimensions de l’école inclusive
3.2 Le co-enseignement
3.2.1 Définition
3.2.2 Des configurations pour décrire le co-enseignement
3.2.3 Bénéfices et limites
3.2.4 Arrière plan
4. Cadre théorique et méthodologique
4.1 La théorie de l’action conjointe en didactique
4.1.1 Transactions et jeu didactique
4.1.2 Le triplet des genèses
4.1.3 Le quadruplet de l’action didactique
4.2 Recueil de données : méthodologie
4.2.1 Recueillir le discours des acteurs
4.2.2 Filmer l’action
4.2.3 La transcription brute
4.2.4 Synopsis d’action
4.2.5 La mise en récit
4.2.6 L’auto-confrontation croisée
5. Contexte local de l’étude
5.1 L’établissement
5.2 La dynamique inclusive de l’établissement
5.3 La classe de 6A
5.3.1 Les groupes de sciences
5.3.2 L’EPS
5.3.3 L’éducation musicale
5.3.4 Les arts plastiques
5.3.5 Les mathématiques
5.4 Le dispositif 6A/6C
5.4.1 Historique
5.4.2 Moyens et organisation
5.4.3 PES
5.4.4 PLC
6. Présentation de la séance du 28 mai 2018
6.1 Le plan de classe
6.2 Déroulement de la séance
6.2.1 Activité 1 : les programmes de calcul
6.2.2 Activité 2 : Bilan sur le calcul d’aires
6.2.3 Activité 3 : problème sur les calculs d’aire
2ème PARTIE
7. Analyse des discours
7.1 Le partage selon PES
7.2 Le partage selon PLC
7.3 Un dilemme de métier
7.4 Un temps de concertation nécessaire
7.5 AVS et obstacle
8. Analyse de l’action : les interventions individuelles
8.1 Les interventions de PES
8.1.1 Faire jouer le jeu : A4, A5 et A7
8.1.2 Remettre A6 dans la partie
8.2 Les interventions de PLC
9. Analyse de l’action : les « bulles didactiques »
9.1 La chronogénèse : frise synoptique
9.2 La topogénèse : mise en récit
9.3 La mésogénèse : story-board
9.3.1 PES et l’élève A6 : une « bulle déplacée »
9.3.2 PES et l’élève A5 : une « bulle dilatée »
10. Discussion
11. Conclusion
Bibliographie
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