Cheminement paradigmatique de l’entrepreneuriat
Trois périodes principales avaient structuré le champ de l’entrepreneuriat avant que Shane et Venkataraman (2000) ne le refondent.
La première période correspond aux travaux précurseurs d’O. de Serres (16e siècle, cité par Schumpeter), de Cantillon (début du 18e) qui fait tenir à l’entrepreneur un rôle central, de Say (18e-19e) qui étudie les activités, le rôle et les caractéristiques de l’entrepreneur.
« Il fut le Say de la loi des débouchés, dite également loi de Say » (Schumpeter, 1983 : 159).
Au début du 20e siècle, la théorie schumpétérienne avait pour ambition d’appréhender le fonctionnement du capitalisme dans sa globalité en mettant l’accent sur le rôle de l’entrepreneur moteur de l’évolution économique. Elle relie l’innovation entrepreneuriale et les cycles économiques. La crise devient une phase inévitable, liée aux changements de l’économie.
La seconde période marque un tournant théorique à partir des années 1970 en faisant émerger un courant de recherche fondé sur les sciences du comportement, le behaviorisme. La question centrale devient : Qui est l’entrepreneur ? La vision managériale remplace la perspective économiste de l’entrepreneuriat tout en délaissant l’interaction de l’entrepreneur avec son environnement.
La troisième période du début des années 1990, est centrée sur la question : Que fait l’entrepreneur ? Les recherches s’intéressent à l’activité de l’entrepreneur par le biais du processus entrepreneurial sans prendre explicitement en compte ses dimensions humaines et sociales.
« Ces recherches n’étudient pas l’entrepreneuriat comme un artefact social au sein duquel l’entrepreneur est capable d’auto-finalisation [caractère téléologique], d’adaptation et d’évolution. » (Avenier et Schmitt, 2008).
Le modèle du processus entrepreneurial de Shane (2003 : 11), à partir de l’environnement, des dimensions de l’entrepreneur, place l’opportunité au cœur du processus dans un champ d’application élargi (création d’entreprises, reprise, développement d’organisations existantes). L’opportunité est présentée comme un concept, sinon un paradigme central qui peut être abordé selon deux perspectives – Schumpétérienne et Kiznérienne – leur degré d’innovation permettant de les distinguer (Shane, 2012).
L’ensemble des études centrées sur ce concept fait ainsi apparaître un lien entre l’entrepreneuriat et le management stratégique, notamment autour de la création de valeur (Alvarez et al., 2013 ; Shane, 2012). La performance de long terme est basée non sur le maintien d’un avantage concurrentiel sur des produits existants, mais sur la création et l’exploitation des opportunités (Chabaud et Messeghem, 2010).
Sans qu’un consensus ne se soit dégagé sur sa nature, le paradigme de l’opportunité est au cœur du processus entrepreneurial. Il permet de fédérer des écoles de pensée, notamment celles issues du champ de l’innovation (Landström et al., 2012).
L’opportunité
Les travaux de Venkataraman (1997) qui s’appuient sur les contributions théoriques de l’école autrichienne (Hayek, Mises, Kirzner, Schumpeter) et de Shane et Venkataraman (2000) ont refondé le champ de l’entrepreneuriat (Chabaud et Ngijol, 2004 ; Chabaud et Messeghem, 2010 ; Fayolle, 2010) en mobilisant le concept ou, selon de nombreux auteurs, le paradigme de l’opportunité entrepreneuriale.
Plusieurs acceptations de l’entrepreneuriat et de l’opportunité se retrouvent dans la littérature. Parmi les différentes écoles de pensée existantes, l’entrepreneuriat est entendu par Stevenson et Jarillo dans leur article majeur du Strategic Management Journal (1990 : 23) comme un processus, i.e. un ensemble finalisé d’activités en interaction (Stevenson et Gumpert, 1985) par lequel des individus poursuivent des opportunités. Selon Timmons (1994) :
«Entrepreneurship is the process of creating or seizing an opportunity and pursuing it regardless of the resources currently controlled. » (Ibid :7).
Le concept d’opportunité, défini par Stevenson et Jarillo (1990 : 21) comme « une situation future jugée désirable et réalisable » prend dans ce cadre une place centrale.
Julien (2010) l’entend comme :
« L’application d’une relation développée dans le temps entre une idée menant à une nouvelle création de valeur et le marché » (Ibid).
La création de valeur peut correspondre à la création d’une entreprise, d’un nouveau produit ou service, d’une façon inédite de le produire ou de le distribuer (Gartner, 1990 ; Verstraete et Fayolle, 2005).
Le processus entrepreneurial peut être modélisé à partir de six activités clés (Stevenson et al., 1993) : l’évaluation de l’opportunité ; le développement du concept d’affaires (identification des clients potentiels, barrières à l’entrée…) ; l’évaluation des ressources nécessaires ; l’acquisition de ces ressources ; la gestion de l’entreprise ; la création et le partage de la valeur. L’éclairage porté sur le rôle de l’individu, de l’environnement, l’organisation, la valeur, montre une proximité avec l’émergence organisationnelle de Gartner (1985).
Venkataraman (1997 : 121) énonce deux prémisses concernant l’opportunité :
– les inefficiences des marchés, conformément au modèle de modèle de Kirzner (1997), permettent aux entrepreneurs d’identifier des opportunités.
– un marché approchant d’un état d’équilibre, du fait des avancées des connaissances et des technologies, reviendra tôt ou tard à un état de déséquilibre. Cette seconde prémisse reflète bien le processus de destruction créatrice de Schumpeter (1935).
En se basant sur de cette dualité, Shane (2003 : 19) distingue deux approches de l’opportunité, Kirznérienne et Schumpetérienne. Il montre la dimension à la fois endogène et exogène des opportunités.
Le paradigme et les courants de recherche
Les travaux concernant l’opportunité prennent leur source dans un corpus ancien. Parcourir ce dernier permet de montrer les spécificités du courant de l’opportunité, de percevoir pourquoi il structure le champ de l’entrepreneuriat et ouvre un dialogue avec le management stratégique. Il ne s’agit pas de détailler l’ensemble des approches théoriques de l’entrepreneuriat, mais celles qui sont en lien avec l’émergence d’un paradigme issu de la tradition économique autrichienne qui est à la source des activités clés du processus entrepreneurial (Stevenson et al., 1994).
L’entrepreneur est défini comme une personne sachant identifier les opportunités porteuses de valeur grâce à ses connaissances, son expérience, une recherche active (alertness) conduisant à relier des informations ou des évènements apparemment indépendants, et ses compétences. Une fois l’identification faite, il reste à évaluer et à exploiter l’opportunité (Shane et Vankataraman, 2000). Le rôle de l’entrepreneur- dirigeant est primordial. L’approche reste réductrice car elle repose sur une rencontre quasiment fortuite qui suppose l’instantanéité de la découverte entre l’opportunité et un entrepreneur qui ne sait pas a priori ce qu’il recherche (Chabaud et Ngijol, 2004). De plus la recherche ne dépend pas dans de nombreux cas du seul entrepreneur mais résulte d’une démarche collective. Les études empiriques (Long et McMullan, 1984 ; Hills, 1995 ; Hills et al., 1997) montrent d’ailleurs que la vision classique de la découverte d’opportunités ignore l’aspect construit d’une démarche comportant plusieurs étapes : l’entrepreneur construit son projet de création ou des opportunités de produits en s’appuyant plus ou moins sur ses réseaux relationnels et en sachant que le résultat peut être différent de l’idée initiale (Chabaud et Ngijol, 2004).
Afin de préciser la portée du concept d’opportunité, ses acceptations et limites, il semble utile de revenir à sa genèse et d’interroger les concepts s’inscrivant dans la conception de l’organisation entrepreneuriale avant d’aborder la construction des modèles intégrateurs qui articulent des dimensions complémentaires.
|
Table des matières
INTRODUCTION
Prolégomènes
I Les jeunes entreprises innovantes
II Paradigme de l’opportunité et construction de la problématique
III La production des savoirs
IV Architecture de la thèse
Chapitre 1 : Le paradigme de l’opportunité
1.1. Cheminement paradigmatique de l’entrepreneuriat
1.2. L’opportunité
1.2.1. Le paradigme et les courants de recherche
1.2.2. L’organisation entrepreneuriale
1.2.3. Une perspective intégratrice
1.3. Origine, nature, exploitation des opportunités
1.3.1. Des théories dominantes divergentes
1.3.2. Des approches émergentes complémentaires
1.4. La dynamique entrepreneuriale
1.5. Le lien stratégie – entrepreneuriat
1.6. Identification et évaluation des opportunités
1.6.1 L’identification
1.6.2. L’évaluation
1.7. Choix du modèle théorique et de la définition de l’opportunité
1.7.1. Un modèle théorique unificateur
1.7.2. Choix de la définition de l’opportunité entrepreneuriale
Chapitre 2 : Contexte et cadre conceptuel
2.1. Les startups technologiques en France
2.1.1. Le poids des pouvoirs publics
2.1.2. La notion de ‘scale up’
2.2. La croissance
2.2.1. Marché et type de croissance de la startup technologique
2.2.2. Mesurer la croissance
2.2.3. Franchir le gouffre
2.2.4. La métaphore du moteur
2.3. L’innovation
2.3.1. Evolution du concept
2.3.2. Les formes d’innovation
2.3.3. Innovation et PME
2.3.4. La configuration adhocratique
2.3.5. Le rôle des dirigeants
2.3.6 Les facteurs-clés de l’innovation
2.3.7. Une convergence des visions schumpetérienne et kiznérienne
2.4. Les ressources et compétences
2.4.1 Généralités
2.4.2 La Resource Based View
2.5. La question de recherche
2.5.1. Etablissement de la question de recherche
2.5.2. Les ‘chemins’ de causalité
Chapitre 3 : Terrain, épistémologie, méthodologie
3.1. Le terrain
3.1.1. Les secteurs d’innovation
3.1.2. Période de référence de l’étude
3.1.3. Approche événementielle
3.1.4. Le cas longitudinal : E0
3.1.5. Les cas multiples
3.1.6. Les pivots
3.2. La trajectoire de croissance
3.3. Dynamique de la trajectoire
3.4. Epistémologie et ontologie réaliste critique
3.4.1 Appréhender la réalité
3.4.2 Le réalisme critique
3.4.3 La justification des connaissances en contexte
3.5. Méthodologie de la recherche
3.5.1. Élaboration du protocole de recherche
3.5.2. Un positionnement dual
3.5.3. Niveau et unité d’analyse
3.5.4. La démarche d’investigation
3.5.5. Recueil et traitement des données des études de cas
3.5.6. La méthode comparative (AQQC)
3.5.7. Exercice de la réflexivité
3.5.8. L’éthique
Propos d’étape
CONCLUSION