Pourquoi étudier le Petit Age Glaciaire dans les Andes tropicales ?
C’est pour décrire des formations morainiques récentes, faiblement érodées et peu végétalisées, de Sierra Nevada en Californie que le nord-américain F.E. Matthes a employé pour la première fois, en 1939, le terme de « Little Ice Age », soit Petit Age Glaciaire (PAG) en français. Ne pouvant dater ces moraines, il les attribua à la seconde partie de l’Holocène, c’est-àdire aux 4000 dernières années qui ont succédé à la période « chaude », dite Optimum Climatique Holocène (OCH), qui marqua la transition Pléistocène-Holocène et les 7000 premières années de l’Holocène. Ainsi, c’est dans ce sens large et pour décrire un phénomène avant tout glaciologique, des phases d’avancées glaciaires plus importantes que leur étendue actuelle, que l’expression Petit Age Glaciaire fut introduite dans la littérature scientifique. Son usage a ensuite dérivé.
Le Petit Age Glaciaire de Matthes, c’est-à-dire les 4000 dernières années, est aujourd’hui appelé Néoglaciaire [Röthlisberger ; 1986]. Bien que la dernière phase d’avancée des glaciers ayant culminé entre le début du 17ème et le milieu du 19ème siècle [Grove, 1988 ] ne soit qu’une des phases d’avancée et de retrait des glaciers au cours du Néoglaciaire, toutes ayant été d’ampleur quasiment similaire [Röthlisberger ; 1986], ce n’est que pour qualifier cette dernière que l’expression Petit Age Glaciaire est aujourd’hui utilisée.
Bien qu’elle ait fait l’objet de controverse, du fait que les avancées glaciaires du PAG soient sans commune mesure, en durée et en amplitude, avec les grandes glaciations du Pléistocène [Le Roy Ladurie, 1967, 2004 ; Patzelt, 1980 ; Pfister, 1984], cette expression et son usage dans son sens restreint, c’est-à-dire la période d’avancée de glaciers ayant culminé entre le 17ème et le 19ème siècle, sont aujourd’hui largement acceptés par les communautés scientifiques des historiens, géographes, glaciologues et climatologues.
On s’accorde à dire, sur la base de la chronologie des fluctuations glaciaires établie dans les Alpes, que la fin du PAG coïncide avec la période de retrait général et accéléré des glaciers qui a suivi le maximum du milieu du 19ème siècle [Le Roy Ladurie, 1967, 2004 ; Zumbühl et Holzhauser, 1988].
En revanche, concernant le début du PAG, les avis divergent. En effet, si dans la plupart des massifs montagneux du globe où le PAG a été documenté, les avancées du 17ème et/ou du 19ème siècle ont été les plus importantes, dans certains cas des moraines datées des 13ème et 14ème siècles attestent d’une période d’extension d’ampleur aussi importante voire légèrement supérieure [Grove, 1988]. Ainsi, pour la majorité des auteurs, le PAG comprend l’ensemble des avancées glaciaires entre les 13ème et 19ème siècles [par exemple : Lamb, 1982 ; Holzhauser, 1984 ; Le Roy Ladurie, 2004], mais les avancées des 13ème et 14ème siècles n’attestant que rarement de la phase d’extension maximale des glaciers, c’est souvent la période fin 16ème – milieu 19ème qui est retenue quand on utilise l’expression PAG.
Il est important de remarquer que si la datation des moraines prouvant l’extension des glaciers à un moment donné est aujourd’hui assez facilement réalisable, vouloir dater la période à partir de laquelle les glaciers commencent à avancer pour former leur moraine est beaucoup plus difficile dès lors que l’on ne dispose généralement pas d’observations directes. Ainsi, afin de clarifier mon propos, il est nécessaire de préciser que dans le présent travail, l’expression PAG sera utilisée dans le sens généralement accepté aujourd’hui comme étant la période multiséculaire de crue glaciaire qui a culminé entre les 17ème et 19ème siècles.
Même si actuellement, de nombreuses études viennent appuyer le fait que les avancées des glaciers au cours du PAG ont été générales à l’échelle de la planète, leur chronologie et leur quantification n’ont été clairement et précisément établies que pour certains massifs montagneux des latitudes tempérées de l’hémisphère nord grâce notamment à l’importante quantité de documents historiques . Ailleurs, les moraines témoignant des avancées maximales ont souvent pu être datées, mais il reste de nombreux massifs pour lesquels les connaissances sont très limitées voire inexistantes. A cet égard, les massifs montagneux de la zone intertropicale comptent parmi les moins étudiés. C’est particulièrement le cas des Andes centrales et notamment de la Bolivie, raison pour laquelle ce travail a été entrepris.
Ainsi, il reste encore beaucoup à faire pour améliorer la connaissance du phénomène en lui même et faire le tour du problème de sa répartition géographique, de sa durée et de son ampleur. De même une connaissance précise des fluctuations des glaciers à l’échelle de la planète est requise afin de comprendre dans quelle mesure, et en réponse à quel forçage, les glaciers ont fluctué de manière synchrone ou pas à l’échelle régionale et à l’échelle globale.
Le Petit Age Glaciaire sous les tropiques
Contrairement aux latitudes tempérées de l’hémisphère nord, les études des fluctuations glaciaires faites sur la base des moraines et ne concernant que le PAG sont très rares pour les massifs montagneux des latitudes tropicales. Dans son livre paru en 1988, Grove signale que ces massifs comptent parmi les moins documentés au monde ! Seuls les récents travaux de Solomina et al. [sous presse] réalisés en Cordillère Blanche au Pérou portent sur le PAG.
En revanche, concernant les fluctuations glaciaires à plus longue échelle de temps, l’Holocène, le Pléistocène, les références ne manquent pas [voir, parmi d’autres, Mercer et Palacios, 1977 ; Hastenrath, 1981 ; Clapperton, 1983 ; Röthlisberger, 1986]. Certaines mentionnent les moraines les plus proches des glaciers actuels, les attribuant au PAG, sans chercher à les dater avec précision. Dans plusieurs cas, des datations au ¹⁴C² de ces moraines « jeunes » ont été effectuées [Gouze et al., 1986 ; Seltzer, 1992], mais, en raison des fortes variations du taux de production du 14C dans l’atmosphère au cours des derniers siècles, leur interprétation reste incertaine. Rodbell [1992] est l’un des premiers à utiliser la lichenométrie dans la zone andine intertropicale pour dater des moraines, le manque de point de calage pour établir une courbe de croissance précise ne lui permet toutefois pas d’obtenir des datations fiables .
Sur la base de ces études, Clapperton [1983], puis Röthlisberger [1986] soulignent le synchronisme et l’équivalence en terme de magnitude des fluctuations glaciaires du Pléistocène et de l’Holocène à l’échelle des Andes, de l’hémisphère Sud et même de la planète. En outre, l’avancée glaciaire du PAG apparaît en de nombreux points de la Cordillère Andine comme la plus importante poussée glaciaire au cours des deux à trois mille dernières années, voire de l’Holocène [Gouze et al., 1986 ; Röthlisberger, 1986].
En raison de l’isolement de ces zones englacées durant les derniers siècles, les documents historiques apportant des informations sur l’étendue des glaciers et leurs fluctuations sont très rares en Amérique du Sud et notamment en Bolivie. Ceci est moins vrai au Pérou et surtout en Equateur où de nombreux naturalistes et explorateurs ont pénétré dans les cordillères aux 18 et 19ème siècles. Leurs écrits, même s’ils donnent un aperçu de la glaciation à un moment donné (cf. ci-après), ne permettent malheureusement pas de retracer les fluctuations des glaciers, comme cela a pu être le cas en Europe et notamment dans les Alpes françaises [Le Roy Ladurie, 1967] ou suisses [Zumbühl et Holzhauser, 1988].
L’Equateur, le Pérou et la Bolivie ayant fait l’objet d’études plus nombreuses seront traités individuellement. J’ai choisi de regrouper la Colombie et le Venezuela d’une part, l’Afrique et l’Indonésie d’autre part, en raison de la quantité plus modeste de données disponibles.
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Table des matières
Résumé
Abstract
Resumen
Introduction
Chapitre 1. Le Petit Age Glaciaire un phénomène inégalement étudié à l’échelle du globe
1.1. Le Petit Age Glaciaire sous les tropiques
1.1.1. Les pays andins
1.1.1.1. L’Equateur
1.1.1.2. Le Pérou
1.1.1.3. La Bolivie
1.1.1.4. La Colombie et le Venezuela
1.1.2. Indonésie et Afrique
1.2. Le Petit Age Glaciaire sous les moyennes latitudes
1.2.1. Dans l’hémisphère nord
1.2.1.1. Les Alpes
1.2.1.2. Scandinavie et Islande
1.2.1.3. Amérique du Nord
1.2.1.4. Asie
1.2.2. Dans l’hémisphère sud
1.2.2.1. Andes du Chili et d’Argentine
1.2.2.2. Nouvelle-Zélande
1.3. Les causes probables du Petit Age Glaciaire
1.3.1. Agents de forçage externes au système océan–atmosphère
1.3.1.1. Les variations d’éclairement solaire
1.3.1.2. Le volcanisme
1.3.2. Agents de forçage internes au système océan–atmosphère
1.3.2.1. Les gaz à effet de serre : le forçage anthropique
1.3.2.2. La circulation thermohaline
1.3.3. Combinaison des différents forçages
1.4. Conclusion
Chapitre 2. Présentation du terrain d’étude
2.1. Localisation générale
2.2. Conditions climatiques en Cordillère Orientale
2.2.1. Les variations saisonnières
2.2.2. Le rôle de l’ENSO (El Niño Southern Oscillation)
2.3. Les glaciers étudiés
2.3.1. Massif du Charquini
2.3.1.1. Glacier Sud du Charquini
2.3.1.2. Glacier Sud-Est du Charquini
2.3.1.3. Glacier Nord-Est du Charquini
2.3.1.4. Glacier Nord du Charquini
2.3.1.5. Glacier Ouest du Charquini
2.3.2. Massif du Huayna Potosi
2.3.2.1. Glacier du Zongo
2.3.2.2. Glacier Ouest du Huayna Potosi
2.3.3. Massif du Condoriri
2.3.3.1. Glacier du Condoriri
2.3.3.2. Glacier Tarija
2.3.4. Haute vallée d’Ichu Kota
2.3.5. Cordillère de Quimsa Cruz
2.4. Conclusion
Chapitre 3. Présentation des méthodes de travail
3.1. Que nous apprennent les moraines ?
3.1.1. Mise en place, signification
3.1.2. Morphostratigraphie
3.2. Méthodes de datation
3.2.1. La lichenométrie
3.2.1.1. Principes
3.2.1.2. L’échantillonnage
3.2.1.3. Description des surfaces d’âge connu
3.2.1.4. Traitement statistique des données
3.2.1.5. Comparaison des méthodes
3.2.2. Autres moyens
3.2.2.1. Documents historiques
3.2.2.2. Carbone 14
3.3. Méthodes de reconstruction des extensions glaciaires et des bilans de masse
3.3.1. Etablissement des cartes topographiques
3.3.2. Reconstruction des longueurs et des surfaces glaciaires
3.3.3. Reconstruction des lignes d’équilibre
3.3.4. Reconstruction des volumes
3.3.5. Reconstruction des bilans de masse
3.4. Moyens d’interprétation paléoclimatique
3.4.1. Modèle de Kuhn [1989]
3.4.2. Modèle de Kaser [2001]
3.4.3. Approche utilisée par Stefan Hastenrath [1984]
3.4.4. Approche LGGE
3.4.5. Modèle d’Allison et Kruss
3.5. Conclusion
Conclusion
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