Classe, ethnicité, nation dans la photographie en Grande-Bretagne entre 1990 et 2010

La définition des identités collectives après 1989 : un retour à la culture ?

Avant de nous concentrer sur la Grande-Bretagne, rappelons que les années 1990 sont une période de crise des identités collectives dans tout le monde occidental.
Avec la chute du mur de Berlin en 1989, la fin de la guerre froide et le démantèlement du bloc soviétique, la structuration géopolitique du monde fondée sur une opposition idéologique s’effondre. Sur fond de guerres ethniques et nationalistes, comme celles qui déchirent la Yougoslavie, le début des années 90 est un moment de reconfiguration ou de recherche d’un nouvel ordre mondial. C’est une période d’intense débat intellectuel autour des notions d’identité collective et de nation. Ces concepts sont redéfinis dans une multiplicité d’ouvrages qui examinent l’histoire ou la notion même de construction nationale : Birch, dans Nationalism and National Integration (1989) puis Hobsbawm dans Nations and Nationalism since 1780: Programme, Myth, Reality (1992) étudient les modes d’appartenance et d’intégration ; Ignatieff dans Blood and Belonging: Journeys into the New Nationalism (1995) ou encore Billig, dans Banal Nationalism (1995), s’intéressent aux ressorts du sentiment national.
Dans ce débat intellectuel autour des questions d’identité nationale se dessine un clivage qui cristallise en 1996 avec la publication très médiatisée de l’ouvrage du politologue américain Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. Huntington y conclut que les oppositions idéologiques de la guerre froide ont fait place à des oppositions culturelles. Le monde serait découpé en aires culturelles, qui ne peuvent qu’entrer en confrontation. Il prend en cela le contre-pied de ceux qui, au même moment, considèrent les États-Unis et la Grande-Bretagne comme des nations multiculturelles, et donc comme la preuve qu’il n’y a pas d’incompatibilité, ni de choc des cultures, puisqu’elles coexistent à l’intérieur même d’un État-nation.

Nation, britannicité, anglicité et classe en Grande-Bretagne après Thatcher

Au début des années 90, la Grande-Bretagne est, comme beaucoup d’autres nations, à la recherche d’une nouvelle conscience de soi. Elle se livre à «une quête massive et sans précédent de l’âme nationale». Historiens et journalistes alimentent le débat. Citons par exemple les ouvrages Britons de Linda Colley (1992), The Construction of Nationhood d’Adrien Hastings (1997), ou encore Theatres of Memory de Raphael Samuel (1994) puis The Isles de Norman Davies (1999)46. La presse leur emboîte le pas avec de nombreux éditoriaux, tribunes et courriers des lecteurs. La crise de l’identité collective qui s’empare de la Grande-Bretagne n’est pourtant pas seulement liée à la fin de la guerre froide. C’est une crise postcoloniale dont les premiers soubresauts ont été ressentis dès le début du XXe siècle, mais qui s’est amplifiée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En cette fin de siècle, nombreux sont ceux qui, en écho à l’ouvrage de 1977 de l’Écossais Tom Nairn intitulé The Break-up of Britain, prédisent le «démantèlement de la Grande-Bretagne», comme le stade ultime du processus de décolonisation. Linda Colley résume ainsi le raisonnement selon elle « très linéaire » de ces commentateurs : «Entre 1947 et 1997, la masse de l’empire d’outremer de la Grande-Bretagne s’est désintégrée. Le corollaire naturel et la conséquence de cela, démontre-t-on souvent, doit être aussi la désintégration et la perte graduelles et inévitables de l’empire ‘celte’ que détient l’Angleterre chez elle. »

La notion de classe « renégociée » dans Renegotiations: Class, Modernity and Photography

Tandis que la notion de classe semble être passée au second plan ou avoir disparu des représentations en photographie depuis la fin des années 80, quelques voix s’élèvent pour interroger ce changement de thématique et de pratique. La Norwich Gallery organise en 1993 l’exposition Renegotiations: Class, Modernity and Photography, avec l’historien de l’art John Roberts2. Cette exposition est le dernier volet d’un triptyque en partie financé par l’Arts Council of Great Britain sur le thème « Marginalisation et Alienation ». Il y a d’abord eu History and Identity267 (1991), exposition de peinture conçue par Eddie Chambers, puis Decades: Careers of Ten Women Artists born 1897-1906 (1992), consacrée aux travaux d’artistes femmes. Le dernier volet, que nous allons étudier ici, s’intéresse spécifiquement à la photographie et se tourne vers la question de la classe sociale pour entamer une opération de «renégociations». Ce qui est en jeu ici est à la fois la place de la question sociale dans le paysage politique au début des années 1990 en Grande-Bretagne, mais aussi la relation de la photographie, et en particulier du documentaire, avec cette thématique.
Tout d’abord, cette « renégociation » est avant tout une entreprise de sauvetage. Il s’agit de réaffirmer la place de la question sociale dans l’écriture photographique des identités au moment où celle-ci est devenue « une question invisible dans les débats sur la représentation. » D’après John Roberts, commissaire de l’exposition, la classe a disparu des écrans radar sous « l’effet du poststructuralisme et l’abandon général de la politique de classe par les mouvements syndicaux et les intellectuels de gauche».

La célébration du multiculturalisme entre 1997 et 2000 : un «multiculturalisme sans classes»?

En 1997, Jack Straw prend l’initiative très symbolique de revenir sur le meurtre du Stephen Lawrence, un jeune Noir assassiné à un arrêt de bus par un groupe de Blancs le 22 avril 1993. L’enquête a conduit à l’arrestation de cinq suspects mais à aucune condamnation. Le ministre de l’Intérieur demande au juge sir William MacPherson d’ouvrir une nouvelle enquête sur la façon dont la Metropolitan Police a travaillé. Le rapport MacPherson publié en 1999 conclut à un racisme institutionnel dans les services de la police et conduit Jack Straw à deux réformes : l’une en faveur de davantage de diversité dans la police prévoit le recrutement de personnes noires ou asiatiques. Il fait aussi voter un nouveau Race Relations Act en 2000 qui pénalise les faits de discrimination raciale dans tous les services publics. La protection des droits des minorités mais aussi la promotion de la diversité sont donc à l’ordre du jour dès les premières années de mandat du gouvernement travailliste. Le but du gouvernement est «d’arriver à une société où chacun est respecté, quelle que soit sa race, sa couleur ou sa confession, et à une société qui célèbre sa richesse culturelle et sa diversité ethnique.» Dans le secteur de l’éducation, des initiatives sont prises dans ce sens: des écoles confessionnelles musulmanes jusqu’ici privées deviennent publiques tandis qu’une école publique sikh est créée. L’analyse par Pauline Schnapper des discours et des échanges lors de la discussion de ces lois à la Chambre des Communes montre qu’il y a globalement un consensus autour de cette idée de multiculturalisme. Dans le secteur artistique, les actions lancées depuis une dizaine d’années sont renforcées. Nous préciserons plus loin les déclinaisons du multiculturalisme dans le cadre institutionnel des arts visuels. Le discours multiculturaliste qui imprègne la vie politique et publique culmine avec la publication en octobre 2000 du rapport Parekh352 réalisé par le Runnymede Trust et intitulé The Future of Multi-Ethnic Britain. Celui-ci définit la Grande-Bretagne comme «à la fois une communauté de citoyens et une communauté de communautés, une société à la fois libérale et multiculturelle.» Il propose, outre de
lutter contre le racisme et les discriminations, de « repenser l’histoire nationale [national story] et l’identité nationale » car « une Grande-Bretagne réellement multiculturelle a besoin de se ré-imaginer d’urgence.

L’Arts Council maintient le cap de la diversité

On assiste au contraire au déploiement en 2003 par l’Arts Council England d’un programme d’envergure du nom de Decibel destiné à promouvoir les artistes «culturellement divers» [«culturally diverse artists» (sic)]. D’après Richard Hylton, l’idée avait en fait germé bien avant 2003. L’Arts Council avait désigné 2001 comme «Année de la Diversité Culturelle» [Year of Cultural Diversity]. Une sorte de festival géant était envisagé avec toutes sortes de manifestations dans tout le pays et pendant toute l’année. Le projet fut cependant repoussé à 2002 «pour des raisons qui n’ont jamais été rendues publiques» et rebaptisé The Big Idea avant d’être à nouveau abandonné. Enfin, en mai 2003, Decibel voit le jour avec un programme de soutien aux artistes des minorités : des showcases spécifiques, des concours réservés, ainsi que des conférences sont destinés à donner une plus grande visibilité à ces artistes «de la diversité culturelle». Par exemple, les 18 et 19 mars 2004 a lieu au British Museum la conférence internationale intitulée A Free State consacrée aux artistes «de la diversité culturelle» dans les arts visuels. L’Arts Council organise aussi la publication conjointe avec le journal The Guardian d’un cahier spécial intitulé «Reinventing Britain» [la Réinvention de la Grande-Bretagne] dirigé par Naseem Khan. Ce document de treize pages revient sur vingt années de créations artistiques en tout genre et sur la «transformation du paysage culturel» britannique par les artistes des minorités ethniques. Des portraits d’artistes, une chronologie remontant jusqu’à 1962 et intégrant les repères de la lutte contre le racisme, des images et un long texte de Naseem Khan présentent la «diversité culturelle» comme une sorte d’aboutissement après des années de «transition». Cette diversité est «un phénomène culturel provocant, pluriel, en expansion, et somme toute très britannique», conclut la directrice de Decibel.

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Table des matières

INTRODUCTION 
Isles of Wonder
Nature, genre ou usage des photographies
Les études photographiques, entre approche « esthétisante » et approche « historicisante »
De la « trace » au « discours » : trois modes de lecture des images
La photographie comme outil de médiation de la subjectivité collective
Une approche globale et chronologique
PREMIÈRE PARTIE :« DES SIGNES DES TEMPS » (QUI CHANGENT) : LES PHOTOGRAPHIES, TÉMOINS ET AGENTS DE LA DISSOLUTION DES IDENTITÉS COLLECTIVES 1990 – 1995 
Chapitre 1 Une période de crise identitaire en Grande-Bretagne
1. La définition des identités collectives après 1989 : un retour à la culture ?
2. Nation, britannicité, anglicité et classe en Grande-Bretagne après Thatcher
3. Quand « ethnicisation » rime avec confusion
Chapitre 2 Expressions photographiques d’un relativisme culturel au début des années 1990 
1. Flogging a Dead Horse : la mode de l’heritage culture dans le viseur de Paul Reas
Heritage contre History
Simulation contre authenticité
Marchandisation et discours hégémonique
Modes d’appropriation de l’histoire et d’identification collective
2. L’exposition Shocks to the System : contre l’hégémonie culturelle, des identités plurielles
Le « système » ou la politique culturelle et sociale des années Thatcher
De la diversité des formes photographiques à la diversité comme projet de société
Chapitre 3 « Black British », une identité collective ?
1. Retour sur la « critical decade »
2. De l’antiracisme à l’identity politics
3. La création d’Autograph – The Association of Black Photographers (ABP)
4. L’exposition Autoportraits : de l’identité collective à l’introspection
5. De « Black British » au Nouvel Internationalisme et à la « Black diaspora »
Chapitre 4 Explorations photographiques d’un supposé changement de paradigme social 
1. Sous l’objectif de Martin Parr, une nation middle class ?
Le retrait supposé de la question sociale
Une hérésie dans la photograhie documentaire ?
Fétichisme de la marchandise et consumérisme
Individualisme et narcissime des petites différences
L’obsession de la classe, caractère national ?
2. La notion de classe « renégociée » dans Renegotiations: Class, Modernity and Photography
La critique du documentaire social traditionnel
Les voies de la « renégociation » : exploration psychique, allégorie, fiction
La classe, identité subjective et transversale
Les conditions de l’émergence du sentiment collectif
Synthèse de la première partie
DEUXIÈME PARTIE :LA PHOTOGRAPHIE « MIROIR MAGIQUE » DE COOL BRITANNIA 1995 – 2000 
Chapitre 5 De Cool Britannia à New Britain : la Grande-Bretagne réinventée 
1. La genèse de Cool Britannia
2. Le nationalisme de Cool Britannia, un « rétro-centrisme » ?
3. La brève récupération de Cool Britannia par le New Labour
4. New Britain
5. BritainTM ou la fabrication du consensus blairien : « branding », « spinning » et « storytelling »
6. La célébration du multiculturalisme entre 1997 et 2000 : un « multiculturalisme sans classes » ?
Chapitre 6 Y a-t-il eu une « Brit Photography »? 
1. Deux photographes parmi les YBAs : deux postures radicalement différentes concernant l’identification collective
2. Elaine Constantine, photographe de mode, ambassadrice de Cool Britannia ?
Chapitre 7 L’envers du Cool selon Martin Parr 
Dissonnances
Narcissisme collectif et ethnocentrisme
Chapitre 8 L’idéal multiculturel et ses limites 
1. L’âge d’or des politiques culturelles multiculturalistes
2. 000zerozerozero: British Asian Cultural Provocation : une exposition entre amalgame et
tokenism
Le Arts Worldwide Bangladesh Festival
Un quartier et un moment symboliques
Le concept de l’exposition 000zerozerozero
L’ « emballage » de l’exposition : une équation douteuse entre « sud-asiatique » et « provocation »
Les photographies : un démenti par l’image
Les soupçons de tokenism envers la Whitechapel Gallery of Art
Le principe de l’« exposition ethnique » en question
3. La contre-proposition du livre Different
Synthèse de la deuxième partie
TROISIÈME PARTIE :RÉPONSES PHOTOGRAPHIQUES À LA PANIQUE IDENTITAIRE 2001- 2007 
Chapitre 9 Haro sur le multiculturalisme 
1. Un multiculturalisme en difficulté, des événements déterminants
2. L’impératif d’intégration
3. Le nouveau mantra de la « community cohesion »
Chapitre 10 La persistance du multiculturalisme dans les politiques culturelles 
1. L’Arts Council maintient le cap de la diversité
2. Rivington Place, le Bernie Grant Arts Centre et le Rich Mix : des lieux dédiés aux artistes «de la diversité»
Chapitre 11 Les photographes à la rencontre des « vies parallèles »
1. L’entreprise didactique du livre Asians in Britain de Tim Smith et ses limites
2. La célébration de la diversité dans l’exposition London Is The Place For Me
Continuité de l’expérience migratoire
Londres : tête de pont de l’immigration, bastion du multiculturalisme et modèle de société
Press * Then Say Hello, Dinu Li, 2006.
3. L’intégration les jeunes réfugiés de Londres par la photographie : Photovoice et les « New Londoners »
Empowerment et appropriation d’un nouvel environnment
De New Londoners à « New London »
4. Au-delà de la démythification, trois discours photographiques entre projet de société multiculturelle et dynamique d’intégration
Chapitre 12 Écrire l’identité « British Muslim » au pluriel 
1. Visibilité des musulmans et islamophobie dans les années 2000
2. Quelques opérations de « dédiabolisation » des musulmans et leurs limites : le
multiculturalisme face à ses contradictions
3. Common Ground: Aspects of British Muslim Experience : voir et faire voir la diversité des
musulmans en Grande-Bretagne
Illustrer l’intégration des musulmans en Grande-Bretagne
Une opération de dédiabolisation… des Britanniques
Une exposition contre-productive ?
Visualiser la diversité de l’islam
De la diversité des musulmans en Grande-Bretagne au pluralisme de l’islam dans le monde :
enjeux diplomatiques
Synthèse de la troisième partie
QUATRIÈME PARTIE :À LA RECHERCHE DE NOUVELLES FORMES DE COHÉSION À L’ÈRE DU POST-MULTICULTURALISME 2008 – 2010 
Chapitre 13 La piste de la britannicité rénovée 
1. La tentative de rénovation de l’identité britannique par Gordon Brown
2. L’exposition How We Are: Photographing Britain : la britannicité par la photographie
De l’historiographie de la photographie à la britannicité
La britannicité, une problématique contestée
How We Are Now : une production collaborative de la britannicité ?
Chapitre 14 La citoyenneté, porte de sortie consensuelle ? 
1. L’accent sur l’identité civique et la citoyenneté : un dépassement plus ou moins radical de la
britannicité
2. Citoyenneté et participation dans The Election Project de Simon Roberts
Photographier la campagne des petits partis : une critique implicite du système électoral ?
Une campagne à l’ancienne pour réengager les citoyens
S’intéresser à la campagne hors champ : une critique des médias
« Le théâtre politique dans le paysage »
La partie collaborative du projet : journalisme citoyen et ré-enchantement de la démocratie
Chapitre 15 Autres formes horizontales d’intégration et d’identification collective 
1. La piste de l’expérience ordinaire et de la « convivialité »
2. Les territoires d’une nouvelle identification collective, banale et conviviale
Le quartier, dans le projet Wentworth Street Studio d’Eileen Perrier
Les villes dans The Guardian Cities Project de Martin Parr
La nation anglaise dans We English de Simon Roberts
Synthèse de la quatrième partie
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE 
Livres de photographies et catalogues des expositions du corpus
Documents d’archives
Entretiens
Ouvrages relatifs aux livres, expositions et photographes du corpus
Ouvrages de référence
À propos des Cultural Studies
Culture et représentations
Sur la notion de « Heritage »
Formation des identités collectives (ethnicité, nation, histoire) : références non spécifiques à la
Grande-Bretagne
Identité nationale, culture, multiculturalisme en Grande-Bretagne
Vie politique
Arts et politiques culturelles en Grande-Bretagne
Théorie de l’image et histoire de la photographie en général
Photographie et identités collectives
Photographie en Grande-Bretagne (ouvrages cités)
ANNEXES

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