CHRONIQUE D’UNE RUPTURE ANNONCÉE

CHRONIQUE D’UNE RUPTURE ANNONCÉE

La désignation des hommes de la mer

Si le flibustier incarne une figure ambivalente, il est nécessaire de décomposer en différents niveaux les amorces de cette représentation complexe. Aujourd’hui, les rapports entre la langue et la réalité ne semblent pas toujours adéquatement calibrés lorsque l’on parle de flibustier, de corsaire, de forban, de boucanier ou même d’aventurier. Or, ce flou lexical ne concerne vraisemblablement pas le seul lecteur du XXIe siècle ; en effet, la question de la fidélité des locuteurs à la réalité des faits historiques et socio-culturels se pose aussi – et surtout – pour les époques où la « locution métaphorique escumeurs de mer31 », entre autres, est d’actualité. L’étude de dictionnaires du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle rend saillant ce flou lexical et semble alimenter l’idée que la langue est l’un des moteurs de l’impalpabilité de la figure du flibustier. Isabelle Turcan propose une traversée des dictionnaires du XVIIe siècle, de Jean Nicot à l’Académie française, en s’intéressant à des entrées telles que flibustier, pirate, corsaire, écumeur de mer etc.

L’auteure présente d’abord le Thresor (1606) de Nicot comme le vecteur originel de la cristallisation synonymique du trio pirate, escumeur de mer, corsaire, à savoir : Coursaire, m. penac. Est celuy qui exerce la depredation sur la mer, Pirata, qui vient de ce mot Grec péiratês. On l’appelle aussi Escumeur de mer. Il se fait du mot Cours prins pour expedition piratique, et se prend tousjours en mauvaise part, pour un larron de mer. L’Espagnol et l’Italien disants l’un Cossario, l’autre Corsario, et en usent ainsi32. Malgré les mêmes emplois synonymiques chez Richelet et Furetière, Isabelle Turcan souligne la distinction implicite entre une classe de définition générique du mot corsaire et ses utilisations apparemment plus spécifiques, bien que mal définies, notamment pour l’entrée flibustier chez Furetière : « s. m. Terme de Marine. C’est un nom qu’on donne aux Corsaires ou Aventuriers qui courent les mers des Antilles & de l’Amérique. Ce qui vient de l’Anglois flibuster, qui signifie Corsaire33. » Nous observons qu’en plus de la relative imprécision lexicographique, un certain désintérêt est manifesté pour ce lexique spécifique ; l’un découlet- il de l’autre ou avons-nous affaire à une ignorance volontaire ?

Les occurrences des termes qui nous intéressent semblent être de la même nature au XVIIIe siècle34 ; dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, les auteurs héritent de l’insuffisance du discours sur la flibuste, selon la logique d’association synonymique35, qui a marqué le XVIIe siècle. Les observations d’Isabelle Turcan nous mènent à un constat préliminaire essentiel quant à la manière de désigner le flibustier et autres hommes de la mer comme figures de la rupture entre deux réalités ; flibustiers, aventuriers, forbans, corsaires, pirates ou boucaniers entérinent les « oppositions essentielles entre langue commune et langue technique36 ». De plus, l’espace hors normes qui sépare le domaine de l’oral de celui de l’écrit, qui plus est lorsque les sources exploitées sont des dictionnaires du XVIIe siècle, représente un « témoin partiel, parfois même partial, des réalités historiques37 ». Les silences qui ponctuent l’univers de la flibuste arrivent au moment même où il s’agit de nommer ses acteurs, et l’origine du mutisme, volontaire ou pas, demeure aussi mystérieuse que stimulante : Serait-ce à dire que le terme [flibustier] […] n’était pas vivant ou peu ? d’usage restreint ou proscrit puisque correspondant à une catégorie de la société peu honorable, car trop marginale ?

peut-on se contenter d’admettre une simple négligence de travail, un pur oubli de la part des académiciens38 ? L’étude des zones obscures de la démarche des lexicographes de l’époque soulève la question des sources de la source ; bien que dans la quasi-totalité des cas cités ici, aucune référence ne soit clairement évoquée par les auteurs, il est intéressant de mentionner la définition de boucaner, boucaniers39 qu’insère Gilles Ménage dans son Dictionnaire étymologique ou Origines de la langue françoise (1694). Chose rare, le grammairien ne fait pas que signaler explicitement sa source, il l’identifie et l’attribue à Exquemelin40. La corrélation observable entre le discours descriptif produit par les acteurs de la flibuste (en l’occurrence par le biais des boucaniers41) et le discours scientifique ou académique produit par un locuteur apparemment étranger à cette réalité retient notre attention ; le sujet devient l’unique source du savoir sans que sa fiabilité soit discutée. Or, ce genre de télescopages pourrait participer à la postérité de ces définitions flottantes.

L’opposition majeure entre la manière dont se nommaient les hommes de la mer et les dénominations qu’ont retenues et que leur ont attribuées les terriens, « de simples usages synonymiques, faciles et trompeurs42 », semble donc avoir investi le lexique au profit des seconds ; de fait, et proportionnellement, les hommes de la mer n’ont que très peu pris la parole, contrairement aux grammairiens et autres romanciers. En plus des carences informationnelles et des facilités d’usage certaines, peut-on supposer, comme Isabelle Turcan, que le flibustier ait fait l’objet d’une désinformation politique ? Sans pouvoir ici affirmer ou infirmer cette assertion, on peut notamment souligner l’usage récurrent du terme aventurier dans le texte d’Exquemelin alors que le terme flibustier n’apparaît qu’épisodiquement, du moins dans la première édition de 1686. On peut supposer une volonté de présenter un texte « politiquement correct », ce que la flibuste n’était pas vraiment dans les représentations (ni systématiquement dans les faits), et que l’on ait préféré utiliser le terme aventurier à celui de flibustier. Cette supposition illustre clairement le rôle décisif de la dénomination spécifique des hommes de la mer et de l’impact des termes choisis sur la perception que l’on a de ses sujets.

Les principaux termes liés à la flibuste

Tout en évitant les écueils lexicographiques que nous venons d’évoquer, il semble nécessaire de proposer ici quelques traits propres à certains mots du vocabulaire maritime afin de faciliter leur utilisation et leur compréhension. L’objectif n’est donc pas d’arrêter des définitions absolues, ce qui n’aurait pas de sens ni de fondements, mais d’éclairer brièvement les termes à caractère synonymiques, propositions qui se verront enrichies au fil du travail et au cas par cas. Le pirata43 de l’Antiquité est sensiblement identique en termes de signification – mais non de moyens – au pirate d’aujourd’hui : « notre pirate est juridiquement considéré comme un “ entrepreneur privé“ parcourant les mers pour s’emparer par la force de bâtiments, quelle que soit leur origine44. » Le pirate est donc le terme le plus générique pour qualifier le hors-la-loi qui pille, attaque et rançonne sur la mer dans son propre intérêt. La course, activité pratiquée par le corsaire (de l’italien corsaro45) est un terme plus tardif qui aurait émergé à la fin du Moyen-Âge pour qualifier une pratique spécifique aux guerres entre les différents royaumes italiens.

En effet, ce qui distingue principalement le pirate du corsaire est que le second reçoit « commission d’un pouvoir constitué46 » qui légalise, du point de vue de l’État en question, les prises effectuées par les corsaires. Ces derniers avaient carte blanche, en temps de guerre, pour attaquer les navires ennemis tandis qu’en temps de paix, ils n’étaient autorisés à passer à l’action qu’en bénéficiant d’une lettre de marque ou lettre de représailles, autorisation qualifiée de « version maritime de la loi du talion47 » par Jean-Pierre Moreau, soit pour prévenir une attaque, soit pour indemniser un pillage subi précédemment. Les flibustiers sont en quelque sorte des corsaires qui, à l’origine, étaient cantonnés à la mer des Antilles, aux Caraïbes et aux côtes américaines. Avant la fin de la Guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) et les nouvelles législations maritimes qui en découlèrent, l’Atlantique était un espace souvent propice à la flibuste car la guerre dans les zones non administrées favorisait le renouvellement des engagements et des expéditions flibustières.

Nous l’avons dit, le terme aventurier est parfois préféré au terme flibustier, et notamment dans l’édition de 1686 du texte d’Alexandre-Olivier Exquemelin, l’Histoire des aventuriers, la flibuste n’étant pas spécialement bien vue par les terriens. Le boucanier, Européen chasseur de troupeaux sauvages dans les îles caraïbes et antillaises, tire son nom du mot amérindien boucan qui désigne le lieu où la viande est préparée et notamment fumée48. Souvent considérés comme des demi-sauvages au XVIIe siècle, les boucaniers vivent de la chasse et du commerce de cuirs. Ils sont généralement établis sur des îles où abonde un bétail amené par les premiers Espagnols et retourné à l’état sauvage. Le fait d’être boucanier n’exclut pas de prendre part à des expéditions pirates ou flibustières quand l’occasion se présente. Enfin, les engagés ont un statut particulier qui mérite ici notre attention.

Quand les Anglais et les Français débarquent dans les Petites Antilles, les expéditions maritimes sont davantage le fruit d’initiatives individuelles qu’étatiques49 ; or la traversée de l’océan depuis l’Europe jusqu’aux îles américaines est extrêmement coûteuse et la plupart des gens qui souhaitaient tenter leur chance dans le Nouveau Monde n’avaient pas les moyens de financer le trajet. Cette réalité favorise le système des engagés : « [e]n contrepartie du voyage payé par un capitaine ou par un colon, l’engagé devait travailler pendant trois ans sans salaire50. » Cette formule s’apparente à une forme d’esclavage légal dans la mesure où les trois ans de travail sans salaire sont généralement accompagnés de conditions de vie très dures et de maltraitances répétées de la part des maîtres. Les nombreuses reprises de la guerre entre la France et l’Angleterre contre l’Espagne (notamment en 1630) stimulent la demande en flibustiers et de nombreux engagés désertent pour entrer en course afin d’améliorer leurs conditions de vie : « Il devient alors difficile de séparer colons, planteurs, engagés, boucaniers et flibustiers. Beaucoup sont, tour à tour, l’un ou l’autre51. »

Aux sources de l’histoire flibustière

La flibuste est un phénomène dont les bornes chronologiques, géographiques, juridiques et sémantiques sont floues et variables en fonction du locuteur. On envisagera ici les discours historiens dont les sources permettent d’approcher certaines réalités du monde flibustier ou, du moins, de donner à ce phénomène une consistance en termes de lieux, de temps et d’acteurs. Pour les historiens spécialistes de la flibuste, il est un topos qui consiste à commencer ouvrages et articles en manifestant leur désolidarisation à l’égard du mythe, de l’imagination ou de toute forme d’appropriation de la figure du flibustier qui ne reposerait pas sur une méthode scientifique stricte : « sur la flibuste, terme populaire s’il en est, il existe plus de mythes et d’idées fausses que de véritables analyses historiques52. » La sentence de Jean-Pierre Moreau, qui entame son article par l’opposition entre « terme populaire », « mythes », « idées fausses » et, d’autre part, « véritables analyses historiques » nous semble illustrer une posture historienne visant à déclasser tout locuteur qui n’adopterait pas cette méthode. Le devoir de l’historien serait donc de mettre de côté tout ce qui ne se matérialise pas dans les sources historiques au risque – malheureusement ? – de « détruire nos illusions sur le passé53 ».

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Table des matières

INTRODUCTION
I. CHRONIQUE D’UNE RUPTURE ANNONCÉE
1.1 La désignation des hommes de la mer
1.2 Les principaux termes liés à la flibuste
1.3 Aux sources de l’histoire flibustière
1.4 Aspects géopolitiques, économiques et humains
1.4.1 Origines de la flibuste
1.4.2 Les flibustiers et la Réforme
1.4.3 Un paradoxe juridique : la lettre de marque
1.4.4 Âge d’or et décadence de la flibuste
II. LE RÉCIT FLIBUSTIER
2.1 Contexte d’émergence du texte
2.2 Alexandre-Olivier Exquemelin
2.3 L’Histoire des aventuriers
2.4 La problématique du manuscrit absent
2.4.1 Les oeuvres perdues
2.4.2 La « thèse mystificatrice » du docteur Pignet
2.4.3 Le faux : Cahiers de Le Golif, dit Borgnefesse, capitaine de la flibuste
2.5 Procédés d’écriture
2.5.1 Le témoignage
2.5.2 L’abordage de la fiction
2.5.2.1 La narration : portraits et omniscience
2.5.3 Les amorces du mythe
2.5.3.1 Le flibustier à la marge du monde
2.5.3.2 Le matériel et le spirituel, le commun et le sublime
CONCLUSION : LA RÉCUPÉRATION DE LA MARGE
Flibuste, utopie et anarchisme
BIBLIOGRAPHIE

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